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Culture

Votre téléphone est une prison

« L'idée même de protéger sa vie privée est devenue obsolète »
Image extraite de Présentateur vedette : La Légende de Ron Burgundy (Adam McKay, 2004, DreamWorks Pictures)

En juin 2017, Facebook a annoncé avoir passé la barre des deux milliards d’utilisateurs. C'est de loin le plus grand réseau social, face à Twitter, 300 millions d’abonnés au compteur, et Instagram, 800 millions.

On est tous d'accord pour dire que, sur le principe, nous n'aimons pas déballer notre intimité et notre vie privée sur les réseaux sociaux. Pourtant, on le fait quand même. Et nous acceptons aveuglément les termes et conditions. En fait, selon Byung-Chul Han, auteur d'un ouvrage sur la communication digitale, Psychopolitique: le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir, nous renonçons volontairement à notre liberté. Han considère que la vie privée est un espace vital, et il déplore de nous voir : « poster, de notre plein gré, toutes nos informations personnelles sur Internet… L'idée même de protéger sa vie privée devient obsolète. »

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Je partage des photos des livres que j’achète sur Facebook. Je parle de mes opinions politiques et de mon travail sur Twitter. Je fournis plus d'informations aux réseaux sociaux que je ne le ferais lors d’un recensement du gouvernement ou d’un sondage d'entreprise. La liberté est la capacité d'exercer son libre arbitre. Mais si je veux avoir un compte Facebook afin de pouvoir suivre mes amis, les événements et les membres de ma famille qui vivent à l'étranger, je dois renoncer à ma vie privée au profit de la saisie des données. Dans quelle mesure puis-je 'alors exercer mon droit à la liberté ?

Tel est, selon Han, le génie du royaume digital : il nous a rendu dépendants, et nous sommes incapables de nous en détourner. Han conçoit le monde numérique comme une prison (un « panoptique numérique ») dans laquelle vous êtes un détenu solitaire, assis là à regarder votre téléphone, sous la surveillance des gardiens de prison : Google, Facebook, Acxiom. Contrairement à la prison IRL, où vous êtes confronté à l’isolement, la prison numérique vous permet de communiquer avec les autres détenus. La communication y est encouragée. En effet, vous devez communiquer, exprimer votre opinion, aimer, partager, retweeter, rejoindre. Vous exposez volontiers vos pensées personnelles – et vos données privées – aux gardiens.

Ainsi, Internet est un Dieu qui voit tout et tient les comptes de nos péchés. Facebook est l'église moderne, un espace dans lequel on peut se réunir sous un œil vigilant. Les smartphones, quant à eux, sont des objets « dévotionnels ». « Le smartphone fonctionne comme un chapelet » : vous confessez, partagez et adorez via l'interface du smartphone. « Le like, poursuit Han, est l’équivalent numérique du Amen. » Certes, depuis que Twitter a remplacé son icône « favori » (une étoile) par un bouton « j’aime » (un cœur), sa fonction a changé. Le « favori » servait initialement à mettre des tweets en signet (souvent des liens vers des articles ou des vidéos). A présent, le « j’aime » sert à montrer son approbation, exactement comme le « Amen ».

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Lorsque les gouvernements procèdent à un recensement, ils demandent des données démographiques, c'est-à-dire des données relatives au domaine physique – votre domiciliation, votre âge, votre sexe, votre profession, etc. (la seule exception concerne votre religion).

Les informations collectées par le Big Data vont bien au-delà. Nous lui cédons volontairement nos désirs personnels, nos habitudes de consommation, nos peurs, nos relations. Selon Han, « la démographie n'est pas similaire à la psychographie [c'est-à-dire l’étude de l’état psychique d’une personne] ». Cela signifie que les statistiques à l’ancienne et le Big Data sont réellement incomparables. Si les sondages d'opinion traditionnels ne vont pas bien loin, le Big Data, lui, a une portée illimitée. « Le Big Data fournit les moyens d’établir un psychogramme non seulement individuel, mais aussi collectif », ajoute Han. Il cartographie nos désirs et nos peurs collectives, en somme. Ce constat ne vous inquiète pas ? C'est donc que vous avez foi en la démocratie et que vous faites confiance au capitalisme…

En Occident, la société de consommation repose presque entièrement sur l'émotion. Les marques l'exploitent, la télévision l'exploite, et les réseaux sociaux également. La fréquentation des réseaux sociaux provoque ainsi instantanément une libération de dopamine. Han l'affirme : on se dirige vers une « dictature de l’émotion ». « La communication accélérée favorise l'émotivité. La rationalité est plus lente que l'émotion, elle n'a pas de vitesse », poursuit-il.

Dans une interview accordée au Guardian, Hannah Anderson, une employée de « l'usine à mèmes » « Social Chain », déclare : « Les émotions à faible niveau d'excitation, comme la satisfaction et la détente, sont inutiles dans l'économie virale. » Pour avoir un réel engagement, les gens doivent se sentir frustrés, énervés ou admiratifs. Facebook mène à une guerre des émotions, où seule la réponse humaine la plus intense et instantanée l’emportera.

Des initiatives sont en cours pour promouvoir la notion de vie privée en ligne. Le « droit à l’oubli » s’inscrit par exemple dans le projet de loi relatif à la protection des données personnelles. De même, le mouvement Me2B, tend vers une réappropriation des données par l’individu. Mais ce ne sont malheureusement pas des solutions immédiates. Psychopolitique nous fait prendre réellement conscience des mécanismes et conséquences de nos activités sur les réseaux. Et des questions morales et philosophiques que soulèvent nos habitudes en ligne.

Kit Caless est sur Twitter.

Psychopolitique : le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir, Byung-Chul Han, éditions Circé, 120 pages.