Crime

Quand la « guerre du raï » agitait l'Île-de-France

Dans les années 1990, des discothèques qui passent du raï ouvrent un peu partout dans la périphérie parisienne. Un point commun pour nombre d'entre elles : elles sont gérées par le grand banditisme.
Pierre Longeray
Paris, FR
Raï_(Algérie)
Festival de la chanson Raï en France (1986), de gauche à droite : Cheb Mami, Khaled, Cheb Hamid, Cheb Sahraoui. 

Au tournant des années 1980, d’un peu partout dans l’Île-de-France, résonnent de nouvelles sonorités entrainantes venues tout droit de l’Ouest algérien. Des décennies après son essor de l’autre côté de la Méditerranée, le raï arrive enfin à s’implanter ici, avec ses têtes de proue comme Khaled ou Cheb Mami. Et certains sentent le filon de ce nouveau genre musical né dans la région d’Oran : ils décident d’ouvrir des discothèques où les DJs jouent donc du raï, quand ce ne sont pas directement les artistes qui viennent s’y produire en show case. Or, plusieurs de ces nouveaux acteurs de la nuit francilienne ont un point commun : faire partie du grand banditisme de l’Hexagone. Et, comme l’on pouvait sans doute s’y attendre, l’histoire ne s’est pas forcément bien finie. 

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Cette « guerre du raï » est, entre autre, le sujet du récent ouvrage Maghreb Connection (Robert Laffont) écrit par les journalistes Stéphane Sellami et Brendan Kemmet, qui retracent l’influence grandissante de ces voyous originaires du Maghreb dans la voyoucratie française. L’ouvrage fait notamment la part belle à Mohamed Amimer, dit « le grand Momo » ou « l’Élégant ». Un membre éminent de cette famille décomposée du grand banditisme, connu pour ses braquages et évasion de prison spectaculaires, qui est aussi un des premiers à avoir senti le bon coup du raï en France. Avec sa discothèque baptisée « Le Triangle » et posée en banlieue parisienne dans la petite ville d’Andilly, Amimer dit avoir ouvert la voie à d’autres.

Pour comprendre pourquoi une grande partie des discothèques de raï des années 1990 se sont retrouvées dans l’escarcelle de voyous, on a passé un coup de fil à un des auteurs, Brendan Kemmet.

VICE : Est-ce bien « Le Triangle » de Mohamed Amimer et de ses associés qui lance la mode des discothèques de raï dans la banlieue parisienne ?
Brendan Kemmet :
C’est ce qu’il dit en tout cas. Mais en réalité, il y avait d’autres boites – qui étaient ou non en relation avec le grand banditisme – qui se sont lancées plus ou moins à la même époque.

Comment expliquer que des profils comme ceux d’Amimer se retrouvent à s’investir dans ce type de lieux ? 
Ce sont avant tout des gens qui veulent faire des affaires. Et disons que le monde de la nuit est régulièrement investi par les voyous – c’est quelque chose d’assez classique. Et ça ne date pas des boites de raï. Par exemple, dans l’Amérique de la prohibition, les boites de jazz étaient largement investies par les gangsters. Puis les voyous évoluent assez naturellement dans ce monde-là : à la fois pour leurs loisirs et pour le business. Enfin, il n’y a sans doute rien de mieux qu’une boite de nuit pour faire du blanchiment. puisqu’il est difficile d’obtenir le nombre exact d’entrées et autres rentrées d’argent… Du coup, c’est assez facile d’y blanchir de l’argent. On peut donc imaginer que cela faisait partie des motivations de ces gens à l’époque. 

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Dans votre livre, Mohamed Amimer, plutôt que de parler business, dit qu’il s’est investi dans une affaire comme celle du Triangle, parce qu’il n’y avait pas de boites de nuits « pour les Arabes, les Noirs et les Gitans. Je devais faire quelque chose pour ma communauté ». 
Oui, il nous a dit qu’il estimait qu’il n’y avait pas de lieu pour la jeunesse de banlieue. Et c’est vrai. Ces jeunes étaient barrés des discothèques classiques de Paris. Moi, à l’époque j’avais 20 ans, et la plupart des boites parisiennes, tu ne rentrais pas si tu étais noir ou arabe. Il faut le dire. Donc à la fois, il y avait sans doute cette envie de créer un lieu pour les jeunes, mais il y avait aussi, et tout simplement, un marché à prendre. Et ça, ils l’ont vite compris, avec beaucoup d’intelligence. 

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Mohamed Amimer, dans sa jeunesse.

Au Triangle, des people de l’époque s’y pressent rapidement, c’est notamment le cas du jeune Zidane, ainsi que des grands noms à venir du banditisme hexagonal, comme Rédoine Faïd ou Antonio Ferrara.
C’était effectivement assez people comme ambiance. Le monde de la nuit a cela de particulier qu’il permet à des gens qui n’étaient pas amenés à se croiser à finalement se rencontrer. Amimer, qui était un gros fêtard, fréquentait aussi beaucoup la Côte d’Azur, où les people se rendaient déjà. Puis les voyous agissent comme des aimants pour les célébrités – c’est attirant pour eux, ils ont le sentiment de s’encanailler. Cette proximité arrangeait aussi bien ceux qui montaient ces discothèques, puisqu’en attirant des têtes d’affiches, le reste suit.

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Plus ou moins dans le même temps que Le Triangle, une autre boîte du même type se monte, le Fun Raï, qui aurait été tenue notamment par les frères Hornec, membres avec Amimer de la « bande de Montreuil ». 
Je pense que l’ouverture du Fun Raï n’est pas du tout anodine. Les Hornec, qui n’ont pas grand chose à voir avec le raï, auraient saisi l’intérêt d’ouvrir une boite de ce genre. Le Fun Raï était installé à Évry, au sud de Paris donc, alors que le Triangle drainait plutôt les gens du nord de la banlieue. On peut imaginer qu’Amimer et les Hornec se sont partagés ce marché en couvrant les deux extrémités de la banlieue parisienne. Mais attention, toutes les boites qui passaient du raï à l’époque n’étaient pas non plus tenues par des voyous. 

Le Fun Raï et Le Triangle en tout cas ont connu une fin plutôt tragique, sans doute due à l’identité de leur propriétaires et gérants.
Dans la nuit du 24 mai 1995, deux bombes explosent au Fun RaÏ et au Triangle – alors que les établissements étaient heureusement vides. Mais les dégâts sont conséquents. À Évry, la déflagration creuse un cratère d’un mètre, alors qu’un mur en béton armé du Triangle finit totalement éventré. Aujourd’hui, on sait plus ou moins ce qu’il s’est passé, parce que les langues se sont déliées, même si personne n’a jamais été condamnée ou mis en examen dans cette histoire. En fait, ces plasticages seraient la conséquence de l’opposition entre la mouvance de Montreuil – avec donc les Hornec et Amimer, entre autres – avec le clan Genova, du nom de Claude Genova, un type très ambitieux, qui voulait s’imposer comme le parrain de Paris. En 1994, Genova a été assassiné, et ses lieutenants ont continué la guerre, notamment en s’en prenant aux boites du camp d’en face. On peut le dire d’autant plus aisément que la plupart des personnes impliquées sont aujourd’hui décédées. Le Fun Raï et le Triangle étaient à la fois des cibles très symboliques, mais aussi des actifs importants, où pas mal d’argent devait rentrer chaque semaine. 

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Cet épisode signe véritablement la fin de cette époque ?
Oui, en quelque sorte. Puis, l’année 1995 est aussi celle de la contre-offensive policière contre la mouvance de Montreuil. Certains sont partis en prison alors pour un moment. En quelques mois, tout a dégringolé. On a un peu le sentiment avec le recul, qu’ils ont un peu tué eux-mêmes la poule aux oeufs d’or. C’était vraiment les débuts des « boites usines », qui pouvaient recevoir beaucoup de monde. On peut penser qu’ils ont fait pas mal d’argent avec ces discothèques. Ces affaires ont tenu au mieux 5 ou 6 ans, ce qui est peut-être déjà pas si mal. Puis, on sentait que ces lieux ouvraient des possibilités nouvelles pour celles et ceux qui venaient y danser. Pour le livre, nous sommes retombés sur des posts de blogs assez émouvants, où l’on prend conscience que ces boites répondaient à une attente forte. 

Sait-on si ceux qui géraient ces affaires ont à nouveau tenté leur chance dans le monde de la nuit ?
Ils sont quand même sortis assez affaiblis de cette période, notamment avec l’offensive de la PJ contre eux. Mais, on sait que certains se sont rabattus notamment sur les bars de nuit, avant l’arrivée massive des machines à sous clandestines. On a le sentiment qu’ils ont arrêté les frais sur la gestion « directe » d’établissements de nuit. Puis, ce n’était plus si simple pour eux de rester impliqués dans ce milieu. Au début des années 90, ils n’étaient pas si connus que ça. Mais à la fin de la décennie, ils ont déjà un pédigrée. Leurs noms commencent à être connus du grand public. Les autorités font un peu plus de zèle quand vous commencez à être connus. Ils vous surveillent de plus près. Pour ces raisons, je pense qu’il était compliqué pour eux de retenter l’aventure.

L’ouvrage Maghreb Connection de Stéphane Sellami et Brendan Kemmet est disponible chez Robert Laffont.