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Interviews

Patrick Cockburn est le plus grand spécialiste du Moyen-Orient

État islamique, effondrement de la Libye et angélisme médiatique – le journaliste irlandais nous raconte le Monde musulman de 2016.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
Patrick Cockburn

Le nouveau livre de Patrick Cockburn, Chaos & Caliphate, s'ouvre avec une épigraphe de Yeats : « Tout se disloque. Le centre ne peut tenir. L'anarchie se déchaîne sur le monde ». Cette citation donne le ton du journalisme selon Cockburn. En rédigeant le poème « La Seconde venue » en 1919, Yeats a imaginé une « bête brute », « quelque part dans les sables du désert », émergeant des décombres de la Première Guerre mondiale. Cockburn y décèle une forte similarité avec les guerres actuelles au Moyen-Orient. L'État islamique redessine les frontières coloniales avec du sang frais et perfectionne son spectacle de terreur. « Ces démons qui sèment le chaos et la guerre au Moyen-Orient sont devenus une force inaltérable », écrit-il en guise de conclusion. Le verre de Cockburn n'est jamais à moitié plein.

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Pourquoi devrait-il l'être ? En tant que correspondant étranger pour The Independent, sa sombre analyse s'est avérée prophétique. Alors que l'Ouest ignorait la dimension meurtrière des sanctions imposées à l'Irak par les Nations Unies dans les années 1990, il a été l'un des seuls à évoquer leurs effets dévastateurs. Après l'invasion anglo-américaine de 2003, il a été frappé par « l'ignorance et l'arrogance des néoconservateurs » qui croyaient que transformer l'Irak en un protectorat américain serait chose facile – il savait que le pays sombrerait dans une guerre confessionnelle. Quand l'OTAN a exploité le Printemps arabe afin de renverser Kadhafi en 2011, il a écrit que la conséquence serait la « désintégration » de la Libye, ainsi que le triomphe d'un islamisme rigoriste et régressif dans le pays. Un an avant que l'État islamique ne prenne Mossoul et se fasse un nom, Cockburn a vu en son leader Abu Bakr al-Baghdadi le « dirigeant moyen-oriental de l'année ». The Rise of Islamic State de Cockburn est d'ailleurs considéré comme le premier livre majeur traitant de l'organisation.

Une telle clairvoyance pousse les puissants de ce monde à l'écouter avec attention. Le conseiller politique Sidney Blumenthal a fait son éloge dans un mail privé envoyé à la secrétaire d'État Hillary Clinton, et publié par Wikileaks : « [Cockburn] est l'un des journalistes de terrain les mieux informés… Il ne s'est presque jamais trompé pour l'Irak. » Nous avons eu la chance de discuter avec Patrick Cockburn de Chaos & Caliphate — une anthologie de ses meilleurs reportages des 30 dernières années.

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VICE : Chaos & Caliphate évoque souvent le principe de la désintégration. Quel lien cela a-t-il avec les modifications territoriales dues aux attaques de l'État islamique ?
Patrick Cockburn : Les Occidentaux sont obsédés par les frontières moyen-orientales, mais ces pays en font abstraction depuis longtemps. La frontière la plus ignorée par l'État islamique se situe entre l'Irak et la Syrie.

Du nord-est du Pakistan au nord-est du Nigeria, on dénombre huit guerres – neuf si on inclut le Soudan du Sud – avec des États en déshérence : Irak, Syrie, Yémen, Libye, Somalie, Afghanistan. Il y a un énorme désordre et c'est ce dont parle le livre.

L'un des thèmes majeurs que vous évoquez est la perte d'influence du nationalisme et du socialisme dans la mobilisation des masses dans les pays arabes.
Quand les gouvernements postcoloniaux sont arrivés au pouvoir, comme celui de Kadhafi ou de Saddam Hussein, ils étaient autoritaires mais avaient un projet politique : ces nations sous-développées allaient reprendre en main leur propre destin grâce à leurs ressources. En Libye ou en Irak, il s'agissait de prendre le contrôle du pétrole afin de reverser les profits aux citoyens de ces deux pays. C'est ce qui s'est passé, dans une certaine mesure.

Avec le temps, ces États pétroliers ont commencé à se ressembler et à développer un système de clientélisme au sein duquel chacun avait une tâche à accomplir mais pas beaucoup de travail. Ensuite, les élites ont volé autant qu'elles le pouvaient. Cela a certainement contribué à l'effondrement des États dans la région.

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La façon dont vous décrivez les pouvoirs occidentaux — la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis, l'OTAN — les fait paraître incroyablement incompétents. C'est comme s'ils ne pouvaient plus exercer leur impérialisme correctement.
C'est exact. On est en face d'une entreprise impérialiste amatrice et incertaine. On peut voir que dans certains cas, comme en France, les souvenirs du vieil empire français sont encore instinctifs – même si les interventions sont aujourd'hui justifiées par des impératifs « humanitaires ». On a vu ce qu'avait donné le sauvetage des habitants de Benghazi sur le long terme…

De leur côté, que font les Britanniques ? D'abord, ils ont voulu s'associer aux Américains afin de les aider à formuler leur politique étrangère. Ensuite, ils se sont impliqués en Afghanistan sans vraiment réfléchir ; ils avaient une petite armée vers Bassora. De plus, aller à Helmand en 2006 a été une très mauvaise idée sachant que les Britanniques ne sont pas appréciés dans cette zone depuis le XIXe siècle.

D'un autre côté, les multinationales semblent capables de profiter de n'importe quelle situation. L'Irak est peut-être en lambeaux, mais ExxonMobil arrive toujours à signer des contrats lucratifs avec le Gouvernement régional du Kurdistan dans le Nord.
Ils ont en effet signé quelques contrats par le passé, mais la région est désormais contrôlée par l'État islamique.

Les gens parlent de partager l'Irak comme si c'était simple à faire. L'un de mes amis en Irak m'a dit : « Ça va être comme la partition de l'Inde en 1947 ». En gros, la communauté la plus puissante va prendre le dessus et forcer les autres à fuir.

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Dans vos écrits, l'identité – sunnite, chiite, kurde – est très importante. Est-ce que vous pensez qu'en ne vous concentrant pas sur d'autres lignes de démarcation, comme les classes sociales, vous transformez ces groupes en catégories rigides, et propagez l'idée d'un conflit éternel et insoluble entre les sunnites et les chiites ?
Le communautarisme est très important, mais d'autres choses entrent en jeu, c'est évident. Prenez l'est de la Syrie – les Arabes sunnites s'opposent au pouvoir de Bachar el-Assad. Mais il y a aussi un élément social : l'est de la Syrie est très pauvre. Les deux notions se recoupent.

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Vous citez un Irakien sunnite qui a déclaré il y a quelques années : « Si les sunnites avaient de vrais boulots et de vraies pensions, alors la colère diminuerait ». Est-ce que c'est toujours vrai ?
Je me souviens d'un professeur irakien qui me disait : « Si vous demandez à mes étudiants ce qu'ils veulent, ils vous répondront tous qu'ils veulent un visa travail pour l'Europe. Mais si vous leur offrez un emploi en Irak, la plupart resteront. »

J'étais au Kurdistan du sud il y a peu de temps ; il n'y a pas d'argent là-bas. Les habitants travaillent pour le gouvernement et ne reçoivent pas de salaire. Ils sont désespérés.

Dans le Rojava, zone kurde de Syrie, l'idéologie dominante est le confédéralisme démocratique – avec une approche égalitaire, féministe et socialiste. Est-ce que le Rojava est un signe d'espoir pour le Moyen-Orient, ou est-ce une utopie qui plaît aux Occidentaux ?
Dans la région où les Kurdes ont pris le pouvoir, mieux vaut être kurde – il ne faut pas le nier. Après, le fait que les Kurdes combattent avec acharnement l'État islamique les transforme en alliés des Américains.

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À quel point le Rojava est-il démocratique ? Difficile à dire. Le gouvernement local [du Kurdistan syrien] est impopulaire car il appelle les jeunes hommes à rejoindre le YPG [la branche armée du gouvernement kurde] – les familles n'aiment pas cela. Il y a de grandes chances pour que leurs fils et filles se fassent tuer, donc beaucoup partent vivre ailleurs. En même temps, si vous voulez combattre l'État islamique, quel choix avez-vous à part celui d'appeler les jeunes sous les drapeaux ?

Il y a un verbe qui apparaît souvent dans votre livre pour décrire le statut de correspondant à l'étranger — « régurgiter ». Vous avez remarqué que de nombreux journalistes répètent simplement ce qu'on leur dit.
Je pense que les journalistes se leurrent quant aux informations qu'ils obtiennent. Personne ne se confie à vous sans raison. Les journalistes ont tendance à surestimer leur responsabilité : ils ne sont pas vraiment des enquêteurs ou des espions, plutôt des messagers.

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C'est ce que l'on voit dans des journaux comme le New York Times : « Une source informée précise… » Les journalistes n'écrivent jamais quels sont les intérêts personnels de ces informateurs ; on pourrait penser que tous ces gens tombent du ciel.

Ramenons cela au Moyen-Orient. En 2011, tous les mouvements du Printemps arabe ont organisé des opérations de relations publiques. Je l'ai remarqué à Benghazi. Tout ce qui avait un lien avec la presse était parfaitement organisé : des manifestations avec des pancartes en anglais, des histoires d'atrocités, des porte-parole efficaces – il n'y a aucun mal à ça, mais personne ne prend soin de le dire.

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Vous mentionnez un journaliste américain en Libye qui, lorsque vous avez essayé de relativiser la situation, vous a rappelé à l'ordre en vous disant : « Rappelez-vous qui sont les gentils ! » Cela arrive souvent ?
C'est courant. Dans toutes ces régions, il y avait un véritable désir de se débarrasser de ces États policiers horribles. Mais ce désir de changement s'est rapidement transformé en attaques intercommunautaires. En Libye, le Conseil national de transition a remplacé Kadhafi et sa première action a été d'abroger la loi interdisant la polygamie. De leur côté, les exilés et les libéraux syriens minimisaient le sectarisme des mouvements opposés à Assad – la seule chose qui importait était de se débarrasser de lui.

Lorsque vous expliquez cela, certains disent : « Ah, mais dire ça, ça revient à cautionner les actes d'Assad ». Ce n'est absolument pas le cas.

Dans le livre, vous plaisantez en vous décrivant comme un « pessimiste professionnel ».
C'est vrai. Je suis pessimiste parce que j'ai conscience de la réalité du sectarisme dans des endroits comme l'Irak. C'est parce que je connais bien ce pays mais aussi parce que je suis né en Irlande et que j'ai commencé à travailler comme journaliste à Belfast. En Irlande du Nord, les gens ont tendance à sous-estimer les tensions communautaires. Quand quelqu'un minimisait ces différences au Moyen-Orient, j'étais plus sceptique que les autres.

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Votre père Claud Cockburn, célèbre journaliste et combattant durant la guerre civile espagnole, était membre du Parti communiste. Cela a-t-il influencé votre travail?
Mon père était extrêmement radical. Je pense que j'ai hérité de son scepticisme permanent. Ce n'est pas du cynisme, c'est très différent. D'après mon père, « les gouvernements font autant de mal qu'ils le peuvent et autant de bien qu'ils le doivent. »

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Vos écrits ont été salués par la gauche pacifiste, par des figures comme Noam Chomsky, ainsi que par les puissants. Pourquoi résonnent-ils autant ?
Je me plais à penser qu'il y a une certaine forme de réalisme dans mon travail, ce qui est assez difficile à atteindre au Moyen-Orient. J'aime croire que j'ai eu raison sur un tas de choses. Dans le livre, il devient évident à partir de 2003 que l'occupation de l'Irak par les Américains allait être un désastre. De même qu'en Libye, il était évident que la chute de Kadhafi aurait comme conséquence la désintégration du pays.

Vous êtes considéré comme la première personne à avoir mesuré avec justesse la montée en puissance de l'État islamique.
Ce que je trouve étonnant, c'est surtout l'absence d'évocation de l'État islamique jusqu'à peu. Il n'y avait pas besoin d'aller dans le désert avec des jumelles ou de parler à une source secrète sous un palmier pour s'en rendre compte. En Irak, Al-Qaïda s'est transformé en État islamique après la prise de Fallujah, à une demi-heure à l'ouest de Bagdad. L'armée irakienne n'arrivait pas à les chasser, mais cela n'a pas eu l'air d'alerter les journalistes.

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Pourquoi ? Un mythe partagé prétendait que la stratégie américaine – « The Surge » – avait mis fin à la guerre en Irak. En s'y intéressant de plus près, on voyait à quel point c'était fragile. Tous les événements que j'ai prédits étaient évidents.

À certains égards, vous êtes un optimiste. Vous décrivez la politique étrangère américaine comme résultant « d'erreurs de calcul » – elle peut donc être infléchie.
Elle n'est pas vouée à l'échec. Une série d'entretiens avec Obama parue récemment dans The Atlantic prouve que la plupart des propos que j'ai soutenus depuis des années trouvent un écho dans les plus hautes sphères.

Barack Obama évoque les interventions militaires étrangères et leurs résultats désastreux. C'est l'une des raisons pour lesquelles il n'est pas intervenu en Syrie en novembre 2013 quand il était incité à le faire.

Quelle est votre opinion sur Hillary Clinton ?
Elle a soutenu l'invasion de l'Irak en 2003. Elle a soutenu l'intervention en Libye en 2011. Elle a soutenu une intervention en Syrie en 2013. Que dire de plus ?

Par contre, elle est accusée par les Républicains d'avoir gravement échoué à Benghazi, ce qui est un mensonge total. Elle n'est pas responsable de cela ; mais elle est responsable de tout le reste.

Chaos & Caliphate est disponible chez O/R books ici.

@Yohannk / @Jake_Photo