Sur les traces de Monsieur Suzu, maître tofu de France

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Sur les traces de Monsieur Suzu, maître tofu de France

On est partis à la rencontre d'Akira Suzuki, un vieux monsieur Japonais qui a consacré toute une partie de sa vie à fabriquer l'un des meilleurs tofus de France.

Quand j'ai su que j'allais rencontrer Monsieur Suzuki, j'appréhendais un peu de me retrouver face à un genre de guru du tofu, l'une de ces rares personnes présentes sur le territoire Français à avoir fait un jour le choix de dédier une bonne partie de sa vie au fromage de soja. Légèrement impressionnée, j'ai fouillé tout Internet à la recherche d'un éventuel manuel de survie capable de me souffler les codes pour échanger avec un septuagénaire japonais. Je me disais que j'allais devoir maîtriser bien des formules pour comprendre la science d'un véritable senseïdu lait caillé, pour capter la sagesse d'un Maître Miyagi du grain de soja.

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D'ailleurs, quelqu'un qui termine ses e-mails par « salutations » ne pouvait être qu'un homme savant, zen et quelque part, un peu intimidant. Mais pas plus d'un thé avec Monsieur Suzuki a suffit à me mettre à l'aise et en vrai, Monsieur Suzu, derrière sa pipe, est un homme au rire facile qui aime prendre à contre-pied tout en gardant un air contemplatif.

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En préparant notre rencontre, je bouillonnais d'en savoir plus sur le personnage et surtout, sur le mystère que la presse s'amusait à faire planer autour de son histoire : celle d'un vieux monsieur japonais discret qui fabriquait le meilleur tofu de Paris dans son garage et qui entretenait des liens privilégies avec les grands restaurants gastronomiques parisiens.

Car Akira Suzuki — « Monsieur Suzu » — est à l'origine du « Suzu Tofu », que d'aucuns reconnaissent comme étant le meilleur tofu artisanal de Paris. Un mets très recherché par les amateurs de lait de soja de la capitale qu'il a commencé à fabriquer en 2004 dans sa petite maison de Bois d'Arcy. Aujourd'hui retiré du métier, il a légué son affaire en mars 2015 à un certain Takayanagi, un pâtissier installé au Mans.

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C'est muni d'une calculatrice, comme s'il tenait à toujours garder un œil rationnel sur le poids des années passées, qu'il me raconte son long périple depuis son pays natal, le Japon, jusqu'en banlieue parisienne, en 1978, bien avant de démouler son premier Suzu Tofu.

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Dans un français impeccable, il me fait comprendre que son histoire se rapproche plus de celle de l'immigré japonais qui cherche à refaire sa vie à l'autre bout du monde que de celle de l'inconditionnel du tofu, parti en mission loin de ses terres pour éduquer les papilles occidentales.

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« Vous permettez ?, me demande poliment Akira avant d'allumer sa pipe. Les cigarettes, ce n'est plus pour moi. »

Il rêve de devenir ingénieur, mais un problème de vue l'empêche de poursuivre des études dans cette voie. Par défaut, il se met à l'anglais, puis le français, et se découvre une passion pour le latin et l'étymologie. Ces études en langues vont lui permettre de décrocher un emploi dans une multinationale française à Osaka. « J'ai une longue relation avec la France », aime-t-il à me rappeler, même si ça lui est tombé dessus un peu par hasard.

En 1979, en pleine crise du pétrole, la société dans laquelle il travaille fait faillite et il touche une indemnité qui lui permet de partir s'installer en France. Il est embauché dans une entreprise qui fabrique des produits chimiques, dans le Val d'Oise, où il travaillera pendant plus de vingt ans. Sa femme, restée au Japon, finit par le rejoindre. Ils ont des enfants — Jusqu'ici, l'histoire de Suzuki ressemble à celle de n'importe quel immigré qui est parti s'exiler loin de chez lui et qui a réussi.

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Et puis, à l'aube de la retraite, en 2004, les fins de mois deviennent de plus en plus difficiles et la maigre pension du couple ne suffit plus. Monsieur Suzuki se résigne à devoir retourner travailler. Il repense alors à ce rêve de gosse qui l'anime encore : celui de devenir un ingénieur ou un inventeur, du moins, il ressent cette envie de créer son propre produit. Un ami proche lui conseille de se lancer dans la fabrication du tofu. Au début réticent à l'idée, il décide finalement de se lancer dans l'aventure.

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« Je notais tout : la température, le temps de repos et de coagulation. La combinaison des deux est essentielle. » Après deux ans d'essais et plus de 200 tentatives, il a ajusté la recette jusqu'à la perfection.

« L'important, c'est de faire ou de ne pas faire », martèle-t-il quand je l'interroge sur la raison qui l'a poussé à choisir cette direction. Comme si pour lui, l'important n'était pas vraiment de savoir pourquoi il allait partir dans la voie du tofu, mais plutôt, quand est-ce qu'il allait commencer. « Au début, je ne connaissais rien du tofu », reconnaît-il. C'est peut-être la raison pour laquelle il s'attelle à goûter tous les tofus disponibles à l'époque à Paris. Il met la main sur 10 échantillons : 7 de fabrication asiatique et 3 exemplaires made in France. Rien ne lui plaît, rien n'est assez bon et il y voit alors une bonne opportunité : « Je me suis dit: « Ah, tiens, il y a une possibilité. Si je fais quelque chose de bon, j'ai ma chance. » », se souvient-il aujourd'hui en se marrant.

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Pour apprendre la science du tofu, Akira embarque pour son pays natal où il rencontre des artisans de tofu et achète ses premières graines de soja. « J'ai consacré en tout deux ans de ma vie à la mise au point de ma recette », me lance-t-il sûr de lui, après avoir pris soin de vérifier la concordance des temps sur sa calculatrice.

Aujourd'hui, Monsieur Suzuki jouit d'une vraie science du tofu, comme s'il avait fait ça toute sa vie. Entre deux bouffées sur sa pipe, il prend le temps de m'expliquer les détails de sa fabrication : Il faut d'abord fabriquer le lait de soja, en trempant les graines de soja séchées, que l'on moud puis que l'on fait bouillir avant d'égoutter ; ensuite, on utilise un coagulant, le nigari, qu'on ajoute au soja liquide. Le lait se caille lentement et quand il est prêt, on le comprime dans des moules.

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L'ancien atelier de Monsieur Suzuki, d'où sortaient les barquettes de son fameux Suzu Tofu. Photo : Akira Suzuki.

Monsieur Suzuki passe en revue les différentes variétés de graines de soja qu'il a utilisé et revient sur l'importance du choix du coagulant, le nigari (de l'eau de mer dessalée). Il insiste : ces deux éléments peuvent influencer considérablement sur le goût final du produit. « Il n'y a qu'au Japon que l'on cultive le soja différemment en fonction de ce à quoi il va servir. Il y a des variétés de soja différentes pour le tofu, pour les gâteaux, pour la sauce de soja, pour le miso, et ainsi de suite. Il y a des milliers de variétés. En France, on cultive un type de soja pour toutes les utilisations », s'applique-t-il à m'expliquer.

Enfin, il consent à me livrer une des clés de son succès : « Je notais tout : la température, le temps de repos et de coagulation. La combinaison des deux est essentielle. » Après deux ans d'essais et plus de 200 tentatives, il a ajusté la recette jusqu'à la perfection.

Monsieur Suzuki s'est fait connaître par le bouche à oreille : « J'ai commencé tout petit », se rappelle-t-il en posant un classeur sur la table. C'est dans ce dernier qu'il garde précieusement toutes les publications qui sont parues sur lui, comme une preuve matérielle de son heureux passé. Il se rappelle avoir fait la tournée des restaurants japonais pour leur faire goûter à son tofu, avant que OVNI, un journal édité par la communauté franco-japonaise, ne l'aide à se faire une place dans le petit marché du tofu parisien.

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« C'est l'avis des clients qui est important, ce sont eux qui apprécient. Et les gens ont acheté mon tofu. Ça prouve que la qualité n'était pas si mauvaise. », résume-t-il assez modestement. Car avec du recul, encore aujourd'hui, le Suzu Tofu ne semble pas connaître de véritable concurrence. À Paris, les restaurateurs les plus reconnus de la capitale qui étaient à la recherche d'un tofu d'exception ont tous sonné à sa porte à un moment donné. On trouve aujourd'hui encore le tofu d'Akira dans les assiettes des restaurants de l'Hôtel Meurice, du Cler et du Shangri-La. Il y en eu d'autres, tout aussi prestigieux, mais il feint de ne plus se souvenir de leurs noms.

Chez nous les Japonais, on pense de macro à micro. On pense à la totalité d'abord — c'est tout ce qu'il y a autour de soi — puis on va vers le plus petit. Et après le plus petit élément, il ne reste rien. C'est là que se trouve l'esprit du zen.

Après avoir connu des débuts modestes, il se rend donc compte que le business de tofu est un très bon plan : « Je vendais du lait de soja aux restaurants étoilés dans les bouteilles de volvic de 1,5 L. Mais je leur vendais 10 fois plus cher et ils acceptaient le prix sans rechigner. » Les chefs utilisent alors les produits de Suzuki principalement pour faire des sauces ou des salades et dans le cadre d'une cuisine végétarienne. Paradoxalement, cet usage n'a rien à voir avec celui que l'on fait du tofu au Japon, où on le consomme davantage cru, coupé en dés, avec de la sauce soja. Un constat qui n'ébranle pas les convictions de Monsieur Suzuki : « On n'est pas au Japon. Ici, c'est la cuisine française ! »

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D'ailleurs, les plats que l'on sert dans les restaurants étoilés ne l'impressionnent pas plus que ça. À l'écouter, ce qu'il aime, c'est la cuisine de son pays. Et elle semble lui manquer, parfois. En septembre justement, il compte retourner au Japon avec sa femme pour s'installer dans une grande propriété à Nara, oùil fera pousser toute sorte de fruits et de légumes dans la terre de ses ancêtres. Alors qu'il n'y connaissait rien, ou presque, il y a quelques années, Monsieur Suzuki est devenu un passionné d'agriculture, de culture artisanale, de la campagne.

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Après plus de 30 ans en France, le couple va retourner s'installer au Japon dans cette énorme propriété de la région d'Osaka.

Le temps du tofu semble aujourd'hui loin derrière lui, alors même qu'il reconnait être tombé dedans par nécessité. Maintenant, il compte passer ses journées à « écrire un livre ». Passionné d'ethnographie, il dit avoir trouvé une « loi sur les cultures ».

Peut-être parce que j'ai eu l'air assez dubitative suite à cette annonce, il a bien voulu expliciter sa philosophie : « Chez nous les Japonais, on pense de macro àmicro. On pense à la totalité d'abord — c'est tout ce qu'il y a autour de soi — puis on va vers le plus petit. Et après le plus petit élément, il ne reste rien. C'est là que se trouve l'esprit du zen. » L'homme d'affaires — qui n'a pas quitté sa calculatrice pendant tout l'entretien — m'apparait soudain sous un nouveau jour, presque mystique. Il poursuit :« J'ai de la chance, je peux savoir comment pensent les japonais par rapport aux français, j'ai les deux points de vue. En France, on écrit la date comme ça : jour, mois, année, mais au Japon, c'est l'inverse ! »

Astucieux et calme, Monsieur Suzu semble avoir trouvé l'équilibre entre son pays natal et son pays adoptif, entre le besoin et le destin, il semble nous dire qu'après un long chemin, il a enfin trouvé le zen. C'est le destin qui l'a amené à produire en France l'un des mets le plus délicat de la cuisine japonaise. Ouvert au meilleur des deux cultures et bientôt de retour chez lui en terre nipponne, il emmènera peut-être avec lui les secrets de fabrication du frometon, comme on le fait en France. De quoi se lancer dans un business florissant de camembert au lait de soja, qui sait ?