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Bleu, blanc, rouge : tout ce que le pinard américain doit à la France

Dans les pas des vignerons de l’Hexagone à l’origine des premières bouteilles de pif du Nouveau Monde.
Alexis Ferenczi
Paris, FR
Vin Américain
Touristes prenant des photos devant un panneau de bienvenue, Napa Valley, Wine Country, Northern California, USA. Ian Dagnall / Alamy Stock Photo

Aux États-Unis, le vin français est en terrain conquis. Même si les dernières études montrent que les Américains ont clairement délaissé le pinard au profit des spiritueux et des cocktails, ce sont le plus souvent vers des quilles de l’Hexagone que l’on se tourne pour satisfaire les papilles – surtout celles des plus aisés. La preuve, dans cette rocambolesque affaire de carafes interverties – un Pinot noir à 19 balles remplacé involontairement par un Château Mouton Rothschild 1989 à 2 000 – au Balthazar, un restaurant huppé de Soho, ce sont des vins produits de notre côté de l’Atlantique qui sont servis.

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Ce qui n’empêche pas certains Américains de soutenir mordicus que leur jaja de la Napa Valley – comté californien devenu un des premiers spots de tourisme œnologique au monde – fait plus que rivaliser avec celui du Bordelais. Une assertion à peine exagérée et soutenue par les travaux de Robert Parker, grand critique devant l’éternel qui, en 1976 lors du fameux Jugement de Paris (concours qui oppose des vins californiens à des vins français) sacre ceux du Nouveau Monde au détriment des Européens. Une manière assez cavalière de fêter le bicentenaire de l’indépendance américaine.

Aujourd’hui, si les Américains font sans aucun doute du très bon pinard, ils le doivent en partie à des vignerons français que le temps a progressivement condamnés aux oubliettes de l’Histoire. Ces figures méconnues rappellent celles décrites par Gilles Havard dans son ouvrage L’Amérique Fantôme, les aventuriers du Nouveau Monde. L’historien y retrace le parcours de ces trappeurs et autres coureurs des bois, qui ont côtoyé les tribus amérindiennes et sillonné la région avant même la création des premières colonies britanniques.

Ces aventuriers ont probablement croisé les tout premiers vignerons à travailler le raisin pour en faire du vin. Les historiens s’accordent pour placer les premiers ceps cultivés dans les environs de Jacksonville, en Floride dès le XVIe siècle. C’est là que s’installe une palanquée de Huguenots, protestants qui ne fuient pas encore le royaume de France et les persécutions religieuses souvent instiguées par la couronne quelques années plus tard, mais forment déjà à l’époque des candidats idéaux pour aller peupler des contrées situées aux confins du monde connu.

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Le site, que les Huguenots se partagent avec la tribu des Timicuas, est choisi par Jean Ribault, explorateur mandaté par l’amiral Coligny pour freiner l’expansion des Espagnols dans la région et leur mettre un maximum de bâtons dans les roues. L’aventurier, qui a découvert le fleuve St John’s, fonde en 1562 le bastion de Fort Caroline d’où serait sorti le premier millésime de vin local. Une production interrompue très vite par l’arrivée d’une escadre espagnole qui passe la garnison du fort et l’ensemble des colons qui ne sont pas catholiques au fil de l’épée.

Les pinards américains qui suivront cette première tentative vont, pour la plupart, être le fruit du travail des missionnaires – qui ont grand besoin de vin liturgique pour célébrer le corps du Christ. Pour du vin destiné au commerce, il faut attendre le début du XVIIe et les premières tentatives de la Virginia Company, compagnie coloniale anglaise, qui tente (sans succès) d’implanter des pieds de vitis vinifera, une variété européenne, et surtout, la fin du XVIIIe siècle avec l’arrivée d’un avocat lorrain en Pennsylvanie.

Pierre Legaux (bientôt rebaptisé Peter) quitte Metz et débarque peu après la guerre d’Indépendance que les treize colonies d’Amérique du Nord ont remporté face à la Grande-Bretagne. Il s’installe près de Philadelphie, achète quelques hectares de terre et commence à y planter des vignes. Rapidement, il développe son activité, construit une cave pour stocker le vin qu’il produit. Une réussite célébrée par Jacques-Pierre Brissot dans Nouveau voyage dans les États-Unis de l’Amérique septentrionale, fait en 1788. Legaux y est décrit comme une incarnation du rêve américain ; un homme parti de rien qui peut se targuer d’avoir une jolie maison avec une jolie vue, du bétail et six domestiques.

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Le tableau idyllique dressé par Brissot (parti étudier aux États-Unis les « moyens d’émanciper les populations » et qui reviendra se jeter dans la Révolution « avec l'impétuosité d'un homme qui avait concouru à la préparer par ses écrits ») se heurte aux témoignages des voisins Quakers de Legaux qui l’accusent de harcèlement judiciaire – le Français leur intentera près de 200 procès sans jamais avoir gain de cause – et à l’échec commercial de son entreprise. Exsangue financièrement, Legaux s’accrochera longtemps à son idée de créer un empire du vin, parvenant à faire pousser ponctuellement des pieds endogènes et d’autres importés de l’Hexagone avant de les voir succomber aux attaques d’un ancêtre du phylloxéra et avec eux ses rêves de grandeur.

Pour une vrai « success story » du pinard, il faut traverser le pays d’Est en Ouest et se rendre en Californie. Au début du XIXe siècle, alors même que le comté est encore sous tutelle mexicaine, la ville de Los Angeles résonne, elle, d’un accent français. Immigrés béarnais, basques ou alsaciens bourgeonnent dans les rues et s’occupent ; hommes d’affaires, barmen, gérants d’hôtel ou de restaurant. Certains se font même un nom comme Joseph Mascarel, maire dont on moquera plus tard la maîtrise rudimentaire de la langue locale ou Michel Lachenais qui laissera trois cadavres derrière lui et finira pendu.

« Un jour, la Californie pourrait rivaliser avec la Belle France »

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Et puis il y a Jean-Louis Vignes, que son patronyme, son lieu de naissance (près de Bordeaux) et le métier de ses parents (tonneliers) prédestinaient à travailler dans le secteur du pif. Avant de devenir le père fondateur de la viticulture californienne, Vignes quitte la France, femme et enfants pour gérer une plantation à Hawaï. En 1827, il pense même ouvrir une distillerie à Honolulu et se lancer dans la manufacture de rhum avant qu’un édit de la reine Ka’ahumanu - ou le lobbying de missionnaires américains, les raisons divergent selon les sources - l’empêche de produire de l’alcool. Il reprend la mer et navigue jusqu’en Californie. Il s’y établit en 1831, déjà conscient du potentiel de la région pour le vin.

La revue Gastronomica compare Vignes au dieu romain Janus à deux têtes. Le Français a lui aussi deux visages, l’un tourné vers le passé et la terre de Béguey qu’il a quittée, l’autre vers l’avenir et ce que le vin californien lui réserve. Il a vu juste. Son domaine, El Aliso, prospère. Il devient le premier vigneron à commercialiser et à expédier ses tonneaux à travers les États-Unis. On parle de 40 000 vignes qui donnent 500 fûts de 225 litres par an. Dans ses mémoires, le commerçant William Heath Davis décrit Vignes comme un homme convaincu du succès de son entreprise, quelqu’un qui « croit fermement qu’un jour, la Californie pourrait rivaliser avec la Belle France [ndlr : en français dans le texte] dans la production de variétés, non seulement en quantité mais en qualité. »

À l’aube de rejoindre l’Union en 1850, la Californie est La Mecque du vin américain. Le « chai » de Jean-Louis Vignes est alors le plus étendu. Surtout, une centaine de vignerons lui ont emboîté le pas, faisant de la région la première productrice de pif du pays. Une façon de rappeler que le premier nom donné au Nouveau Monde par les Vikings de passage fut Vinland, un temps traduit par « terre de la vigne ».

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