Un rondin de bois. C’est le dernier trophée individuel qu’aura soulevé Takayuki Suzuki. À Portland, quand les Timbers, pensionnaires de seconde division étatsunienne, marquent un but, la mascotte du club scie un morceau de tronc d’arbre pour l’offrir au buteur. C’était le 15 juin 2010, contre une équipe amateure, en coupe.
Huit ans plus tôt, le 4 juin 2002, le Japon entre dans sa Coupe du monde, à domicile. Des avions de chasse survolent le Saitama Stadium pour inaugurer la rencontre contre la Belgique. Ça fait six ans que le pays attend ça, depuis sa désignation comme co-organisateur de la compétition avec la Corée du Sud. En tant que nation émergente du foot, cet événement est l’occasion pour le Japon de montrer aux yeux du monde de quoi il est capable. Suzuki, qui ne compte pourtant que deux saisons convenables derrière lui – à 26 ans (!) –, en plus de ne pas avoir marqué depuis six mois, est aligné d’entrée de jeu. C’est même lui qui donne le coup d’envoi.
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On arrive à l’heure de jeu quand, quelques secondes seulement après l’ouverture du score de Marc Wilmots, Shinji Ono adresse un long ballon vers l’avant. Derrière les deux centraux belges surgit Suzuki, à pleine balle, qui se couche, s’étire de tout son corps, pour tendre la jambe droite et pousser le cuir au fond des filets de De Vlieger. À l’école, les becs de ceux qui avaient osé me narguer en anticipant la victoire des Belges se clouent, et je jubile. Pour moi, c’est l’aboutissement de tant d’espoirs portés en l’équipe nationale japonaise, depuis un pays où je ne partage mon identité avec personne d’autre. Je me porte antagoniste à la Belgique, et le Japon ne se laissera pas battre par eux. J’ai l’impression d’avoir 23 camarades venus m’épauler dans ma solitude. Avec ce but, Suzuki devient mon idéal et je m’identifie naturellement à lui. Dans ma quête d’identité, il devient mon plus grand espoir, mon meilleur représentant.
Deux buts suivent, un de chaque côté. Au coup de sifflet final, les deux équipes se quittent sur un partage, 2-2, et le Japon décroche son tout premier point en Coupe du monde. La sélection sera éliminée en huitièmes de finale avec les honneurs deux semaines plus tard, et le but de Suzuki pose le début d’une nouvelle ère. Cette période, c’est l’apogée de ma passion pour le foot et la sélection japonaise. Du haut de mes 10 ans, je veux juste continuer à vivre le rêve plus intensément encore. Et le mercato d’été va me le permettre.
Quand les flashs des appareils photo crépitent à son arrivée dans le Limbourg, Suzuki sait que les attentes sont grandes. Il est l’un des rares joueurs japonais à réussir à s’exporter. Dans les 23 qui ont disputé la Coupe du monde, seuls quatre jouaient en Europe. Son club japonais des Kashima Antlers le prête pour une saison au KRC Genk, avec option d’achat. La Belgique comme destination n’est pas un hasard. Ça faisait des semaines que le sponsor maillot de Genk, Nitto Denko, une firme japonaise de produits adhésifs industriels, entre autres, cherchait à faire venir un joueur japonais. Et c’est Jos Broekmans, président de Nitto Europe, qui s’est chargé des négociations. Comme ce sera le cas avec beaucoup de joueurs japonais transférés en Europe, ce transfert est une opération commerciale.
Mais à cette époque, j’ai vécu sur un nuage pendant tout l’été, le cœur battant au rythme de l’hymne officiel, les yeux humides devant les visionnages répétés des cassettes enregistrées, les doigts usant un album Panini pas très rempli. Avoir l’opportunité de suivre mon nouveau joueur préféré au plus près – c’est-à-dire à travers les quotidiens locaux –, dans le même pays, est une aubaine. Avec un peu de chance, c’est peut-être même le premier Japonais – ou Asiatique – que je vais voir à la télé ou dans les journaux. Qu’il plie le championnat comme il m’a ébloui en juin n’est plus qu’une question de temps.
Alors, chaque début de semaine, j’ouvre le journal à la librairie pour y scruter la page des résultats de la D1 belge. À cette période de ma vie, c’est la seule façon dont je vis le foot ; à travers l’attente du journal du lundi. À chaque ouverture, j’espère voir le nom de Suzuki inscrit en Arial 8 dans les buteurs du week-end.
Je vais devoir attendre 69 longues semaines.
L’euphorie de l’été s’est estompée au fil des mois, pour mourir, frappée par un triste record mondial (difficile à vérifier, cela dit). Ce but de Suzuki contre la Belgique était en réalité son dernier avant 46 longs matches. En fait, au moment où je suis le plus engagé émotionnellement dans mon fanatisme, et où j’ai enfin trouvé un modèle de représentation, arrive la pire période de sa carrière. Ces 69 semaines, c’est, à ce moment-là de ma vie, 11,9% de mon existence. 16 mois, c’est énorme. Il en a fallu beaucoup moins à mon enfant pour dire « papa » pour la première fois. Pour rappel, la terrible période de mutisme de Fernando Torres à Chelsea en 2012 avait duré 26 matches, étalés sur cinq mois. Suzuki, 46 matches à espérer qu’il plante un pion, bordel.
Le 26 septembre 2003, quand il retrouve finalement le chemin des filets, j’ai vu les quatre saisons passer. Ce jour-là, je suis profondément heureux, mais rien n’est plus pareil. Après sa saison ratée, il porte désormais les couleurs d’Heusden-Zolder, un club pété d’un trou perdu du Limbourg, partenaire de Genk. Le stade n’est pas très rempli – qui supporte Heusden, franchement ? On est loin de l’éclat du 4 juin, du terrain lumineux à la télé. Même lui, avec ses cheveux repassés au noir, est moins rutilant. Mais au moins, ici aussi on arbore Nitto Denko sur le maillot.
À l’été 2004, Suzuki retourne dans son club de Kashima. Mon égo a mal d’avoir autant cru en un joueur qui, au fond, est reparti la tête basse, sans s’imaginer qu’il portait tous mes espoirs – lui, la représentation de mon identité qui devait briller de mille feux sur le sol belge.
Malgré tout, cette expérience de 16 mois va forger ma façon de vivre le foot : j’allais aimer avoir mal, aimer l’absence de lumière et la lassitude propres aux supporters de petites équipes et de modestes joueurs. Les moments de grâce ne pouvaient en être que plus sublimes, car la joie n’arrive que par accident, alors qu’on n’attendait plus rien. Il faut ressentir la douleur et avoir fait l’expérience des attentes interminables et sans horizon pour pouvoir jouir pleinement d’un instant d’éclaircie. Pas d’embellies sans phases sombres et assommantes. L’habitude de l’attente et la résilience allaient rendre les beaux moments plus forts encore. J’ai désormais la joie rare mais intense. Je chéris même la difficulté et les longues périodes de disette. J’en ai besoin, car sans ça, je ne peux éprouver quelconque joie. J’ai besoin de la boue, de la frustration et du néant pour un jour lever les bras, euphorique.
Dans la culture japonaise, « Shikata ga nai » figure parmi les expressions les plus connues : « C’est comme ça, on n’y peut rien. » L’habilité à garder sa dignité dans une situation d’injustice ou de tragédie. Dans un pays qui a accepté un sens de fatalisme – pensez aux deux bombes atomiques, aux camps de détention ou aux tsunamis –, la souffrance et la persévérance forment un genre de vertu. Un autre principe illustre bien cette mentalité à, d’une certaine manière, lâcher prise face à l’adversité, en acceptant la souffrance avec vulnérabilité et résilience : le terme « Hogan-biki » vient d’un samouraï, Minamoto no Toshitsune, un héros tragique de l’ère Heiji. On pourrait expliquer ce terme par le fait d’avoir de la sympathie pour les héros malheureux, voire les faibles, les perdants. Par extension, il peut aussi définir le fait d’être à leurs côtés et les soutenir.
La façon de vivre le « Shikata ga nai » dans le foot et célébrer les rares victoires de façon modeste va aussi s’appliquer au soutien que j’apporte à l’équipe nationale japonaise. Les quatre fois où le Japon s’est rendu en huitièmes de finale de la Coupe du monde, la défaite était une question de pas grand-chose : éliminés aux tirs au but (2010 et 2022) ou par le plus petit écart (2002 et 2018). La défaite à la dernière seconde contre la Belgique en huitièmes de la Coupe du monde 2018 va sonner le glas. Le « Shikata ga nai » est plus que jamais fixé dans mes veines. Y’a toujours eu de quoi espérer, mais l’amertume a toujours bouffé la place que j’avais réservée à la joie.
Pareil en club : la seule équipe que je vais voir au stade à cette époque est une équipe qui végète en quatrième division, parce qu’un collègue de mon père y joue et m’y initie – une formation qui joue devant des gradins désespérément vides.
Mais ça encore, c’est une réalité assez commune pour peu qu’on sorte du cadre des top clubs européens et des meilleures sélections mondiales. Par contre, la spécificité avec Suzuki, c’est qu’on ne parle pas d’attendre un titre ou même une victoire, mais un simple petit but. D’un attaquant. Là ou ce but contre la Belgique reste encore aujourd’hui mon obsession, c’est qu’il demeure le chant du cygne de Suzuki aussi bien qu’il est son premier exploit. Aussi, c’est la plus longue attente de ma vie. Enfin, c’est tout un contexte : un Japonais devenu mon modèle d’identification qui plante contre la Belgique, que je considère comme la cause de mon déracinement.
Je me demande souvent quelle forme de joie ressentent vraiment les supporters des clubs bourrés aux pétrodollars, à voir leur équipe aligner les victoires fleuves. Leur bonheur ne me paraît basé que sur un état continu, comme une navigation sur TikTok qui maintient l’attention et stimule le cerveau sur une ligne logique étudiée à travers les algorithmes. Le bonheur du supportérisme modeste par contre, c’est une barre de 4G qui apparaît dans le désert, en même temps qu’un bidon d’eau fraîche.
Mais aujourd’hui, ce sont ces néo-supporters qui l’emportent sur moi. Les magouilles crapuleuses de la FIFA, cette Coupe du monde dégueulasse au Qatar, la VAR, l’Arabie Saoudite, la Coupe du monde 2030 à 48 équipes sur plusieurs continents, rien ne me réconcilie avec ce que les grands décideurs du monde du football pourraient prétendre m’offrir comme bonheur simple. Ce n’est plus que colère et dégoût, dans un monde où tout se vend et tout s’achète.
La dérégulation néolibérale frappe de plus en plus fort. Ce n’est plus qu’une question de temps avant que le package dont bénéficie Neymar à Al-Hilal soit chose commune. Les clubs riches s’enrichissent et achètent à tour de bras grâce à des investisseurs venus de partout, le marketing évolue et les joueurs lissent leur caractère. Dans cette sphère où le turnover est de plus en plus intense au niveau des effectifs – désormais multinationales –, il m’est difficile de ressentir quoi que ce soit de pur et vrai. Le onze de United pourrait très bien devenir celui de City en deux mercatos. Alors à quoi bon s’attacher à eux ? Et puis vu que tout leur est trop facile, les stats folles me laissent insensible.
Plus localement, j’ai vu le RWD Molenbeek faire faillite, renaître de ses cendres en Division 5, gravir les échelons pour atteindre l’élite en 2023. Mais depuis le rachat du club par un gros consortium et les transferts à la pelle – ou placements financiers – qui se succèdent, ce n’est plus pareil et je n’ai plus renouvelé mon abonnement (même si le fait d’être devenu père joue aussi).
Le virtuel se présente comme le remède alternatif pour continuer à vivre ces joies modestes, en marge d’un foot du monde réel que je ne suis plus. Dans Football Manager, je prends le RWDM ou Fréjus Saint-Raphaël en espérant un jour pouvoir relever le défi stimulant de me battre contre la relégation en deuxième division. Et si un de mes buteurs commence la saison avec 8 buts en 8 matches, je remonte à la dernière sauvegarde. Dans PES ou FIFA, je prends les équipes les plus nazes en me donnant comme objectif de mener une partie ambitieuse mais réaliste. Un nul contre une grosse équipe et c’est la pleine allégresse – comme si Suzuki avait marqué.
Seulement, je ne joue plus trop non plus. Alors, que me reste-t-il du foot ? Vraiment pas grand-chose. Quelques archives pour redonner une certaine vivacité à mes beaux souvenirs de gosse et le fantasme d’un jour retrouver le foot que j’aime quelque part.
Quant à Suzuki, il est revenu jouer en Europe en 2005, en Serbie – dans une équipe sponsorisée par Toyota. Il a ensuite rejoint les States – dans une autre équipe sponsorisée par Toyota –, après une nouvelle parenthèse au Japon, où il dispute trois petits matches avec le Yokohama Marinos, ses derniers en première division. C’est la D2 japonaise qui l’accueillera à son retour de Portland, avant qu’il ne raccroche les crampons en 2015, une quinzaine d’années après ses deux seules bonnes années.
Takayuki Suzuki est encore aujourd’hui mon footballeur préféré. Il représente ce moment où des choses qui me sont personnelles se sont concentrées en une personne. C’est l’histoire d’une transposition foirée. Des moments comme ça, le football en produit des millions, et ce but contre la Belgique, ainsi que les 46 matches sans but qui ont suivi, en constituent un. Suzuki n’est pas une figure à ériger au rang d’icône de quelque nature que ce soit, il incarne juste ce type de joueur qui laissent plus de traces chez les gens qu’on pourrait le penser, et dont on ne prend pas assez le temps de raconter l’histoire. D’ailleurs, si vous êtes à la tête d’une maison d’édition, je suis prêt à écouter votre offre.