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Nounous et femmes de ménage, ces héroïnes de l'ombre

Dans son livre « Premières de corvée », le journaliste Timothée de Rauglaudre donne la parole à celles qui rendent la vie des riches plus simple et moins fastidieuse.
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©LGM éditions

Elles sont des femmes de l'ombre, présentes dans bon nombre de foyers français. Qu'elles fassent le ménage, le repassage ou la garde des enfants, ces femmes sont indispensables au bien-être des familles aisées qui peuvent se permettre de ne pas penser aux tâches domestiques. En marge de leur travail, la plupart d’entre elles ont noué des liens de confiance, parfois familiaux et indéfectibles, avec les familles qui les emploient. Surtout auprès des enfants qui les voient comme des secondes mères.

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C’est exactement ce qu’a vécu Timothée de Rauglaudre, avec Souad, son ancienne nounou qu’il surnomme affectueusement « Tata ». Dans son ouvrage Premières de corvée, paru lundi 10 juin aux éditions LGM, le journaliste donne la parole à celle qui l’a accompagné durant son enfance, mais aussi à d’autres femmes qui rendent la vie des riches plus simple et moins fastidieuse. « Ce qui a motivé l’écriture de ce livre, c’est ma rencontre avec Rahma, à Lille en 2017, une femme qui a fait du ménage toute sa vie et qui a dû arrêter à causes de ses problèmes de santé, à l'âge de 45 ans. Depuis, elle s'occupe de ses deux gosses et mise tout sur leur réussite scolaire pour qu'ils fassent un "meilleur" métier qu'elle. Je n'ai pas pu m'empêcher de la considérer comme une héroïne ».

Des héroïnes du quotidien, symboles d'une lutte des classes à domicile, qui partagent plusieurs points communs : femmes issues de l’immigration, habitantes des quartiers populaires, elles ont eu un parcours sinueux, voire vertueux, avant d’être les anges gardiens du quotidien. « Aucune n'a choisi son propre destin, precise Timothée. Toutes avaient des rêves, être médecin, avocate, assistante sociale, mais aucune n'a pu les atteindre, simplement parce qu'elles se sont retrouvées femmes migrantes, dans l'urgence de trouver un "boulot facile", et se sont enfermées dans ce parcours subi. »

Dans le cadre de sa sortie en librairie, VICE vous offre un extrait de Premières de corvée.

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Quand « Tata » est arrivée dans la famille, je n’avais qu’un an et demi. C’est presque comme si j’étais né avec sa présence. Avant elle, il y avait Malini, une Mauricienne. Je n’ai évidemment gardé aucun souvenir de cette courte année durant laquelle elle nous gardait, mon grand frère Achille et moi. Mais à la maison, on parlait souvent d’elle. Elle était partie mais continuait de planer au-dessus de nos têtes tel un fantôme bienveillant. Dans la bouche de ma mère, elle représentait la nounou idéale, maternelle et méticuleuse. Une sorte de Mary Poppins à la française ou une Louise, personnage du roman de Leïla Slimani – sans les pulsions meurtrières.

« On l’adorait, se souvient ma mère, assise à côté de moi sur le canapé du salon. Elle était très douce d’une manière générale et en particulier avec les enfants. Elle n’avait pas encore d’enfant quand elle a commencé à vous garder. Alors elle vous traitait un peu comme les siens. Elle avait une vraie notion d’éveil de l’enfant. Moi je dessinais beaucoup, à l’époque. Comme elle voyait que j’étais dans le dessin, Achille, elle le faisait dessiner. Elle faisait beaucoup d’activités avec lui. Achille devait avoir un an et demi quand elle est arrivée. C’étaient des petites attentions. Elle me mettait de côté les habits qui ne vous allaient plus, comme elle aurait fait pour ses propres enfants. Et puis elle était très ponctuelle, fiable. »

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« Malini sait très bien ce qu’elle vaut en tant que nounou. Elle fait partie de ces "perles rares" que cherchent avec tant d’acharnement les jeunes mères bourgeoises »

J’ai croisé Malini plusieurs fois depuis qu’elle est rentrée de l’île Maurice, il y a trois ans. Quand « Tata » était coincée au Maroc à s’occuper de sa mère malade, c’est elle qui la remplaçait pour le ménage. Avant ça, je ne l’avais pas revue depuis une vingtaine d’années. Pourtant, quand je l’ai reçue un vendredi midi de mars 2018 chez mes parents, le lendemain de ma conversation avec Souad, dans la même cuisine, je n’ai pas eu l’impression de me retrouver face à une étrangère. Elle aussi faisait partie de la famille, à sa manière. Elle venait de finir son boulot du matin, deux heures de ménage, et ne pouvait pas rester longtemps car elle devait ensuite aller récupérer les enfants qu’elle gardait. Chaque après- midi, elle va chercher à l’école le benjamin de 4 ans à 15h, puis l’aîné de 9 ans à 16h20. « C’est fatigant. Entre le ménage et les en- fants, je dois courir à gauche à droite. À un moment, j’avais décidé d’arrêter et de prendre un plein temps. Là où je fais le ménage, la dame était enceinte, elle m’a dit : “J’ai vu que vous aimiez beaucoup les enfants.” Elle m’a proposé de garder le sien. J’ai réfléchi pendant deux semaines et j’ai fini par me dire que je ne pouvais pas. Je suis trop attachée aux enfants que je garde et eux aussi sont attachés à moi. Donc je suis restée à mi-temps. »

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Malini sait très bien ce qu’elle vaut en tant que nounou. Elle fait partie de ces « perles rares » que cherchent avec tant d’acharnement les jeunes mères bourgeoises. Ces femmes assez douées et attentionnées pour qu’elles puissent leur confier la chair de leur chair, et en même temps assez détachées de l’argent – pour certaines, la garde d’enfants, avant d’être un travail, serait une « vocation » – pour accepter leur salaire1. « Ce n’est pas que je me vante, mais jusqu’à maintenant on ne m’a pas fait de reproches. » Partout où Malini travaille, on la couvre de compliments et d’offres d’emploi. Avec son expérience et ses compétences, elle pourrait facilement trouver un job à plein temps. Ce qui serait beaucoup plus commode, autant d’un point de vue financier que pour réduire le temps de transport. Mais dans son esprit, abandonner les enfants dont elle s’occupe depuis trois ans est inconcevable. « J’adore les enfants. J’ai travaillé à la maison de retraite en rentrant en France. Je les aime bien aussi, les mémés. Mais pour moi c’est plus les enfants. J’aime bien faire un truc que j’aime. Ceux que je garde, je les adore. Comme mes propres enfants, Chrystel et Jason. Je retrouve les mêmes façons de vivre quand ils étaient petits. »

En tout, Malini gagne 1 600 euros par mois. Depuis qu’elle a décidé de réduire ses heures de ménage, avec un mari au chômage et deux enfants à nourrir, les choses se sont compliquées. « Au niveau du salaire, ça a diminué. Du coup, j’ai parlé avec la maman des enfants que je garde. Elle ne voulait pas que je parte. Donc elle m’a dit qu’on allait s’arranger pour pouvoir m’augmenter au mois de janvier. »

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Près d’un an après mon entretien avec Malini, en janvier 2019, alors que la mobilisation des « gilets jaunes » pour plus de pouvoir d’achat et de démocratie secoue l’Hexagone, un article de Slate tire le portrait d’une femme qui me rappelle, à de nombreux égards, les travailleuses domestiques que j’ai rencontrées1. Il est signé Alizée Delpierre, chercheuse en sociologie des organisations. « Il faudrait que moi aussi, je porte un gilet jaune ! » lui a lancé Sonia, une femme de ménage qu’elle a rencontrée dans le cadre de ses recherches. Comme « Tata », Sonia est franco-marocaine. Comme Malini, elle cumule les emplois et enchaîne les heures de transport pour se rendre du domicile d’un employeur à un autre. Elle part de chez elle à 4h50 et, de 6 heures à 19 heures, elle fait le ménage dans quatre familles différentes. Parce qu’elle ne totalise qu’une douzaine d’heures par semaine, elle s’en sort moins bien que Malini, avec un salaire mensuel qui ne dépasse pas 650 euros bruts. « C’était mon destin, je ne pouvais pas espérer mieux, mais je pense que ce n’est quand même pas normal qu’on soit beaucoup de femmes dans mon cas », confie à la sociologue la femme de 42 ans.

Dans son article, Alizée Delpierre esquisse le tableau de ces emplois extrêmement précaires, et de plus en plus : « De nombreuses études statistiques produites sur le secteur des services à la personne dressent un portrait-type de l’emploi domestique en France, relativement stable depuis le début des années 2000 : un emploi majoritairement à temps partiel, faiblement rémunéré, qui pousse les employées de maison à multiplier les employeurs pour travailler plus d’heures.» Au niveau horaire, le salaire des travailleuses domestiques est dans la moyenne, voire légèrement au-dessus du salaire moyen, mais la raréfaction du plein temps maintient une bonne partie d’entre elles sous le seuil de pauvreté. Alors, pour améliorer à la marge leur niveau de vie, les plus pugnaces vont négocier au coup par coup des augmentations ou des aménagements avec leurs employeurs.

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Malini, qui a atteint ses 45 ans au début de l’année 2018, a appris non seulement à se faire apprécier de ses employeurs, mais aussi à ne pas se laisser marcher sur les pieds. Elle sait imposer et négocier ses propres tarifs et sa façon de faire. « J’aime bien avoir les produits de nettoyage que je veux, ou plutôt les produits efficaces. Et j’aime bien prendre mon temps et faire les trucs à fond.» Récemment, alors qu’elle cherchait un nouvel endroit où faire le ménage, elle a eu affaire à une employeuse difficile, à Levallois. « C’est loin, ça me prend 45 minutes, il faut changer à Saint-Lazare. Il y a beaucoup à marcher, il faut traverser le pont, il n’y a pas de bus. Mais quand je l’ai eue au téléphone, elle avait l’air tellement gentille, la façon dont elle me parlait ; je me suis dit que ce n’était pas grave, j’y suis allée. »

« Des fois, je travaille dur, je fais des heures supplémentaires, pour leur payer tout ça. Je ne veux pas que Chrystel et Jason doivent galérer un jour. Je leur dis de faire leur possible. Qu’au moins ils ne soient pas privés de vacances. Je ne le regrette pas, mais avec Siva, mon mari, on s’est toujours privés de vacances »

L’employeuse veut qu’elle vienne tous les 15 jours, pour 15 euros de l’heure. Malini s’y rend une première fois, puis une deuxième. « Elle voulait un travail propre, nickel, mais vite. Mais si tu fais un carreau vite, il y aura des traces, souligne-t-elle en mimant le geste. Elle m’a dit que je prenais trop de temps. J’y passais trois heures, elle voulait que j’en fasse deux. C’est un pavillon, il y a trois étages. Elle m’a demandé de faire trois quarts d’heure en haut, une heure et quart en bas. Mais il faut aussi enrouler et secouer dehors les trois tapis du salon. Il faut passer l’aspirateur en haut, nettoyer l’escalier en descendant, passer l’aspirateur en bas. Et la serpillière. Elle voulait que je me mette par terre et que je la passe à la main pour aller plus vite. Si je fais ça, je me casse le rein ! Franchement, j’ai besoin d’argent mais je ne vais pas me tuer non plus. Alors je lui ai dit que j’arrêtais. »

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Partout où elle fait le ménage, Malini prend des initiatives sans forcément attendre qu’on lui donne des consignes. « C’est ma façon de travailler. Ça ne me dérange pas qu’on me laisse un petit mot, pour me dire ce qu’il faut faire, ce qu’il ne faut pas faire. Mais il ne faut pas abuser non plus. Parce que quand même, on est des femmes de ménage, on mérite du respect, on travaille comme tout le monde. Il y a des gens qui ne le comprennent pas, ça. Tu es une femme de ménage, donc pour eux c’est un travail vraiment bas dans l’échelle sociale, pas valorisé. Pourtant, c’est grâce à nous que leur maison est propre. » Elle rit avant de reprendre son sérieux. « Moi, je n’ai vraiment pas honte de travailler dans le ménage. »

Sa fille Chrystel étudie en licence de droit à la Sorbonne. Elle veut devenir notaire. Jason, lui, est encore au lycée. La priorité, pour leur mère, c’est qu’ils fassent un travail dans lequel ils seront épanouis. « Je ne vais pas dire que c’est un mauvais travail, ce que je fais. Ma fille fait des baby-sittings, ça ne me dérange pas. Mais je trouve que c’est dur ce que je fais. Le but, c’est d’avoir un maximum d’argent, pour ne pas se priver. Jason, par exemple, il aime bien mettre des trucs de marque. Je ne lui donne pas tout, mais ça me fait plaisir qu’il puisse s’habiller comme les autres. À son âge, c’est normal. Je ne veux pas qu’il se sente mal à l’aise par rapport à ses amis. Tu vois, je fais le ménage, mais Jason il est dans le privé. Des fois, je travaille dur, je fais des heures supplémentaires, pour leur payer tout ça. Je ne veux pas que Chrystel et Jason doivent galérer un jour. Je leur dis de faire leur possible. Qu’au moins ils ne soient pas privés de vacances. Je ne le regrette pas, mais avec Siva, mon mari, on s’est toujours privés de vacances. Ça me ferait super plaisir de les voir vivre tranquillement, avec un bon salaire, qu’ils puissent partir en vacances, s’occuper de leurs enfants. »

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Avec son pincement discal à la colonne vertébrale, faire le ménage devient de plus en plus douloureux pour Malini. « Là où je travaille, la dame m’a dit : “Vous ne touchez plus à l’aspirateur, c’est mon mari qui va le faire.” Mais je ne peux pas faire le ménage et ne pas passer l’aspirateur chez eux. Ils sont tous les deux médecins, elle m’a examinée, elle m’a dit qu’il ne fallait pas faire beaucoup d’efforts. C’est pour ça que je porte une ceinture depuis septembre dernier, pour faire attention. C’est aussi pour ça que j’ai diminué un petit peu mes heures de ménage. »

Cela fait vingt-six ans que Malini travaille chez les autres. Elle est arrivée en France à l’âge de 19 ans avec son mari Siva, qu’elle venait d’épouser à l’île Maurice. Un mariage traditionnel qu’elle a tenu à organiser dans les règles de l’art, alors que Siva la pressait de venir s’installer avec lui en France, où il vit depuis ses 7 ans. Malini a donc été régularisée par son union avec Siva. En attendant d’avoir ses papiers, elle est restée plusieurs mois chez sa tante. Celle-ci gardait des enfants et devait s’absenter quelques semaines pour rentrer à l’île Maurice. Elle lui a alors proposé de la remplacer. En arrivant en France, Malini avait prévu de faire des stages pour devenir cantinière ou puéricultrice. Mais très vite, elle prend goût à la garde d’enfants à domicile. C’est ainsi qu’elle se retrouve à travailler chez des amis de mes parents, à Pigalle, puis à garder mon grand frère Achille. Et enfin moi. Quand elle tombe enceinte de Chrystel, son premier enfant, elle doit arrêter de travailler. Un déchirement pour notre famille. « Je voulais qu’elle continue à travailler pour nous, se souvient ma mère. Donc je lui avais proposé qu’elle vienne vous garder à la maison, avec son bébé. Elle a refusé parce qu’elle ne voulait pas transporter son bébé dans les transports. Elle prenait le RER, je crois. Du coup, à notre grande tristesse, elle est partie. »

Depuis son arrivée en France, Malini et son mari ont un rêve. À l’île Maurice, à Flacq, sa ville d’origine, sa grand-mère malade lui a légué un terrain. Quand elle et sa famille retournent vivre sur son île natale, elle n’a qu’une chose en tête : ouvrir un restaurant sur ce terrain. « C’est à côté d’une rivière. Au bord de la route. On s’est dit que c’était vraiment bien pour un resto. » Elle commence alors par ouvrir « comme un Picard », une grande surface avec viande, poisson, produits frais et surgelés. Avec une employée, elle gère « La Rivière » pendant plusieurs années, le but étant à terme d’en faire un restaurant. Une manière de s’échapper de ces emplois domestiques fragmentés dans lesquels elle excelle mais qu’elle n’a pas choisis. Elle y travaille tous les jours. Son mari, lui, a conservé son poste de comptable dans une agence de voyages et fait des allers- retours entre Flacq et Paris.

« Je travaillais à plein temps là-bas, parce que je ne pouvais pas laisser toute seule la personne qui travaillait pour moi. Petit à petit, je me suis rendu compte que je délaissais mes enfants. Quand je rentrais à la maison, j’avais juste le temps de leur faire un petit plat vite fait. On a bien réfléchi avec Siva, on s’est dit que si on ouvrait le restaurant ça allait être encore plus dur. Ça aurait été la catastrophe, moi je ne voulais pas être une esclave, ça aurait été sept jours sur sept. Alors on a vendu ce qu’on avait fait, le “Picard”. Le reste du temps qu’on a passé à l’île Maurice, j’ai fait du ménage et gardé des enfants. » Le rêve a tourné court, retour à la case départ.

Depuis leur retour en France, la maison et le terrain qu’ils occupaient sont restés à l’abandon. Aujourd’hui, leurs enfants ont des attaches en France – sa fille a un petit ami – et n’envisagent pas de retourner vivre à l’île Maurice quand ils seront diplômés. Alors, Malini et son mari pensent désormais à revendre la propriété à Flacq pour acheter un appartement à Paris. Pour le moment, ils vivent chez les beaux-parents de Siva, à Villeneuve- Saint-Georges, dans le Val-de-Marne, non loin de l’aéroport d’Orly. Une fois que ses enfants seront installés, auront trouvé un travail et fondé une famille, Malini l’espère, elle pourra retourner vivre, l’esprit tranquille, sur son île natale dont elle garde de beaux souvenirs. « Tout ça me manque, franchement. »

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