Isolé dans son épaisse prison de plastique, le gâteau semble tout droit sorti d’une chaîne de production. La liste des ingrédients est interminable ce qui lui enlève tout charme. Je n’ai pas envie de le bouffer. Encore moins de le servir à qui que ce soit. J’ai pensé un moment le rapporter au fabricant mais, étrangement, cette idée m’emplissait d’une tristesse profonde – assez similaire à celle ressentie lors d’une fête d’anniversaire ratée. J’ai été tenté par un abandon sur le trottoir avec un petit panneau – GRATUIT ! – mais je me suis dit que les gens allaient s’imaginer du poison ou que les rats finiraient par se jeter dessus. Je l’ai donc laissé là où il est.Les semaines passent. Chaque jour, je me réveille marquée par le sommeil alors que le gâteau, ce monumental amas de sucre, ne paraît pas souffrir des effets du temps. Je me suis rappelée que, petite, j’avais vu mon frère cacher la moitié d’un hamburger McDo sous le siège de la voiture. Ma mère ne l’avait trouvé qu’un mois plus tard, mais lorsqu’elle l’avait sorti de la caisse, le demi-burger avait le même aspect qu’au premier jour. Pas de trace de moisissure. Peut-être que le gâteau était le fruit du même processus. Qu’il était une sorte de pièce à conviction qu’on brandirait au futur procès du système de transformation excessive et anti-naturelle des aliments. Ou un commentaire sur le fait, pour le moins chelou, que certains aliments supposés périssables durent en fait une éternité – si ce n’est plus.LIRE AUSSI : Je partage ma vie avec une brique de lait périmée depuis 14 ans
Je me suis engagée à faire une photo quotidienne du gâteau pour chroniquer des changements qui ne se produisent visiblement pas – l’absence de pourrissement sous le dôme de plastique en est la preuve la plus évidente. Au bout d’une semaine, cette activité était devenue chiante comme la pluie et je décide donc d’arrêter.Un jour, alors que j’étais dans un Foodtown, je remarque un tas de gâteaux semblables au mien. D’humeur malicieuse, je m’imagine rapidement en train d’échanger mon spécimen contre un de ceux exposés. Franchement, qui le remarquerait ? Peut-être que tous ces gâteaux étaient déjà centenaires. Comment le savoir ? Je me suis souvent vue en train d’enfoncer une lame dans le gâteau, traversant la crème immaculée pour libérer une colonie de vers fluorescents qui grouilleraient hors de leur prison de chocolat, laissant derrière eux une traînée d’acide vert qui consumerait le plan de travail de ma cuisine.Mais pour être honnête, la vie était surtout une longue suite de non-événements. Le gâteau avait élu domicile derrière le Parmesan, les piments et autres habitants du frigo. Et il assistait paisiblement à la disparition de chacun de ses congénères. Petit à petit, le gâteau a perdu son aura de mystère pour en revêtir une nouvelle, plus réconfortante.Le gâteau avait élu domicile derrière le Parmesan, les piments et autres habitants du frigo. Et il assistait paisiblement à la disparition de chacun de ses congénères.
J’ai pensé enfermer le gâteau dans une prison de verre. Ou à l’embaumer avec de la cire. Mais aucune de ces idées ne m’a convaincue. Le gâteau n’était pas un projet artistique. C’était juste un pote. Je me suis coupé les cheveux, j’ai connu des succès sur le plan professionnel. J’ai voyagé à travers le monde. Mes plantes sont mortes et j’en ai eu d’autres. Les saisons sont passées. Mais le gâteau n’a pas bougé. Aussi prévisible que la grande aiguille d’une montre suisse. Aussi parfait que la coiffure de James Bond. Le gâteau conservait son aspect, comme si je l’avais acheté hier. Comme si on attendait l’arrivée d’une foule d’enfants en folie prêts à dévorer cette masse crémeuse. En tout cas, il semblait n’attendre que ça. Et il était prêt. Au milieu du chahut de la vie new-yorkaise, j’avais toujours ce symbole de paix auquel je pouvais adresser un regard bienveillant et souvent réciproque. Il m’apaisait et m’apportait ce que la ville avait réussi à saper au bout d’un travail quotidien : la stabilité.Aujourd’hui, debout au milieu de mon appartement vide, alors que ma vie se trouve dans des cartons chargés à l’arrière d’un camion qui m’attend au pied de l’immeuble, je ne sais toujours pas quoi en faire. Il est temps d’y aller. La panique s’empare de moi. Je ne peux quand même pas le jeter. Pas comme ça. Comme un vulgaire bout de PQ dans lequel je me serais mouchée. Sans la moindre cérémonie. Après tout ce temps passé ensemble. Ces expériences partagées. Le camion n’attend plus que moi. J’attrape le gâteau et je le pose sur le siège avant, à côté de moi, avec mes possessions les plus précieuses, direction la maison de mes parents, dans le Massachussetts. J’ai décidé que je déciderai plus tard.Au milieu du chahut de la vie new-yorkaise, j’avais toujours ce symbole de paix auquel je pouvais adresser un regard bienveillant et souvent réciproque.
Look, you
want it
you devour it
and then, then
good as it was
you realize
it wasn’t
what you
exactly
wanted
what you
wanted
exactly was
Ce qui, en français, pourrait donner le poème suivant, intitulé « Gâteau » ( ndt : ceci est une traduction non officielle mais réalisée par un professionnel, ne faites pas ça chez vous) :wanting
Écoute, tu
le veux
tu le dévores
et puis, et puis
aussi bon fut-il
tu te rends compte
que ce n’était pas
exactement
ce que tu voulais
ce que tu voulais
c’était exactement
Enfin, je coupe le gâteau en deux. Le glaçage est desséché comme recouvert d’une fine couche de moisissure blanche. On dirait du calcaire. Mon couteau se fraie un chemin dans la couche de miettes marron qui n’est plus aussi tendre qu’elle aurait dû l’être. Aucun asticot fluorescent ne se manifeste, aucun nuage de gaz toxique ne s’en échappe non plus. Pas le moindre génie prisonnier dans cette tour de sucre. Un parfum d’Oreo flotte dans l’air.vouloir.
Je jette le gâteau dans le trou qui est immédiatement rebouché. Le ciel est clair et sombre en même temps. Mon cœur est en paix. Je vais bientôt partir vers de nouveaux horizons et ma vie sera de nouveau un champ de bataille. Puis, petit à petit, les choses retrouveront une certaine normalité. Un cycle tout ce qu’il y a de plus familier.LIRE AUSSI : Dans la petite ville portugaise obsédée par les gâteaux en forme de pénis
Cet article a été préalablement publié sur MUNCHIES US