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LE NUMÉRO 1994

Métro Vétéran

Après avoir défoncé les murs de Paris, les voies ferroviaires et le réseau métropolitain, JR Ewing aka Oeno du crew VEP s’apprête à faire encore parler de lui dans l’underground hip hop. Il vient de monter son propre label, Arsenal Records, dans...

photo : Armen Djerrahian

interview par julien morel
photo par armen djerrahian Après avoir défoncé les murs de Paris, les voies ferroviaires et le réseau métropolitain, JR Ewing aka Oeno du crew VEP s’apprête à faire encore parler de lui dans l’underground hip hop. Il vient de monter son propre label, Arsenal Records, dans le but de donner une vraie crédibilité au rap français dont la qualité s’effondre au fil des années – qu’il s’agisse des lyrics, de l’attitude ou plus prosaïquement de l’originalité. C’est avec La Cliqua que JR espère entamer une carrière prospère dans l’industrie musicale et concurrencer les NTM, IAM et le très suffisant MC Solaar. On est allés le voir pour lui parler de graffiti, de son séjour en prison et de son nouveau métier de CEO. Le renouveau du rap en France, c’est lui. Vice: Hé JR, tu peux me parler de ton nouveau label, Arsenal Records ?
JR Ewing : OOn est en train de travailler sur Conçu pour durer de La Cliqua, un EP qui, en théorie, devrait révolutionner le rap français, et qui va sortir dans les prochains mois. Pour l’instant on a signé un contrat de distribution avec Night & Day, c’est un label spécialisé jazz mais ils essayent de se recentrer dans le rap. J’ai rencontré un mec dans mon shop de disques, il s’appelle Daddy Lord C, et c’est le seul mec en France qui ne sonne pas français. C’est quoi La Cliqua, en fait ?
C’est une réunion de mecs qui ont tous des projets solo à côté de ça et qu’on a tous rencontrés par des biais différents. Pour l’instant, on vient juste de monter le collectif, et on veut sortir le disque pour les présenter au public, leur faire une sorte de carte de visite. Et après pourquoi pas leur faire sortir des solos une fois qu’ils seront plus connus. Pourquoi pas avec Rocca ou Daddy Lord C. Il est pas boxeur, ce mec ?
Si, il est boxeur pro, et ça implique qu’il a un emploi du temps très chargé. Et de toute façon, depuis les Black Dragons, il a toujours fait des trucs à côté hein. Et les autres ?
On vient tous de milieux différents et dans la bande, tu trouves à peu près tous types d’âges. T’as le petit jeune, Raphaël, qui a seulement 14 ans, alors que Kohndo en a déjà 24. Je pense que c’est pour ça que les gens s’identifient à nous aussi facilement : y’a vraiment à boire et à manger, quoi. Qu’est-ce que t’écoutes en rap ?
J’aime le rap en général, mais c’est vrai que le rap new-yorkais me touche beaucoup plus. Je pense que l’album de Mobb Deep a vrillé la tête de pas mal de gens. Moi, je les écoute depuis leur premier vrai album, Juvenile Hell. C’est vraiment mon groupe culte. Puis d’autres groupes aussi, pas mal de Wu-Tang. Et encore plein de petits labels indépendants qui sortent du vinyle un peu partout, dans les petites boutiques sur New York. Il y en a qui sortent un maxi et puis on ne les entend plus jamais. Ils lâchent l’affaire, ou ils se font buter, on sait pas. Tu crois qu’il y a une nouvelle génération qui va émerger ?
Ouais, je pense que certains disques qui sont sortis cette année, comme celui de Notorious B.I.G. par exemple, on pourra les réécouter des années plus tard, même en 2010. Ça m’étonnerait par contre qu’on réécoute les albums d’il y a sept, huit ans, qui ont déjà pris un sacré coup de vieux. J’écoute KRS One et tous ces trucs avec déjà beaucoup de nostalgie. À l’époque c’était des disques révolutionnaires, mais qui restent des témoignages d’un moment. Je les trouve temporels, en fait. Outre les EPMD, Eric B. & Rakim, quelques Kool G Rap ou les Lord Finesse, le reste sonne super daté. Et qu’est-ce que tu penses du rap français ? NTM c’est naze ?
La première fois que je les ai écoutés, ça devait être à l’émission de Dee Nasty sur Nova, j’avais trouvé ça frais et je trouvais que les mecs déchiraient en freestyle. Puis il y a eu les premiers morceaux, « Note mon nom sur ta liste » d’Assassin ou « Le Monde de demain », qui pour moi sont des super classiques. Mais leur gros problème, c’est que tout ce qu’ils font reste trop français, qu’il s’agisse des paroles ou des productions. Alors, je dis pas que c’est pas bien, mais c’est pas mon truc. C’est pour ça que t’as monté Arsenal, pour créer un « bon » rap français ?
Ben, disons que quand j’écoute La Cliqua, j’ai pas l’impression d’entendre du rap français. Et en plus c’est pas pompé, même si dans le flow de Rocca, par exemple, tu peux reconnaître Method Man ou un mec comme Mic Geronimo. Et grâce à ça, on amène des gens réfractaires au rap français vers nous. Ce sera positif pour tout le mouvement, je pense que tout le monde finira par tirer son épingle du jeu. À l’allure où vont les choses, il est possible que d’autres groupes, d’autres labels soient influencés par ce qu’on essaye de faire en ce moment. J’ai vraiment l’impression qu’on est en train d’assister à une révolution dans le rap français, à l’arrivée d’une nouvelle vague. Parmi eux, quels rappeurs tu vois devenir importants ?
Je pense que Booba de Lunatic risque de devenir gros assez vite. Avec les X-Men. Puis d’autres artistes, genre Diable Rouge, Oxmo Puccino, Pit Baccardi, des mecs du Ménage à 3 comme les 2 Bal 2 Neg’, East aussi. On s’en rend compte quand on organise des concerts ou qu’on fait des radios, y’a plein de petits gars qui sont en train de s’agiter partout en France. Des mecs comme Ärsenik risquent de faire évoluer le truc très prochainement. En musique électronique aussi, avec des mecs comme Cassius et Daft Punk. Tu penses que tous ces mecs peuvent devenir connus à grande échelle ?
Pour ça, il faudrait qu’une grosse radio s’y mette et qu’elle le fasse bien. Parce que pour l’instant, en dehors de Nova ou des petites radios comme Générations ou FPP, presque personne ne s’intéresse à nous. De notre côté, on a la chance d’avoir Radio Nova, c’est Bizot qui nous pousse. Il est derrière nous comme il l’a déjà fait avec beaucoup de gens, c’est une sorte de précurseur, toujours à l’avant-garde, et qui s’intéresse énormément à l’underground. On attend l’intervention d’une grosse radio première sur le rap, mais si elle le fait mal, j’ai bien peur que tout soit récupéré très vite et que tout le monde reproduise ce qui marchera. Du coup, si ce n’est que la merde qui marche, tout le monde fera de la merde.

Avec La Cliqua, vous êtes sur la B.O. du film de Kassovitz là, La Haine ?
Oui, on a réussi à placer « Requiem » dessus, et on en est très contents. C’est Solo d’Assassin qui est venu nous chercher pour participer à la B.O. parce qu’il voulait mettre en priorité des groupes du 18ème arrondissement. Je pense que la sortie de la bande originale en même temps que celle du film va nous donner une assez grande visibilité. On retrouve aussi le Ministère A.M.E.R. ou Expression Direkt, qui ont mis deux excellents morceaux hardcore sur la compile. Ça rejoint un peu ce que je te disais tout à l’heure, je crois que la sortie de cette B.O. va constituer un tournant dans l’histoire du rap français. Ça peut même devenir aussi important que ce que Rappatitude a été il y a quelques années. Tu penses quoi du film ? T’as eu l’occasion de le voir ?
Non, je le verrai quand il sortira en salle. Il paraît que ça va être très gros, que c’est le premier film bien réalisé sur la banlieue. On verra, on se rend pas bien compte de que ce sera. Des mecs que je connais m’ont dit qu’il deviendrait culte. Si c’est le cas, il aura ses détracteurs, qui le remettront en question dans les années à venir, et il y aura les autres, qui l’adoreront. De mon côté, je pense que ça ne peut faire que du bien. Est-ce que ça te saoule de savoir que toute la culture hip hop et l’image de la banlieue peuvent être caricaturées par des gens qui en sont éloignés ?
Ça me fait un peu penser à Cachin à l’époque de Rapline, tout le monde lui en voulait plus ou moins parce qu’il était pas du sérail, qu’il ne venait pas du même milieu que nous. Ça ne m’a jamais posé de problème. Dans tous les mouvements artistiques, il y a des gens « extérieurs » qui ont pu populariser le truc parce qu’ils avaient plus de moyens. L’archétype de ce schéma, c’est Martha Cooper et Henry Chalfant qui ont fait publier Subway Art, alors qu’ils ne venaient pas du milieu. Mais si Subway Art et Spray Can Art n’étaient pas sortis, le graffiti n’en serait pas là aujourd’hui. Je refuse d’appartenir à une secte. Ce que font L’Affiche et Nova nous aide vraiment, ils prennent des risques en nous soutenant. Qui d’autre s’intéresse à vous ?
Dans la « vraie » presse, il n’y a que L’Affiche qui parle de nous. Mais après, dans l’underground, t’as plein de fanzines qui sont à fond, des petits trucs comme Yours ou Down With This. Mais le truc, c’est que c’est vraiment du mode fanzine, on est connus dans la Zulu Letter et c’est tout. Puis comme je te le disais tout à l’heure, t’as toute la sphère Nova. On parlait des « milieux » artistiques, mais du coup, tu ne m’as pas dit de quel « milieu » social tu venais.
C’est assez compliqué. Mes parents étaient très rock ‘n’ roll, du coup ils n’ont pas eu trop le temps de s’occuper de moi. J’ai donc été habiter avec mes grands-parents, d’anciens communistes déçus du stalinisme, ce qui impliquait de quitter Paris et de me retrouver dans le 77. J’ai eu un peu de tout, c’est assez difficile à expliquer. Disons que j’ai eu une enfance très Woodstock, très Rolling Stones. Mes parents allaient au Palace à l’époque. Jamais beaucoup d’argent donc, mais même si j’en ai un peu vu de toutes les couleurs, je ne peux pas me plaindre. Puis, plus tard ?
Je me suis rebellé comme je pouvais, en écoutant du rap. C’était mes Rolling Stones à moi. Je me suis mis au graffiti pour faire un truc dans lequel je me retrouvais vraiment. Et crois-moi, c’était vraiment dur de rivaliser avec les goûts musicaux et artistiques de parents comme les miens. Je me suis donc mis au graffiti, mais, c’est le cas de le dire, il m’en a aussi fait voir de toutes les couleurs. Malgré ton passage en taule, tu continues de graffer en ce moment ?
J’essaie autant que possible, mais principalement à l’étranger. En France, y’a toujours cette épée de Damoclès qui trotte au-­dessus de ma tête. Le problème c’est qu’en sortant de prison, j’ai eu cette mauvaise idée de ­partir à New York, et j’ai tout de suite rechopé le virus, puissance 1000. Du coup j’ai refait pas mal de pièces, sous les pseudos de Mush, Kent, Raki, Sen etc. Parce que je sais que si je refais un métro avec le nom « Oeno », des gens vont venir frapper très tôt le matin à ma porte. Même si tu continues aujourd’hui, tu ne penses pas que c’est déjà du passé ? Je veux dire, t’es un patron de label maintenant.
Ce ne sera jamais du passé, et même si je ne peux plus niquer de murs, je trouverai d’autres moyens ; des toiles par exemple. Après c’est vrai que ce que je préfère, c’est le vandalisme pur et dur, mais bon. Il suffit juste de me voir au téléphone, il suffit que j’aie un bout de papier sous la main, et je le défonce de tags. C’est le syndrome le plus évident. Mais vis-à-vis des artistes que l’on développe – des nouveaux gars comme la Mafia K’1 Fry notamment, c’est vrai que j’ai plus trop le droit de faire de conneries à côté. C’était comment la prison ? T’as fait combien de temps ?
J’ai fait un mois et demi là-bas. C’était dur. C’est jamais une partie de plaisir, de toute façon. Puis surtout, j’avais 18 ans à ce moment-là, je passais mon bac, et c’était une arrestation assez impressionnante. C’est la même équipe que celle qui a arrêté Action Directe qui s’est occupée de nous. Ils nous ont poursuivi pendant un mois, ont mis tout le monde sur écoute, on avait vraiment l’impression qu’ils arrêtaient un groupe terroriste. Et puis surtout, j’aurais jamais pensé qu’ils nous enverraient en prison pour du graffiti. Mais sinon, ça s’est plutôt pas mal passé là-bas, même si le premier mois est toujours super dur et qu’il n’y a rien de plus chiant que la prison. Il n’y a pas beaucoup de gentils garçons en prison hein. Comment vous avez réussi à rentrer à Louvre Rivoli ?
On avait les clés, en fait. J’avais déjà fait un repérage auparavant et j’avais prévenu tout le monde, parce que je savais que ça allait foutre le bordel et qu’on allait beaucoup en parler parce que c’était une station que personne ne taguait. Y’avait une sorte de vieux culte autour de cette station, elle était un peu intouchable. Même Boxer m’avait dit : « Ouais non, la station Louvre, ça se fait pas, elle est belle. » Au départ, j’avais prévu qu’on la fasse à quarante ou cinquante, avec des pots de peinture, que ce soit un truc énorme. On s’était donné rendez-vous à la station d’après, Palais Royal, et tout le monde était là. Puis les mecs ont dit : « Non ça va être chaud, on va se faire serrer » et personne n’est venu. Vous étiez combien du coup ?
Seulement trois. J’y suis allé avec Stem et Gary. On est partis fumer quelques joints chez Stem, on a dessiné les sketches des graffs qu’on allait faire, et on a débarqué à 4 heures du mat’ avec les clés, par la grille. Vite fait, bien fait. On a tout saccagé. Puis tout le monde a halluciné.
On a directement fait la une du 20 heures, et on a de suite compris pourquoi tout le monde avait eu peur de venir avec nous. C’était la panique. Tout le monde dégageait les bombes de chez soi, les mecs brûlaient leurs books, ça ne parlait que de ça. Mais en même temps, je continuais à défoncer, ça a même été mon plus beau mois. J’ai niqué la station Saint-Mandé pour le concert de SOS Racisme. L’Opéra Bastille, aussi. Et quand la police a finalement réussi à nous cibler, ils étaient carrément dans le métro avec nous à chaque fois que l’on sortait dans les dépôts. Mais comme ils voulaient faire une arrestation simultanée avec tous les tenants et les aboutissants, ils ne pouvaient pas nous arrêter. Et pas nous laisser faire non plus. Du coup, quand ils nous voyaient, ils nous jetaient des cailloux pour nous faire fuir. Plus tard, ils nous l’ont avoué : « C’était nous qui vous jetions des cailloux, on vous suivait depuis des heures. » Enfin bon je ne regrette rien, et si je devais refaire ce que j’ai fait et que je considère comme l’acte ultime du graffiti en France, je resigne de suite.