FYI.

This story is over 5 years old.

News

Les Résistants de Raqqa

Des jeunes activistes syriens risquent leur vie afin de documenter le quotidien dans le bastion de l'État islamique.
Des combattants de l'organisation État islamique paradant dans la ville de Raqqa

Fin septembre, France 24 a diffusé un reportage illustrant des scènes de la vie de tous les jours à Raqqa, en Syrie, capitale de facto de l'organisation État islamique (EI).

Ce documentaire, comme celui de VICE News en août dernier, a encore une fois focalisé l'attention du monde sur Raqqa – ville pratiquement inaccessible pour les médias.

Dans cette vidéo, on peut voir des hommes patrouiller dans la ville, une femme armée d'une kalachnikov se rendre au jardin d'enfants et de jeunes Françaises téléphoner à leurs proches restés en Europe en affirmant qu'elles aiment leur nouvelle vie. Ces images qui rappellent la terrifiante brutalité du califat autoproclamé ont été tournées en caméra cachée par une Syrienne qui a dissimulé l'appareil sous son niqab.

Publicité

Malgré les craintes qu'inspire le groupe islamiste, des dissidents tentent comme cette femme et au péril de leur vie de se faire entendre. En avril dernier, un groupe de jeunes habitants de Raqqa se sont ainsi donnés pour mission de documenter le quotidien de cette ville administrée par l'EI. Depuis, ils ont partagé des photos et des vidéos capturées dans la ville sur les réseaux sociaux et leur site internet. Si l'un d'entre eux s'est fait arrêter et exécuter, les autres membres du groupe continuent à dialoguer avec les journalistes étrangers et à relater le quotidien en Syrie.

« Raqqa est massacrée en silence » est à la fois le nom de ce groupe et sa raison d'être : faire en sorte que le monde puisse entendre et voir ce qu'il se passe dans cette région en proie à la violence de ses nouveaux conquérants et aux bombardements aériens du régime syrien et de la coalition internationale.

VICE News s'est entretenu avec Abou Ibrahim al-Raqqawi, 22 ans, ancien étudiant en médecine originaire de Raqqa, membre de ce groupe dissident et chroniqueur du destin de sa ville sous le joug de l'EI. Il a notamment été le témoin de crucifixions avant d'être contraint de fuir Raqqa il y a tout juste deux semaines.

Nous avons pu échanger avec lui sur la vidéo tournée par cette femme – qui n'est pas liée à leur collectif – et sur la vie à Raqqa, avant de l'interroger sur la condition des femmes en Syrie et sur la réaction de la population face à la conquête de la ville par l'EI.

Publicité

VICE News : Comment opérez-vous ?
Abou Ibrahim al-Raqqawi : Notre campagne « Raqqa est massacrée en silence » a été lancée en avril dernier. On a décidé de passer à l'action parce que l'EI commet énormément de crimes en toute impunité dans la ville. Du coup, on a lancé cette campagne pour rendre compte de leurs méfaits et les dévoiler au monde entier. L'EI a fait trois prêches contre nous après avoir découvert que notre collectif avait posté a posté des informations et des images de crucifixions et d'exécutions sur Facebook et Twitter. Ils ont déclaré que nous étions des infidèles et ont conclu par : « Nous les attraperons et nous les exécuterons ». Nous étions dix-sept, mais malheureusement l'un d'entre nous s'est fait exécuter après avoir été arrêté en possession d'un téléphone sur lequel on pouvait trouver des vidéos et des photos d'exécutions. Après ça, on a décidé de changer de stratégie afin d'être sûrs que ça n'arrive plus. Nous sommes désormais douze au sein de la ville et quatre en dehors. Avant, les douze qui étaient sur place postaient eux-aussi sur les réseaux sociaux et témoignaient pour les journalistes, mais c'est devenu trop dangereux. On a donc décidé de créer une page internet secrète sur laquelle ceux qui habitent Raqqa postent leurs documents. Enfin, les quatre autres qui se trouvent en dehors de la ville les publient sur internet et se chargent des relations presse. Pour ne pas se faire arrêter, on se cache derrière de faux noms et on ne fait confiance à personne.

Publicité

Où se trouvent ceux qui ne sont pas à Raqqa ?
Trois sont en Turquie. Moi, j'ai quitté Raqqa il y a deux semaines, mais je ne suis ni en Turquie ni en Syrie. J'ai dû partir parce qu'ils voulaient m'exécuter, mais ma famille est toujours à Raqqa.

Êtes-vous tous originaires de Raqqa ?
Oui, et nous avons vécu là-bas toute notre vie.

Combattiez-vous le régime de Bachar al-Assad avant que l'EI prenne le pouvoir ?
On a commencé par militer contre le régime d'Assad. Notre ville a été libérée par les rebelles de l'Armée syrienne libre et du Front Al-Nosra en mars 2013, avant d'être conquise par l'État islamique en janvier. On a décidé de mettre cette campagne en place pour montrer tous les crimes qui surviennent dans la ville – pas seulement ceux de l'EI mais ceux de tous les groupes extrémistes qui y opérent.

Récemment, une femme a filmé au péril de sa vie le quotidien à Raqqa à l'aide d'une caméra cachée sous son niqab. Pensez-vous que la femme qui a tourné cette vidéo soit maintenant recherchée ?
Je pense qu'elle se trouve en Turquie à présent, parce qu'on peut voir son visage. Je ne pense pas qu'elle retournera à Raqqa. Dans sa vidéo, elle utilise une caméra très chère et très discrète. L'un des problèmes que l'on rencontre dans notre campagne est notre manque de caméra. On utilise seulement nos téléphones. Il est très dangereux de prendre des photos dans la ville. D'abord, l'EI a installé des caméras partout – donc ils savent qui prend des photos – et il y a beaucoup de points de contrôle. La brigade Al-Khansa rend notre tâche encore plus compliquée. C'est une unité de l'EI qui est composée uniquement de femmes. Elles ont des armes, elles contrôlent les femmes à l'intérieur de la ville, elles vérifient que toutes sont habillées correctement, elles les inspectent. Étant donné que toutes les femmes de Raqqa portent le voile, on ne peut pas différencier les civiles des membres de cette brigade. Si l'une d'elles nous voient en train de prendre une photo, nous serons aussitôt arrêtés. En plus de ça, Internet est très, très lent à Raqqa, donc on doit aller dans des cybercafés – ce qui est extrêmement dangereux parce qu'ils sont contrôlés par l'EI. Documenter le quotidien à Raqqa revient à mettre notre vie en jeu.

Publicité

Les militantes de la brigade Al-Khansa sont syriennes ou étrangères ?
La plupart sont étrangères. Elles viennent du monde entier. Du Royaume-Uni, des États-Unis, des Pays-Bas, de Tchétchénie… Certaines ne parlent pas arabe, d'autres ne connaissent que quelques mots.

Que signifie le nom de cette unité ?
Al-Khansa est le nom d'un personnage féminin de l'Islam ancien. Quatre de ses fils sont devenus des martyrs en combattant pour l'Islam, alors ils l'ont appelée Al-Khansa, « la mère des martyrs ».

Avez-vous été témoins des exactions que les femmes de la ville subissent ?
Oui. On a notamment filmé deux femmes se faire lapider. On nous a dit qu'elles avaient couché avec différents hommes.

Les femmes de la brigade Al-Khansa exécutent-elles des gens, ou est-ce qu'elles portent simplement des armes et remettent les gens qu'elles arrêtent aux hommes ?
Elles les remettent aux hommes. Elles fouettent les femmes et les emprisonnent, mais ne procèdent pas aux exécutions.

Comment les femmes de Raqqa réagissent à tout ça ?
Les femmes ne peuvent pas dire « non ». Les pires choses qui sont arrivées à Raqqa sont arrivées aux femmes. Désormais, la brigade Al-Khansa leur explique qu'il est interdit de porter des chaussures colorées et que seules celles de couleur noir sont autorisées. Beaucoup de femmes de la brigade essaient de trouver des filles pour qu'elles épousent des combattants de l'EI. Elles disent aux femmes qui veulent épouser des combattants de l'EI de porter un voile blanc sous leur voile noir pour qu'on puisse les reconnaître, mais aucune femme n'accepte. Elles n'aiment pas l'EI.

Publicité

Est-ce que certaines femmes sont forcées à épouser des militants de l'EI ?
Certaines n'y sont pas obligées par l'EI mais par leurs propres pères – cela s'explique car les combattants sont puissants et ont de l'argent. Une fille de 18 ans qui s'appelait Fatima a été forcée par son père à épouser un djihadiste originaire de Tunisie. Elle s'est suicidée. Une autre fille – elle-aussi forcée – a fini à l'hôpital à cause de violences sexuelles.

Les combattants étrangers cherchent-ils à se marier avec des Syriennes ?
Les combattants du Maroc, de Tunisie et des autres pays arabes veulent épouser des filles syriennes. En revanche, ceux du Royaume-Uni, des États-Unis et de l'Occident préfèrent ramener leur femme ou épouser une autre étrangère. Ils préfèrent rester entre eux. Il y a comme un mur entre eux et la population de Raqqa parce qu'ils ne parlent pas la même langue, prennent les plus belles maisons et raquettent les habitants… Les gens les détestent mais ne peuvent rien faire car ils contrôlent la ville d'une main de fer.

Qui commande ? Surtout des étrangers ou plutôt des Irakiens et des Syriens ?
La majorité des leaders sont Irakiens, mais il y a aussi beaucoup de Tunisiens.

À quoi ressemblait Raqqa avant l'EI – et avant la guerre – pour les femmes ? Avaient-elles le droit de travailler ?
C'était une ville normale qui ressemblait à beaucoup d'autres dans le monde. Il y avait des femmes qui étaient docteures, avocates, professeures. Beaucoup de femmes ne portaient même pas le hijab. C'était une ville mixte. Il y avait des mariages mixtes, des restaurants mixtes…

Publicité

Les femmes ont-elles toujours le droit de travailler ?
Non, seulement les institutrices – mais elles n'ont pas le droit d'enseigner aux garçons de plus de 6 ans.

Les filles continuent-elles d'aller à l'école ?
Il n'y a plus d'école et d'université depuis que l'EI s'est emparé de la ville. C'est devenu un trou noir. Maintenant, les enfants vont uniquement à la mosquée et apprennent le Coran. L'EI dit vouloir acheter de nouveaux livres et créer de nouvelles écoles, mais pour l'instant il n'y a rien eu de tout cela. Ils veulent aussi que les professeurs prennent des leçons spéciales dispensées par l'EI pour avoir le droit d'enseigner. Ceux qui ne les suivront pas n'en auront pas le droit.

Est-ce qu'il existe d'autres collectifs de résistants comme le votre ?
Non, nous ne sommes que très peu.

Avez-vous peur que les djihadistes s'en prennent à votre famille en raison de vos activités ?
Bien sûr. Il y a une semaine, ils se sont rendus dans la maison de l'un de nos membres qui est en Turquie, dans l'espoir de l'y trouver. Ils ont dit à son père : « Si votre fils continue, les conséquences seront graves pour vous ».

Comment protégez-vous votre famille ? Est-ce que vous essayez de les faire sortir de la ville ?
La situation est très compliquée pour nous. On ne peut pas les faire sortir.

Est-ce que vos familles soutiennent votre activisme ?
Pas seulement nos familles, mais toute la ville de Raqqa.

Combien de temps encore pensez-vous que ça va durer et quand serez-vous autorisé à retourner à Raqqa ?
J'y retournerai dès que la ville aura été libérée de l'EI.

Qu'est-ce que les gens de Raqqa pensent des bombardements aériens des États-Unis ?
Les gens sont assez divisés. Une partie d'entre eux disent : « Je collaborerai avec le diable pour que l'EI parte de notre ville, parce qu'on en a assez de l'EI. On en a assez, on veut qu'ils soient chassés de la ville, on veut notre liberté, on veut retrouver nos vies, on veut que nos 1 200 frères et fils innocents emprisonés par l'EI retrouvent la liberté ». Ils veulent que les bombardements chassent l'EI de la ville mais ils en ont aussi peur parce qu'ils ne veulent pas que des civils, des prisonniers innocents ou des familles meurent. Une autre partie des habitants – dont je fais partie – sont opposés à ces bombardements aériens, parce que si l'Occident avait notre liberté à coeur, pourquoi n'ont-ils pas bombardé le régime d'Assad alors qu'on les en supplie depuis quatre ans ? Ils agissent maintenant pour contrer les avancées de l'EI et non en aide à la population syrienne. Ainsi, une partie des habitants sont opposés aux bombardements. Les deux camps se rejoignent néanmoins dans la peur que des innocents soient tués.

Est-ce que les combattants de l'EI se servent des civils de Raqqa comme boucliers humains ?
Après le discours d'Obama dans lequel il annonçait qu'il bombarderait l'EI, les combattants ont déplacé leurs familles dans les banlieues de la ville. Tous leurs bâtiments sont maintenant vides. Il n'y a plus que deux ou trois gardes à les surveiller. Ces combattants ont emménagé dans des logements pris aux civils. Si vous avez trois maisons côte à côte, ils viennent vous chercher et vous disent : « Vous n'avez pas besoin de trois maisons, on en prend deux pour héberger les combattants étrangers et on vous en laisse une ». Les gens ne peuvent rien dire car ils ont peur d'eux. Ils savent qu'ils risquent d'être emprisonnés sous prétexte qu'ils sont « ennemis de l'État islamique » s'ils refusent. Ainsi, les civils qui sont contraints de vivre aux côtés de ces combattants deviennent en effet des boucliers humains.

Une partie de la population soutient-elle vraiment l'EI ou le font-ils uniquement pour survivre ?
La plupart des habitants de Raqqa – environ 90 % – sont opposés à l'EI. Quant aux 10 % qui restent, le groupe leur donne du pouvoir, de l'argent ou d'autres avantages, ce qui explique leur soutien. Depuis les bombardements américains, davantage de civils se sont ralliés à leur cause. Mais la grande majorité reste opposée à eux. Le peuple syrien en a à la fois assez de la guerre, du régime et de ces terroristes.

@AliceSperi
@GlennCloarec