Dans l’enfer des prisons secrètes de la CIA

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Dans l’enfer des prisons secrètes de la CIA

Un livre lève le voile sur l'une des pratiques les plus controversées de l'Amérique post-11 septembre.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

La piscine de l'hôtel Gran Meli, situé à Palma de Majorque. L'équipage du vol N313P se reposait ici en janvier 2004 après les transferts de Binyam Mohamed et de Khaled el-Masri. Toutes les photos sont d'Edmund Clark, avec l'aimable autorisation de la Flowers Gallery de Londres et New York.

Dans Negative Publicity, le journaliste Crofton Black et le photographe Edmund Clark livrent une enquête fascinante sur les arrestations et les interrogatoires extrajudiciaires organisés dans le cadre de la pratique américaine des « extraordinary rendition » – mise en place après les attaques du 11 septembre 2001.

Comme le précise une citation tirée d'un rapport du gouvernement britannique daté de 2013, le terme d'extraordinary rendition désigne « l'action de transférer un prisonnier d'un pays à un autre hors du cadre judiciaire, notamment hors des procédures normales d'extradition, qui font l'objet d'un droit d'appel ». Ces dix dernières années, le terme a été utilisé pour couvrir des enlèvements, parfois associés à la pratique de la torture et aux mauvais traitements.

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Negative Publicity lève le voile sur l'une des procédures les plus controversées de la « guerre contre le terrorisme », en s'intéressant à un site d'interrogatoires situé en Lituanie, et géré par les États-Unis. Différents plans d'avions, des dizaines de mails et des copies de procédures judiciaires sont associés aux photos troublantes de Clark, qui mettent l'accent sur le caractère paisible des forêts des pays baltes. On a rencontré les deux auteurs afin d'en savoir plus sur leurs recherches.

La forêt qui entoure Antaviliai, située à 20km au nord de Vilnius, en 2004. La même année, la Cour Suprême a défendu le droit pour les prisonniers de Guantánamo de contester leur détention. Quelques mois auparavant, la CIA avait commencé à bâtir un nouveau centre de détention à Antaviliai, petit hameau tranquille de Lituanie.

VICE : Tout d'abord, comment en êtes-vous venus à travailler ensemble sur ce livre ?
Edmund Clark : En 2011, je m'intéressais à la baie de Guantánamo. J'ai fini par rencontrer Crofton, qui faisait lui aussi des recherches sur le sujet. Ça m'a donné envie de m'interroger sur l'extraordinary rendition.

Crofton Black : Quand Edmund m'a contacté pour la première fois, j'étais en Lituanie à la recherche de cet étrange bâtiment – un entrepôt construit dans les bois au milieu de nulle part, sur le site d'un ancien centre équestre. Je lui ai proposé de me rejoindre pour photographier cet endroit particulier. C'est ce qu'il a fait.

Après cela, nous avons eu envie de donner naissance à quelque chose de plus ambitieux afin de rendre compte de ce réseau de sites noirs, par le biais de documents, d'images et de textes.

Clark : Au début, je pensais me concentrer uniquement sur ce petit village lituanien et sur l'idée que ce site d'une importance géopolitique extraordinaire se trouvait dans un ancien centre équestre, au beau milieu d'une forêt. Après, Crofton m'a parlé des documents qu'il avait en sa possession, qui étaient d'une grande importance, et il m'a envoyé tout un tas de trucs sur le sujet.

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Les bureaux de Sportsflight, Long Island, New York. Sportsflight est l'une trois sociétés qui ont aidé la CIA à se procurer des avions pour transporter les prisonniers.

Comment avez-vous décidé d'intégrer les photos dans cet ensemble de preuves ?
Clark : À un moment donné, j'ai envisagé de ne pas les utiliser du tout, puis je me suis dit que ces images simples offriraient un contrepoint à la documentation très dense présente dans le livre. Ces photos sont une sorte de témoignage, une reconstitution de l'organisation des sites noirs.

Crofton, en tant que journaliste, a-t-il été bizarre pour vous d'envisager votre travail d'un point de vue visuel et artistique ?
Black : En fait, je désirais construire un livre moins « froid » que ceux traitant des affaires judiciaires ordinaires. C'était l'opportunité de toucher une audience différente, plus large.

Une pièce autrefois destinée aux interrogatoires dans le centre des services de renseignements libyens à Tadjourah, en Libye.

Le site lituanien est l'emplacement clé dans votre livre. Pourquoi avez-vous choisi cet endroit comme fil conducteur ?
Black : Selon moi, c'est le site qui a le plus de résonance. C'est celui sur lequel j'ai le plus travaillé. Lorsque j'ai commencé, il n'y avait presque rien sur ce site lituanien, à l'exception d'un reportage d'ABC qui était très sommaire. Il n'y avait aucune preuve, aucun document, aucun avion.

Historiquement, les enquêtes sur ces sites noirs s'effectuent en suivant les avions. Sauf qu'en Lituanie, c'était le néant. Les données collectées officiellement ne faisaient jamais état d'avions survolant le pays. J'ai voulu combler ce vide.

Le plus étrange est de se dire que ce bâtiment moderne, sans fenêtres, est apparu du jour au lendemain à côté de ce petit hameau.
Black : Imaginez la réaction des natifs de ce village !

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Clark : J'ai trouvé ça captivant. Ce que nous avons essayé de faire dans ce livre, c'est de montrer que cette procédure n'était pas une chose exotique gérée directement par le gouvernement ou la CIA. Tout était sous-traité à de petites sociétés, dans des lieux ordinaires. Le pire, c'est que nos propres aéroports ont été utilisés – nous sommes tous impliqués, tous complices, parce que ça se passait chez nous.

Interrogatoire d'un agent d'Al-Qaïda, 1er août 2002. Fin mars 2002, le Palestinien connu sous le nom d'Abu Zubaydah a été capturé au Pakistan. Les agents américains l'ont déplacé en Thaïlande. Là-bas, ils ont essayé de lui soutirer des informations.

Les photos – de piscines ou d'hôtels où les pilotes ont séjourné, de documents ou de factures – prouvent que les mecs impliqués étaient tout ce qu'il y a de plus lambda. Quand les gens pensent aux sites noirs, ils s'imaginent quelque chose à la Zero Dark Thirty. Votre livre met à nu la banalité de la réalité. L'objectif principal était-il de démystifier la procédure ?
Black : De toute évidence, depuis Hannah Arendt, « la banalité du mal » est devenue une expression normalisée. Pour moi, la bureaucratie en est la meilleure représentation : on le voit dans ces documents, dans la façon dont ils sont rédigés, dans la façon dont les itinéraires de vol sont détaillés. Rien de tout cela n'aurait été possible sans un système bureaucratique complexe.

En théorie, l'idée de la bureaucratie est de rationaliser l'action publique. Mais en pratique, cela veut souvent dire que personne n'est responsable de quoi que ce soit. C'est ce que nous avons découvert en Europe de l'Est – personne n'était responsable !

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Clark : Nous avons voulu insister sur la banalité de ce mécanisme. Quand elle a évoqué la banalité du mal, Hannah Arendt parlait de la bureaucratie du nazisme. Là, nous évoquons d'une mosaïque de petites sociétés sans histoire.

Document rédigé par un inspecteur général de la CIA, examen spécial : détention antiterroriste et interrogatoires (septembre 2001 - octobre 2003), en date du 7 mai 2004. Déclassifié en août 2009.

Les documents et les notes qui les accompagnent forment une grande partie du livre. Ce que j'ai trouvé rassurant, c'est que de tels documents existent. Même le gouvernement américain se devait de respecter une certaine bureaucratie.
Black : Une grande partie de la paperasse dans le livre provient d'autres entités ou d'autres pays. Si les États-Unis avaient voulu mettre en place un système carcéral complètement secret, ils auraient dû en inventer un qui n'impliquait pas de transporter des prisonniers à travers le monde. On ne peut pas aller d'un point A à un point B sans laisser de traces.

Dans un passage du livre, vous parlez de la difficulté de décider si, oui ou non, vous allez publier les photos du logement privé d'une personne impliquée. Selon vous, qui doit assumer la responsabilité de cette bureaucratie malsaine, kafkaïenne ?
Black : Nous y avons beaucoup réfléchi. En faisant ce livre, nous avons pris la décision de ne publier aucun nom qui n'ait déjà été publié ailleurs. Nous aurions pu ajouter beaucoup d'autres choses.

Clark : Qui doit en assumer la responsabilité ? Notre gouvernement, ainsi que les personnes impliquées dans la procédure, qui savaient très bien ce qu'elles faisaient. Et, dans un certain sens, il nous incombe à nous tous d'en assumer la responsabilité, car ces actions ont été réalisées en notre nom.

J'inclurais également le Royaume-Uni, où le gouvernement a désormais la possibilité de détenir des gens sans aucune procédure légale. Cela a mis fin à plus de trois siècles d'Habeas Corpus. Dans cette perspective, nous sommes tous concernés.

Negative Publicity est publié par Aperture et la Fondation Magnum.