Bienvenue à Americana, Brésil
Photos : Jackson Fager

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LE NUMÉRO DU GRAND PLONGEON

Bienvenue à Americana, Brésil

L'histoire d'un merveilleux endroit où les Confédérés et l'esclavage existent toujours.

Au printemps dernier, près d'un vieux cimetière de campagne, dans le Sud du Brésil, un homme noir, Marcelo Gomes, posait pour une photo en tenant dans ses mains les extrémités d'un drapeau de la Confédération. Une fois la photo prise, Gomes a déclaré qu'il ne voyait pas de problème à ce qu'un Noir rende hommage à l'histoire des États confédérés d'Amérique. « La culture américaine est une belle culture, a-t-il dit. » Certains de ses amis descendaient des Confédérés.

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Gomes a rejoint environ 2 000 Brésiliens à la festa annuelle Fraternidade Descendência Americana, la confrérie des descendants de la Confédération au Brésil, sur un lopin de terre près de la ville d'Americana, cette région colonisée par des transfuges des États du Sud il y a de ça 150 ans. En général, à part le gardien et les étranges fidèles de la petite chapelle de brique, le cimetière est vide. Ce matin d'avril, jour de la festa, le silence du lieu était brisé par le bruit des enceintes qui passaient à fond l'hymne de guerre des Confédérés « Stonewall Jackson's Way ». Des Brésiliens, en chapeaux de cow-boy et vestes de cuir, se saluaient mutuellement.

Le soleil irradiait les alentours du cimetière et les champs de canne à sucre plantés par des milliers de Confédérés qui avaient fui les États-Unis dans le sillage de la guerre civile, un exil volontaire que l'histoire américaine a plus ou moins oublié. La soirée qu'ils organisaient, financée en partie par le gouvernement local, constituait une sorte de réunion de famille des Confederados dans l'une des dernières enclaves abritant les enfants de ce Sud disparu.

Les Brésiliens passaient devant le drapeau des États confédérés sur lequel est inscrite la maxime du Sud : « L'héritage, pas la haine. » Ils faisaient la queue devant un guichet où ils pouvaient échanger des reals brésiliens contre des billets d'un dollar de la Confédération (le taux était d'un pour un : l'économie du Sud semble bien se porter). Les enfants se ruaient vers les trampolines et les châteaux gonflables. Les personnes âgées demeuraient à l'ombre, sous des tentes blanches.

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Sous une tente, je regardais une jeune Brésilienne tenter de s'asseoir malgré sa jupe immense aux couleurs de la Confédération. Je lui ai demandé ce que ce symbole signifiait pour elle. Elle m'a révélé son nom, Beatrice Stopa, et m'a dit qu'elle était journaliste pour Glamour Brésil. Sa grand-mère, Rose May Dodson, était à la tête de la fraternité Confederado. Elle m'a dit qu'elle se rendait à la festa depuis son enfance.

Je lui ai demandé si elle connaissait les liens existant entre l'esclavage et le Sud des États-Unis. « Je n'en ai jamais entendu parler », m'a-t-elle dit. Elle ne savait pas bien non plus à quelle époque ses ancêtres avaient quitté les États-Unis. « Je sais qu'ils sont partis. Si c'est à cause du racisme ? » Elle sourit, gênée. « Ne dites pas ça à ma grand-mère ! »

Le Brésil a rendu l'esclavage illégal en 1888, deux décennies après la fin de la guerre de Sécession. Mais malgré ces efforts progressistes, le pays a toujours eu du mal à s'en débarrasser pour de bon. Le gouvernement a fait passer des lois pour renforcer les droits des travailleurs. En 1940, un amendement a interdit aux employeurs de soumettre leurs employés à des « conditions proches de l'esclavage ». En effet, tandis qu'au début du XXe siècle le Brésil luttait pour se moderniser, les propriétaires de fermes avaient entrepris d'endetter leurs salariés suffisamment pour pouvoir les maintenir en esclavage. La tradition s'est perpétuée. Ces dernières années, les inspecteurs du travail ont retrouvé des Brésiliens endettés dans des mines de charbon à Goiás, des travailleurs haïtiens morts sur plusieurs sites de construction pour la Coupe du monde 2014, et des immigrés boliviens dans des ateliers de misère aux alentours de São Paulo.

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Le 22 janvier 2013, le ministère du Travail brésilien a entrepris une opération à Americana, la ville où la plus grande communauté de Confederados est installée. Ils y ont trouvé des immigrés boliviens en train d'assembler des vêtements pour enfants sous les toits, supervisés par deux patrons boliviens. Les procureurs ont détruit l'usine, et lors du procès qui a suivi, ils ont jugé que les conditions dans lesquelles travaillaient les immigrés étaient si infâmes qu'on pouvait effectivement les considérer comme de l'esclavage.

Presque tous les participants sont venus à la festa habillés en Américains, en jean et bottes, ou parfois vêtus d'un tee-shirt à l'effigie de Johnny Cash. On voyait des visiteurs marchander sur un stand qui vendait tout l'attirail du parfait sudiste : tabliers, kilts, et autres lunettes commémoratives. Dans les enceintes, une voix appelait la foule à venir s'asseoir sur la scène principale, une énorme dalle de béton sur laquelle étaient peints un drapeau et les mots « XXVI festa confederada ». Le maire de la ville voisine de Santa Bárbara d'Oeste parcourait l'audience et accueillait tour à tour les représentants de l'État. « L'immigration nord-américaine a aidé à la reconstruction de notre région, a participé à la construction de Santa Bárbara d'Oeste, et à celle d'Americana, a-t-il proclamé. Voilà ce que nous célébrons aujourd'hui. »

Menés par un colonel de l'Alabama, les colons ont introduit la production de coton au Brésil et ont fait d'Americana une puissante ville de l'industrie textile. Pendant des générations, leurs enfants ont parlé un anglais mâtiné de cet accent traînant typique du Sud. Aujourd'hui, cette ville de 200000 habitants accueille la plus grande arène de rodéo de toute l'Amérique latine. La festa est sa plus grande fierté.

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Les hommes, habillés en soldats, entamaient l'hymne national brésilien avec la foule. Aux États-Unis, ce genre de réunion se termine généralement par une reconstitution de bataille, mais les Confederados m'ont offert à la place un spectacle de dompteurs, et la prestation d'une célébrité locale connue sous le nom de Johnny Voxx. Celui-ci était affublé d'un chapeau noir, lunettes de soleil, jean et bottes de cow-boy.

En me donnant sa carte de visite, Voxx m'a dit qu'il avait fait quelques recherches Google avant d'accepter de participer. « J'ai essayé de savoir si les gens d'ici étaient racistes ou non, m'a-t-il dit. Mais comme ils disent, "l'héritage, pas de haine", ils n'ont pas l'air racistes. » Il butait sur son anglais, mais lorsqu'il a entamé Cotton Fields, son intonation était parfaite. On aurait dit du Hank Williams.

Quelques vrais Sudistes avaient eux aussi fait le déplacement. Se promenant dans les jardins en uniforme, Philip Logan, un homme costaud originaire de Centreville, en Virginie, et qui joue dans des reconstitutions de la guerre de Sécession, inspectait les noms inscrits sur les pierres tombales alentour : Ferguson, Cullen, Pyles. Né au : Texas. Mort au : Brésil.

Accompagné par sa petite amie, une Brésilienne rencontrée sur le net qui portait une charlotte et une ombrelle, Logan a laissé échapper un : « C'est parfait. C'est cela que nous voulons. Mais, hé. Il n'y a rien de politique dans tout ça – j'aime les Noirs. » En tant que membre actif des fils des vétérans confédérés, il trouve que son patrimoine est constamment mal représenté. « Il y a tant d'animosité, regrette-t-il. Ici, ce drapeau confédéré, ce n'est un problème pour personne. Même si j'agitais un drapeau russe, tout le monde s'en foutrait je crois. »

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À l'entrée de la festa, deux gardes fouillaient les invités. Ils mettaient un point d'honneur à ce qu'aucun signe suprématiste – sigle SS, croix de fer ou swastika – ne s'invite à la fête. Ils avaient reçu l'ordre de dégager n'importe quelle personne qui arborerait ces symboles. Les années précédentes, plusieurs cas avaient été recensés.

Tandis que la fête se terminait, j'ai demandé à Érico Padilha, un local sans origine sudiste, ce qu'il pensait de la connexion entre les Confédérés et l'esclavage. « Je n'aime pas vraiment cette idée de célébrer le Sud, m'a-t-il dit. Mais cette soirée n'a pas de rapport avec la politique, je crois. C'est une célébration de la culture sudiste. »

Les Confederados sont venus au Brésil pour différentes raisons, sur lesquelles leurs enfants se chamaillent encore. Le Brésil et l'empereur Dom Pedro II avaient vu en ces Sudistes déçus l'opportunité d'importer la prospérité américaine. Il avait donc mis en place plusieurs agences informelles dans le Sud et avait offert des subventions aux Américains désireux d'émigrer. Plusieurs Confédérés ont alors bondi sur l'occasion d'acquérir une terre bon marché sur laquelle ils pourraient construire de nouvelles plantations, et restaurer l'économie qu'ils avaient vu s'effondrer aux États-Unis. Le Brésil leur offrait également la possibilité de conserver leurs esclaves.

Quoique le Brésil ait rendu le commerce d'êtres humains illégal au milieu des années 1880, le pays a trainé des pieds pour définitivement bannir l'esclavage. Sans cela, les Sudistes n'auraient pas été en mesure de produire assez de coton. Avant même la guerre de Sécession, les Sudistes tenaient déjà des conférences en vue d'exporter l'esclavage ailleurs en Amérique. Lorsqu'ils ont émigré, les officiers confédérés se sont débrouillés pour acheter des fazendas qui employaient déjà des esclaves. Mais ils se sont vite aperçu que ça ne serait pas aussi simple que ce qu'ils avaient prévu.

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« Nous n'avons jamais connu de guerre au Brésil à cause de l'esclavage », m'a dit João Leopoldo Padoveze, un Confederado dont les ancêtres étaient esclaves. Comme beaucoup, il pense que l'abolition de l'esclavage s'est faite paisiblement parce que le Brésil n'a jamais connu de problème de racisme. L'idée que le Brésil puisse former une « démocratie des races » a bâti l'identité culturelle du pays. Le sociologue brésilien Gilberto Freyre avait trouvé ce terme après avoir vu un homme se faire lyncher publiquement alors qu'il était étudiant au Jim Crow South. Horrifié, il est rentré chez lui avec une certitude : son pays était un endroit où les ethnies se mélangeaient librement.

Mais même sans racisme, l'esclavage a perduré au Brésil tout au long du XXe siècle. Les propriétaires terriens, notamment les Confederados propriétaires de fazendas, ont donc embauché des travailleurs salariés à la place de leurs esclaves. Un par un, ces travailleurs – des fermiers pauvres – se sont substitués à la force de travail composée de dizaines de milliers d'esclaves et de fils d'esclaves.

À partir des années 1970, des militants ruraux ont monté des centres d'aide pour travailleurs évadés et se sont mis à recueillir leurs histoires. Ils ont alors prouvé à l'Organisation mondiale du travail (OMT) que des milliers d'employeurs brésiliens, dont l'État, avaient largement toléré l'esclavage et les abus. En 1995, l'OMT avait même déclaré que le Brésil était en porte-à-faux avec sa propre constitution.

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Le pays a par la suite publiquement reconnu ces faits et s'est engagé, comme peu d'autres l'ont fait, à endiguer les mauvais traitements infligés aux travailleurs. Au mois de juin, des militants ont gagné une bataille longue de quinze ans afin de faire passer un amendement constitutionnel autorisant l'État à exproprier les commerces et les fermes ayant profité du travail des esclaves – une peine inimaginable en Occident.

Dans un bureau terne de Campinas, l'inspecteur du travail João Baptista Amancio consulte une pile de documents ayant trait à une affaire d'esclavage à Americana. Le cas s'est soldé par un succès rare. Le bureau d'Amancio a remonté la piste jusqu'au sommet de la chaîne. Il a réussi à faire payer une amende de 85000 euros à Lojas Americanas, une marque de vêtements brésilienne. Mais, bien que les opérations de lutte contre l'esclavage au Brésil soient parmi les plus efficaces au monde, mener à bien une procédure prend du temps. Et les conditions de travail constatées se doivent d'être effectivement monstrueuses.

Amancio, un bureaucrate à la voix douce, a fouillé cette usine en compagnie d'un autre inspecteur, de quatre officiers de police, d'un procureur et d'un juge. Ils travaillaient sur le dossier depuis 2011, et avaient fini par retrouver six Boliviens sans papiers en train de coudre des vêtements dans un atelier de fortune. À l'époque, ils avaient décidé de ne pas poursuivre la marque pour esclavage. Ils avaient simplement fermé l'atelier.

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Sauf que plus tard, ils ont retrouvé cinq autres Boliviennes en train d'assembler des vêtements pour bébés dans une autre cabane délabrée. Quatre jeunes femmes se partageaient une cellule crasseuse, en béton armé. Amancio m'a dit qu'elles travaillaient douze heures par jour, six jours par semaine. Elles étaient payées, mais seulement par rapport à la quantité produite.

Deux des travailleuses se sont enfuies lorsque le ministère du Travail a fait une descente. Le cabinet d'Amancio ne les a jamais retrouvées. Il pense qu'elles se sont enfuies à São Paulo. Fuir n'est pas rare, m'a dit Amancio. Les contremaîtres piègent les travailleurs en les convaincant que les autorités brésiliennes les arrêteront, alors même que le Brésil accepte les migrants boliviens dans leur traité de libre-échange. « Ils craignent d'être capturés par les autorités », m'a expliqué Amancio. Les trois qui sont restées à l'usine d'Americana ont toutes indiqué Gabriel Miffia Alanes, leur contremaître, comme la seule personne à contacter en cas d'urgence.

Les travailleuses ont parlé aux autorités, mais non sans difficulté. Elles évitaient soigneusement de répondre aux questions. Le ministère du Travail jouait quant à lui sa partition afin d'obtenir des informations. Pendant ce temps, les travailleuses jetaient des coups d'œil à leur contremaître, Alanes, en quête de conseils. Le ministère a noté qu'elles le regardaient avec une « révérence terrifiée ».

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Ce qui s'est passé à Americana est archétypal, au Brésil. Cette histoire s'est ajoutée à une autre, que m'avait racontée un migrant bolivien rencontré plus tôt, une nuit, devant un restaurant péruvien, à proximité du quartier Cracolândia – l'antre de la drogue à São Paulo. Edwin Quenta Santos était serveur dans le restaurant. C'était son premier vrai boulot depuis sa fuite de l'atelier d'un cousin violent à Guarulhos, pas loin de l'aéroport de São Paulo. Il habitait alors dans un trou à rat, un truc en béton sans fenêtre, payé au salaire minimum. Il bossait toujours des heures après la fin supposée de son service. « C'était presque de l'esclavage », m'a-t-il dit, sourire aux lèvres.

Edwin n'a jamais parlé à la police. Il n'a jamais raconté à ses enfants ni à sa femme ce qu'il avait enduré. Il a déménagé et tenté d'oublier. Il a entendu des rumeurs, disant que son cousin Severo Oyardo Santos avait depuis ouvert un nouvel atelier de misère.

En 2009, Severo avait rendu visite à Edwin à La Paz, en Bolivie. Severo habitait depuis une dizaine d'années à São Paolo, et Edwin avait été frappé par le faste de son train de vie. Il se la racontait, lui a dit qu'il possédait une usine et qu'il cherchait du personnel. Il a dit à Edwin qu'il triplerait son salaire s'il venait travailler au Brésil. Edwin lui a emprunté 500 reals (170 euros) pour un billet d'avion, et 500 reals de plus pour aider sa famille le temps qu'il puisse leur envoyer le premier chèque.

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« Je me suis dit "S'il est capable de me prêter 500 reals comme ça, ça veut dire que tout va rouler là-bas" », m'a dit Edwin.

Lorsqu'Edwin est arrivé à São Paulo, des trafiquants – ou gatos – l'ont rejoint tandis qu'il attendait son cousin, valise à la main. Les gatos fondent sur les Boliviens qui arrivent seuls dans le pays ; ils leur proposent du boulot dans des ateliers de fringues clandestins, planqués derrière des bureaux ou des maisons. Ce genre de jobs est en pleine explosion. « Ils m'ont dit qu'ils me paieraient l'hôtel. Ils m'ont dit qu'ils avaient des postes à pourvoir. Puis, mon cousin est arrivé. »

Severo a conduit Edwin jusqu'à son atelier près de l'aéroport, et l'a présenté à la vingtaine de cousins éloignés qui y bossait. Ils ont fait une petite fête de bienvenue dans la cuisine exiguë. C'était une maison de deux étages. Pas de porte d'entrée, juste un auvent pour voiture surmonté d'un cadenas. Les clés dudit cadenas, Severo les conservait. Si Edwin voulait sortir, il lui fallait donc sauter par-dessus le mur de derrière et être certain de ne jamais se faire contrôler. Il savait quel genre de punition son cousin lui infligerait. Celui-ci frappait ses enfants. « Il est plus grand que moi », m'a dit Edwin.

Les travailleurs suivaient scrupuleusement la même routine. Ils devaient se lever à 5 heures et travailler jusqu'à minuit. Ils n'avaient le droit de s'arrêter que 15 minutes pour le déjeuner. Ils buvaient de l'eau tirée d'un puits rempli d'algues, dormaient à six dans une pièce, à même le sol, ou directement dans l'atelier.

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D'après Edwin, lorsqu'il a demandé de l'argent à son cousin, celui-ci a hurlé. Il a dit que c'était plutôt lui qui lui devait de l'argent. Ils n'avaient parlé salaire qu'une seule fois – au moment de l'achat du billet d'avion. Severo était demeuré évasif, et mentait sans problème aux membres de sa famille qui voulaient mettre les choses au clair, refusant toujours de les payer en totalité. Le seul qui avait réussi à se faire payer la somme escomptée, c'était un cousin avec des papiers qui avait menacé de dénoncer son patron à la police fédérale si celui-ci ne lui restituait pas son dû.

Edwin s'est battu pour apprendre à coudre. Il a longtemps tâtonné avec les machines, a ruiné de nombreux vêtements. Il lui a fallu un mois pour faire ce que ses cousins arrivaient à faire en quatre jours. Parfois, un homme d'affaires qui bossait avec Severo se pointait à la maison et exigeait une production plus soutenue. « Si mon cousin disait qu'il n'était pas en mesure de le faire, le type lui disait "C'est ton problème, tu me livres demain" », raconte Edwin. Ces nuits-là, Edwin et les autres ne dormaient pas.

Sa famille en Bolivie l'a supplié d'envoyer de l'argent. Ils ont fini par déménager dans une petite maison à louer. Edwin mentait à son fils et sa fille lorsqu'ils lui demandaient comment il allait. « Imaginez, j'arrive de Bolivie avec un plan solide pour pallier le niveau de vie très bas de ma famille, explique Edwin. Imaginez juste comme mes enfants auraient réagi. »

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Il est apparu évident que Severo n'avait aucunement l'intention de rétribuer ses employés correctement. Du coup ils ont tous progressivement arrêté de travailler. Lorsqu'un cousin affichait son désir de partir, Severo leur répondait de faire ses valises. Puis il le prenait dans sa voiture et le laissait sans le sou à la station de bus de Guarulhos. Edwin n'a jamais su où ses cousins étaient allés. Il a attendu, endetté, sans contact, jusqu'à ce que l'atelier cesse de fonctionner. Enfin, il n'est plus resté que lui et les enfants de Severo. Un soir, il a fait son sac et s'est tiré. Il a dormi dans le vestiaire d'un terrain de foot trois jours durant, avant de partir en direction de São Paulo pour chercher du travail. Il a finalement trouvé ce restaurant péruvien à côté de Cracolândia *.

L'après-midi où j'ai rencontré Edwin, je me suis rendu jusqu'à la baraque de Severo, à Guarulhos, et j'ai attendu que sa voiture vienne se garer. Un type robuste, avec une tête de carlin, a défoncé la porte et s'est dandiné jusqu'à l'auvent.

« Qui me juge ? » a-t-il éructé lorsque je lui ai demandé s'il était le propriétaire de l'atelier. « Je dois le savoir. » Il n'y avait pas d'atelier à l'intérieur d'après lui, juste ses enfants et deux cousins venus lui rendre visite. Il m'a fait entrer dans la maison. Au premier étage, il y avait une pièce au sol carrelé. Des machines à coudre étincelantes. Un tas de chutes de textiles remplissait une poubelle, dans un coin. Personne n'y travaillait.

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« C'est rien que des mensonges de jaloux et de bons à rien », m'a dit Severo.

Je lui ai donc demandé pourquoi il y avait autant de machines s'il ne faisait pas tourner un atelier. « Il y en avait un avant », a-t-il admis. Mais il l'avait fermé, selon lui.

« Les couturières veulent travailler peu et gagner beaucoup. Ça se peut pas, vous voyez », m'a-t-il dit. « Autant arrêter les frais. » Le lendemain de la Confederado festa, j'ai conduit 50 kilomètres pour aller visiter ce que les archives du ministère présentaient comme un atelier de misère tenu par Gabriel Miffia Alanes et Eusebia Villalobos Tarqui, le couple bolivien arrêté lors de l'opération anti- esclavagisme à Americana. Le GPS m'a amené jusqu'à un parking. Au-dessus, on voyait une sorte de maison en contreplaqué sur un squelette d'acier. Dans un coin, j'ai vu une bâtisse délabrée. Un deux-pièces. Les murs avaient la même couleur marron que la terre. Je me demandai, en allant à la rencontre d'un type avec un bob et des bottes de chantier, si ce taudis avait pu autrefois être un atelier.

Le type a plissé les yeux quand je lui ai demandé ce qu'il faisait. Décontenancé, il a dit qu'il travaillait à la construction d'une banque. Il n'avait pas entendu qu'il y avait eu une fabrique ici, mais il y avait quelques Boliviens qui vivaient dans la rue juste en face. Il ne savait rien d'eux, si ce n'est qu'ils ne sortaient que le matin ou à la nuit tombée. Ils marchaient la tête basse, sans jamais dire bonjour.

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Il m'a fallu quelques minutes à taper sur la porte en métal rouillé avant qu'un homme aux cheveux noirs et aux joues cireuses ne sorte sa tête. Son avant-bras, enfoncé dans son short, était décoré d'un scorpion. Derrière lui, des vêtements pour nourrissons pendaient sur une corde à linge.

Je lui ai demandé s'il y avait eu un atelier dans sa maison. « Oui, dit-il. Mais ça fait un moment que ça a fermé. » Le ministère était venu il y a plusieurs mois. « Il n'y a pas eu de problème, m'a-t-il dit. Tout le monde avait ses papiers. »

Lorsque je lui ai demandé s'il avait eu vent de quelque affaire d'esclavage dans le quartier, il s'est braqué. « Ce n'est pas de l'esclavage, a-t-il dit. Quand je suis arrivé de Bolivie, je travaillais de 7 heures du matin jusqu'à minuit. Le patron ne m'a jamais forcé. Si j'avais travaillé comme un Brésilien, de 7 heures du matin à 5 heures du soir, je n'aurais jamais fait assez d'argent. »

Puis, j'ai amené sur le tapis l'histoire d'Alanes, l'homme arrêté en possession d'esclaves an auparavant. Il a hésité. Et il a dit : « C'est moi. »

L'adresse que j'avais, celle dans les fichiers du ministère, m'avait mené là où Alanes et sa famille vivaient. L'atelier d'en face, c'était l'endroit où il avait vraisemblablement retenu ses ouvriers. Un an après l'intervention du ministère dans son atelier de misère qui avait libéré ses travailleurs – et fait de ce cas une affaire nationale –, la fabrique était toujours debout. Alanes était encore là.

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Il a disparu dans la maison. Peu après, une femme avec un élastique dans les cheveux s'est présentée à la porte – Tarqui, sa femme. Elle a exposé la situation : les seules personnes qui travaillaient désormais dans l'atelier, c'étaient elle et son mari. Ils fabriquaient des shorts pour une école privée de São Paulo, mais ils m'ont dit que s'ils me montraient le logo de l'école, ils perdraient le boulot. Très bien. Elle a ouvert la porte et m'a fait signe de la suivre.

Un chemin en béton passait devant des petites constructions en parpaing et conduisait jusqu'à un énorme pavillon au toit en étain soutenu par des poteaux en contreplaqué, à l'arrière de la parcelle. Des tissus, des emballages en plastique et des boîtes en carton recouvraient le sol. Deux affiches plastifiées décolorées – l'une à l'effigie d'une vieille équipe de Palmeiras, un club de foot de São Paulo, l'autre avec une vue aérienne sur les hauteurs de La Paz – étaient punaisées sur des murs marqués par l'humidité. Des luminaires pendouillaient au plafond. Une partie du toit s'était effondrée, on voyait le ciel au travers. Une douzaine de machines à coudre reposaient sur des tables.

Tarqui s'est tournée vers moi, dans un coin de la pièce. Elle a ramassé un ou deux shorts de sport en nylon rouge et a croisé les bras. Elle a dit que l'école payait 90 centavos – 20 centimes d'euros – par paire. Et qu'elle et son mari en produisaient à tour de bras. À peu près 2 000 par semaine. En échange, ses enfants avaient le droit d'étudier dans cette école. Elle a insisté sur le fait que ses enfants n'avaient jamais travaillé ici. (Amancio, l'inspecteur du travail, m'a dit qu'il suspectait le contraire.)

À la croire, elle se serait retrouvée à gérer un atelier de misère par accident. En 2001, elle avait déménagé au Brésil suite à l'invitation d'une Bolivienne qu'elle connaissait et qui s'était mariée à un Brésilien. Elle cherchait une nounou. Elle est montée dans un bus et a affronté les deux jours de trajet jusqu'à São Paulo. Elle a fini par lâcher le boulot de nounou pour en prendre un autre, dans une fabrique. Quelque temps plus tard, elle et son mari ont ouvert leur propre fabrique. Ils ont signé plusieurs commandes. Une semaine, ils se sont retrouvés à devoir produire 1 000 pièces. Impossible de le faire à deux. Ils sont allés à la rencontre de Boliviens sur une place de la ville. Ils en ont engagé un, puis un autre, et en 2011, le ministère du Travail a fini par toquer à leur porte.

« Maintenant je me sens un peu perdue, m'a dit Alanes. Fatiguée aussi. »

Le ministère a demandé à HippyChick Moda Infantil, la compagnie qui vendait les vêtements d'Alanes et Tarqui à Lojas Americanas, de payer aux travailleurs et aux propriétaires de l'atelier des indemnités de licenciement et des « compensations morales ». HippyChick a payé les travailleurs au bout de cinq jours. Après cela, tous sont partis pour de bon. Alanes ne sait pas où ils sont allés. C'est cette absence de trace, plus que tout, qui est la caractéristique du système esclavagiste brésilien. Aucun des travailleurs n'a laissé de témoignage.

Une autre chose a marqué les esprits : le cadenas et la clé. Au début, Alanes a dit que le ministère mentait. Puis, au téléphone, Tarqui a reconnu que tous deux gardaient les portes fermées, tout en insistant sur le fait que les ouvriers avaient accès à la clé. Elle a dit que celles-ci avaient été volées par le passé. En novembre 2013, la justice fédérale du Brésil avait ouvert une enquête criminelle contre Alanes pour avoir placé ses travail- leurs dans des conditions similaires à celles de l'esclavage, crime pouvant être puni à hauteur de huit ans de prison.

Daniel Carr de Muzio, une sorte de généalogiste des Confederados, m'a ouvert la lourde porte en bois de sa maison, dans un lotissement fermé construit dix ans auparavant dans la campagne de São Paulo, le Jardim Buru. Un pick-up orné d'un drapeau confédéré trônait dans l'allée. De Muzio a grandi au Brésil et a baigné toute sa vie dans l'héritage de sa famille confédérée. Sa grand-mère parlait d'Abraham Lincoln en utilisant le terme « ce mec, là », et ce, jusqu'à sa mort. Son grand-père avait pour habitude de jeter ses cartes de baseball où figuraient des joueurs noirs. Aujourd'hui adulte, De Muzio reste fidèle à ses origines américaines. Il est traducteur anglais-portugais, et parle lui aussi avec la voix trainante typique du Sud.

Sa maison est semblable à une grande tanière, tapissée de chandeliers. On y trouve de larges baies vitrées ouvrant sur un jardin accueillant des eucalyptus et diverses variétés subtropicales de citronniers. Sur une crédence, à côté d'un plateau en verre où étaient entreposées des bouteilles d'alcool, j'ai remar- qué des petits drapeaux : celui du Brésil, celui des États-Unis et celui des Confédérés. Tandis qu'il me faisait faire le tour du propriétaire, habillé d'un short en madras et d'un tee-shirt, De Muzio me montrait non sans fierté sa collection de souvenirs de famille et de Confederados – des livres, des papiers, de vieilles photos. À côté de son ordinateur, j'ai eu le temps d'entrevoir un exemplaire des Faits que les historiens oublient : le livre d'un jeune Confédéré, et un autre ouvrage nommé Les Tribus blanches oubliées.

Assis dans son rocking-chair, sur sa terrasse, l'œil rivé sur son terrain verdoyant, il a essayé de contrecarrer ma théorie selon laquelle les Confederados étaient arrivés au Brésil pour maintenir la pratique de l'esclavage. « Les esclaves n'avaient nulle part où aller après la guerre civile », m'a-t-il dit. Le Brésil paraissait être une bonne option. « Je suis sûr qu'ils sont venus de leur plein gré, m'a-t-il dit. Ces gens, vous savez, avaient été élevés par leurs maîtres. Ils ne savaient pas s'occuper d'eux-mêmes. Ils avaient sans doute très peur de se retrouver seuls. »

Lorsque j'ai demandé à De Muzio s'il avait déjà entendu parler des affaires d'esclavage moderne au Brésil, il a répondu par l'affirmative. Des Haïtiens sur des chantiers, des Boliviens dans des ateliers. Il a froncé les sourcils en jetant un charbon d'eucalyptus dans le poêle. « Mais tout ça n'a rien à voir avec nous », a-t-il précisé.

Les Confederados sont des gens à la peau claire issus de la classe moyenne supérieure et de la bourgeoisie brésilienne. Ils sont les héritiers des quelques Sudistes ayant réussi à préserver, dans un autre pays, un simulacre de leurs plantations disparues. Ils célèbrent aujourd'hui un mythe ayant peu à voir avec leur véritable passé, et obstinément aveugle au présent.

À la festa, j'ai rencontré Cindy Gião, venue selon ses dires pour visiter. Ce n'était pas une descendante. Elle m'a dit qu'elle ne savait presque rien de la Confédération. Elle était venue à l'invitation du père de l'un de ses amis, Robert Lee Ferguson. Gião pensait qu'elle avait des origines italiennes, espagnoles, portugaises, peut-être même néerlandaises. Mais elle n'en était pas sûre, pas plus que ne l'étaient ses autres amis. Au Brésil, personne ne peut le savoir d'après elle. « C'est un tel mélange », a-t-elle soupiré. C'est aussi la raison pour laquelle beaucoup de Brésiliens envient les Confederados – eux possèdent un vrai lien avec leur passé.

Pour les Confederados, cette célébration de leur héritage sudiste se fait en toute innocence, sans calcul. Leur Confédération est un assemblage de sons, de mots et d'images : un morceau de Johnny Cash, les westerns, un drapeau. L'amertume des Sudistes blancs s'est muée en une forme d'oubli kitsch, une sorte de déni. Le genre d'aveuglement qui tend à rendre invisible l'esclavage d'aujourd'hui.

« Les Brésiliens ne s'intéressent pas franchement à l'histoire du pays, a dit Gião. On l'apprend à l'école, mais on n'a pas de fêtes pour commémorer ce que nos ancêtres ont fait pour nous. » Elle s'est alors tournée vers la scène pour écouter une interprétation du « Summertime » de Porgy and Bess. Puis elle a regardé un homme hisser le drapeau brésilien juste à côté du Stars and Bars, le drapeau des Confédérés.