Ce que ça fait de bosser sur un jeu vidéo devenu l'un des plus gros fiascos de l'Histoire

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Ce que ça fait de bosser sur un jeu vidéo devenu l'un des plus gros fiascos de l'Histoire

Steven Ashley a travaillé pendant cinq ans sur « Infinite Crisis », échec monumental de l'industrie vidéoludique.

via Youtube

Capture d'écran du trailer d'Infinite Crisis

Difficile de comprendre comment on peut rester passionné par le développement de jeux vidéo. C'est le pire métier du monde. Vous travaillez pendant des années afin de respecter toutes les contraintes que l'on vous impose, puis vous croisez les doigts en espérant que votre produit soit un mariage assez subtil d'attractivité et de marketing pour qu'on en fasse une suite – ou du moins qu'il ne porte pas préjudice à votre entreprise. Même si vous vous retrouvez à jouer avec l'argent de boîtes telles que Blizzard ou Infinite Ward, vous serez toujours dans une entreprise qui vire deux fois plus de gens que la moyenne nationale. Si vous voulez être programmateur de jeux vidéo pour vous faire du fric, vous serez déçu, encore et encore.

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Il était une fois un mec, Steven Ashley, qui était payé pour dessiner Superman. Il avait rejoint la compagnie Turbine en 2008 pour travailler sur le très attendu Le Seigneur des anneaux online. Mais lorsque l'entreprise fut rachetée par Warner Bros, il fut nommé directeur artistique sur un projet intitulé Infinite Crisis, tiré de l'univers DC Comis. Il s'agissait, en gros, d'une arène de bataille en ligne multijoueur – un type de jeu vidéo connu sous le nom de MOBA. Tous les jours, Steven et son équipe se réunissaient afin de créer un gigantesque terrain de combat du type League of Legends sur lequel s'affronteraient les super-héros les plus emblématiques du monde moderne.

« On a passé près de deux ans à créer tous les personnages, m'explique Steven. Je me rappelle que notre directeur créatif nous avait imposé un cahier des charges très contraignant. Il voulait s'assurer qu'on avait bien mis un personnage féminin, un personnage masculin et un robot, par exemple. »

Il y a toujours du boulot avec un tel projet – le job ne s'arrête pas lors de sa sortie. Le nombre de gamers qui jouent gratuitement à des jeux tels que Infinite Crisis est en constante augmentation. Il y a toujours un nouveau personnage, un nouveau costume, ou de nouvelles maps. Si les choses avaient bien tourné, Steven aurait pu passer le reste de sa carrière à dessiner de nouvelles versions du Joker.

Malheureusement, les choses n'ont pas bien tourné.

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« Avant de complètement dire adieu à ce projet, on a présenté des personnages pas finalisés mais qu'on voulait vraiment dévoiler, me raconte Steven. C'était à la fois frustrant et sympa parce que les gens venaient vers nous et nous disaient : "Oh, j'ai toujours voulu combattre avec Raven." »

La bêta d'Infinite Crisis est sortie le 26 mars 2015. À peine deux mois plus tard, le 2 juin, on a appris que les serveurs allaient fermer. Il s'agit, sans conteste, de l'un des pires flops de l'Histoire du jeu vidéo. Turbine a viré des dizaines d'employés et s'est aujourd'hui reconvertie dans les jeux vidéo pour téléphones. La majorité des anciens collègues de Steven ont tourné la page. Certains travaillent encore dans le jeu vidéo quand d'autres ont totalement changé de secteur. Cependant, l'histoire de Turbine n'est pas un cas isolé. Le monde du jeu vidéo est un business instable et hostile. Un jeu comme Infinite Crisis, avec ses modes de jeu restreints, un concept de base assez limité et une hype déjà passée, était voué à l'échec dès ses prémices.

Mais cela ne change rien au fait que ce jeu, comme beaucoup d'autres, a marqué la vie de nombreux employés. Vous ne trouverez pas grand monde pour se plaindre de la fin prématurée d'Infinite Crisis – je pense que l'on prend un malin plaisir à voir des projets trop ambitieux se casser la gueule – mais cela ne veut pas dire que les mecs de chez Turbine ne voulaient pas être les meilleurs. Lorsque vous visitez le site web du jeu, désormais laissé à l'abandon, vous vous retrouvez face à une plateforme qui contenait de nombreux espoirs ainsi qu'un étalage de récits en tout genre. Que se passe-t-il lorsque tout cet optimiste ne mène à rien ?

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Steven Ashley se remémore la désolation des derniers jours d'Infinite Crisis non sans une pointe d'humour noir. « Dans chaque studio il y a toujours une poignée de gars qui se barrent dès qu'on commence à avoir un problème, mais la majorité se démène pour se sortir de cette merde, me précise-t-il. Ce n'est pas seulement par loyauté vis-à-vis du jeu mais plutôt vis-à-vis de l'équipe. Tout le monde travaille ardemment pour tenter de sortir la tête de l'eau. Je suis resté jusqu'au bout, jusqu'à ce moment où le producteur exécutif nous a appelés pour nous dire que le projet ne verrait jamais le jour. »

Steven connaît les raisons de cet échec. Le jeu avait été initialement programmé sur consoles mais a été reconfiguré pour les PC en plein milieu de son développement, ce qui a permis aux concurrents – genre Smite ou Dota 2 – de prendre l'avantage. Steven, qui est un vétéran de la profession, se livre aujourd'hui avec un certain pragmatisme. Si vous vous lancez dans la création de jeux vidéo, il faut toujours avoir à l'esprit la possibilité d'échouer.

« On avait beaucoup de gars qui sortaient tout juste de l'université et qui n'avaient jamais été confrontés à ça. Ils étaient tétanisés. J'ai dû leur dire que, malheureusement, c'était monnaie courante dans le milieu. Ça m'est arrivé quatre fois. – Steven Ashley

« Le succès d'un jeu vidéo ne peut être prédit, et tous ceux qui travaillent sur leur développement se disent à un moment donné que ça peut marcher comme ça peut être un fiasco total », m'a affirmé Colin Day, qui a travaillé sur Hellgate : London. « À l'exception des grands studios, qui créent des suites en sachant pertinemment qu'elles vont cartonner, il y a un paquet de mecs comme moi qui ne savent pas si le jeu va marcher – même s'il y a du fric derrière. »

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À l'image de Steven, Colin a passé près de 20 ans dans ce business et a navigué à travers un grand nombre de studios. Par le passé, il a travaillé sur Diablo III, Command & Conquer : Generals, Dungeons and Dragons : Online et Marvel Heroes. Plus récemment, il a monté sa start-up, qu'il a nommée Spellbind Studios, afin de développer son propre jeu : Rogue Wizards . « C'est vraiment génial », m'a t-il dit au sujet de son indépendance. « J'espère que je vais pouvoir continuer à faire ça pendant longtemps. Si ça me rapporte de l'argent, c'est génial, sinon tant pis, j'essaierais de me trouver un nouveau job. »

Trailer de Hellgate : London

« Il faut toujours s'intéresser aux trucs qui sortent et qui se plantent, a poursuivi Colin. Les mecs du secteur participent à un nombre incalculable de choses qui ne voient jamais le jour. Ce n'est pas propre aux jeux vidéo. Dans toute l'industrie technologique, des gens bossent sur des projets qui sont finalement annulés. Tu travailles longtemps, tu y mets tout ton cœur et toute ton âme, et quand on t'annonce que tout est fini, que rien ne sera commercialisé, là c'est dur. C'est un sentiment terrible, très frustrant. »

La vision de Steven diffère de celle de ses pairs puisqu'il a toujours été le patron de quelqu'un d'autre. En tant que leader, il ne peut pas se laisser emporter par le cynisme ambiant et se doit de trouver les moyens de motiver ses troupes lorsque les choses tournent mal. Quand Infinite Crisis a commencé à sombrer, il a porté une attention particulière à son équipe.

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« Vous voulez toujours qu'un truc positif se dégage, me dit-il. Ce n'est pas comme si c'était l'un d'entre nous qui avait provoqué tout ce bordel. Je voulais montrer l'exemple. Il y a ce moment horrible lorsque vous avez bien avancé sur le projet mais que vous avez la sensation que le jeu ne répond pas entièrement aux attentes des joueurs. Là, c'est un coup de poing dans l'estomac. C'est vraiment dur de rebondir quand plus rien ne va. Alors le poison se répand et l'infection est incurable. »

Quand Steven Ashley a débarqué dans l'industrie, il n'avait aucun mentor pour le guider à travers les méandres du développement des jeux vidéo. J'ai comme l'impression qu'aujourd'hui, il s'acharne à rassurer ses anciens collaborateurs en les convainquant de toujours relativiser.

« On avait beaucoup de gars qui sortaient tout juste de l'université et qui n'avaient jamais été confrontés à ça, affirme Steven. Ils étaient tétanisés. J'ai dû leur dire que, malheureusement, c'était monnaie courante dans le milieu. Ça m'est arrivé quatre fois. J'ai essayé de faire en sorte que ce soit le plus constructif possible parce qu'on sait bien qu'un boss autoritaire n'arrange rien à la situation. Quand la sentence tombe, certains pleurent, d'autres s'énervent, mais tous sont préparés à ça. »

Trailer d'Infinite Crisis

Steven Ashley a été témoin de l'annulation de nombreux projets. Il a passé près de cinq années de sa vie sur Infinite Crisis. Cinq longues années passées à travailler sur un jeu qui n'aura « existé » que durant deux mois. Cinq longues années pour n'obtenir qu'un 6/10 sur Gamespot. Cinq longues années pour une cinglante déception. Cinq longues années pour n'avoir comme écho que des blagues venant de gens qui jugent qu'Infinite Crisis n'était qu'une version au rabais de League of Legends. Steven Ashley est trop vieux pour ces conneries. Il ne mérite pas ça. Et malgré tout, il est toujours là. Steven a quitté Turbine. Il encadre actuellement une équipe au sein de Proletariat Inc., une toute jeune société.

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« On travaille sur Streamline, dont la bêta vient juste d'être lancée, me dit Steven. Après m'être occupé d'une équipe pendant si longtemps, je ferais sans doute mieux de m'occuper un peu de moi. Je le ferai un jour, si on m'offre un poste tout en haut de la boîte. »

La résilience des gens qui bossent dans l'industrie du jeu vidéo est aussi absurde qu'estimable – tout dépend de votre point de vue. C'est ce qui les rend si essentiels. Personne ne fait ce métier pour l'argent ou la stabilité. Vous faites ça parce que vous aimez ça. Moi-même, j'ai souvent écrit pour des médias au sein de jeunes start-up pleines de promesses, pour finalement voir ma paie fondre à vue d'œil. Les portes se referment tôt ou tard. Vous devez toujours avoir un plan de secours. C'est frustrant, évidement, mais vous n'avez pas le choix. Lorsque vous êtes « né » pour faire ça, vous devez poursuivre vos efforts, plonger tête baissée tout en sachant pertinemment que vous vous dirigez vers une catastrophe.

« Le seul conseil que je donne aux gens, c'est de développer un jeu qu'ils aiment, m'a affirmé Colin. C'est l'inverse des mecs qui créent des jeux pour portables. Eux, ils ne cherchent qu'à développer des jeux selon des statistiques. Moi, je suis un peu de la vieille école. Je fais des trucs que j'aime et si ça plaît à des gens, tant mieux – j'aurais trouvé un marché. Sinon, tant pis. »

Souvent, Steven organise des rencontres avec d'anciens collègues ayant bossé sur Infinite Crisis. Ils discutent, se motivent et compatissent. « Il y a toujours ce truc entre nous, me dit Steven. Il restera toujours quelque chose. »

« J'ai plein de souvenirs de cette époque, poursuit-il. Je me rappelle des réunions avec les pontes de l'entreprise – des types intransigeants. Mais je me rappelle aussi des moments où j'essayais de me faire apprécier de mon équipe. C'est dur, mais c'est une des raisons pour lesquelles je suis dans ce milieu. Vous vous retrouvez avec un groupe de gens vraiment créatifs et peu importe si le jeu sort ou non, c'est une expérience incomparable. Ça me donne envie de continuer. Je me lance toujours dans un nouveau jeu avec le même degré d'émerveillement. »

@Luke_Winkie