FYI.

This story is over 5 years old.

Sport

L'histoire de Steven Gerrard est celle du football moderne

Au début de la carrière de « Stevie G », l'argent dominait le football britannique – mais il a su rester fidèle à lui-même et à sa ville.
steven-gerrard
À gauche : Steven Gerrard lors de la finale de la Coupe UEFA 2001 (Photo : Kolvenbach/Alamy Stock Photo) ; à droite : Gerrard lors d'un match de la Coupe UEFA 2014 (Photo : Aflo Co. Ltd./Alamy Stock Photo).

Lorsque le milliardaire russe Roman Abramovitch achète Chelsea à l'été 2003, Steven Gerrard a 23 ans. Il a déjà remporté la Coupe d'Angleterre, la Coupe de la Ligue et la Coupe de l’UEFA avec Liverpool, le club qu’il a rejoint à l'âge de huit ans. Il est déjà un héros pour ses concitoyens, mais la pression de représenter leur club et de leur ramener les trophées auxquels ils aspirent – la Ligue des champions et, plus particulièrement, la Premier League – pèse lourdement sur ses épaules.

Publicité

La saison suivante, José Mourinho, alors entraîneur de Chelsea, résume en quelques mots un nouveau monde : « Le football a changé. La société a changé. Le monde a changé. » Dorénavant, l'argent domine le football. Les clubs veulent réussir en fonction de l'argent qu'ils dépensent. Les joueurs talentueux veulent des trophées et des salaires à la hauteur de leur notoriété. Chelsea a de l'argent et Mourinho veut Gerrard. Gerrard veut des titres, mais c'est un gars de Liverpool.

Le combat intérieur entre ambition personnelle et dévouement envers son club – et le combat plus vaste qu’il représente, entre capitalisme mondial et mode de vie à caractère social – est au cœur de Make Us Dream, le nouveau film du réalisateur Asif Kapadia, à qui l’on doit déjà Amy et Senna. Le film dépeint Steven Gerard comme le talisman émotionnel d'une ville émotive, un héros qui joue pour ses supporters, mais qui perçoit cette responsabilité à la fois comme un fardeau et une joie.

1542714898527-gerrard-at-home

Gerrard dans « Make Us Dream »

Au début, il n'y a que du football. « C’était juste pour le plaisir », déclare Gerrard, alors que nous le regardons dribbler un adversaire après l’autre, marquer un but et agiter un trophée. Ses cheveux sont incroyablement denses, son regard est concentré et déterminé. Ses entraîneurs disent qu'il ira loin, mais pendant un temps, il ne semble pas en avoir conscience.

Le cousin de Gerrard, Jon-Paul, est tué lors de la tragédie de Hillsborough en 1989, aux côtés de 95 autres supporters de Liverpool. La ville est sous le choc et l’événement devient le catalyseur d'une nouvelle ère de commercialisation. La Premier League voit le jour en 1992 grâce à un raz-de-marée de financements de la télévision. Sky Sports domine. Le football a changé et Manchester United est à l'avant-garde de ce changement. Liverpool ne peut pas remporter le championnat.

Publicité

Gerrard est un jeune joueur. Il tacle comme s'il voulait tuer, mais en dehors du terrain, il garde ses émotions pour lui. Il identifie la principale menace de l'équipe adverse et l’affronte aussitôt. « Si je l’aplatis dès le début, le reste de ses coéquipiers va me craindre. » Il franchit les échelons au côté de Michael Owen, qui a lui aussi un incroyable talent.

Gerrard fait ses débuts en 1998, à l'âge de 18 ans. « Une mer de gens… Ton cœur bat très fort… C’est putain d'effrayant. » C’est rapide et physique. Le film montre des images d'archives des matchs, du terrain, des plaquages – ce sont des adultes et ils ne sont pas là pour rigoler. « Il y a beaucoup de haine en eux », déclare Gerrard à propos de ses adversaires.

Les années passent et Gerrard se demande comment il va gagner « toutes ces coupes et tous ces championnats » si Liverpool n'a pas l'argent pour rivaliser. « Ça me tue », dit-il. L'inquiétude l’envahit. Son amour pour sa ville est à la fois une bénédiction et une malédiction.

Le père de Steven, Paul, rappelle à son fils qui il est et d'où il vient. Il est de Liverpool, et il ne sera jamais autant aimé ailleurs. Gerrard reste, signe un contrat avec Liverpool et remercie son père de l'avoir rappelé à l'ordre

Lors de la première saison de Mourinho à Chelsea, la presse raconte la même histoire : il veut Gerrard dans l’équipe et, étant donné que Gerrard est assuré d’avoir le titre de champion s'il y va, il ira sûrement.

Publicité

Mais il y a la course à la finale de la Ligue des champions 2005, et l'incroyable finale elle-même. Gerrard dit se sentir « soulager d’un fardeau » en remportant le championnat. En première mi-temps, il se sent perdu quand Liverpool prend trois buts. Mais en seconde mi-temps, Stevie Gerrard marque le premier but. De retour dans le rond central, il se tourne vers les supporters et lève les bras, les encourageant à faire du bruit et leur assurant qu'un miracle est possible.

Le miracle se produit et le poids « effrayant » de la responsabilité quitte ses épaules. Dans Make Us Dream, nous voyons des photos de Gerrard ce soir-là, à Istanbul. La foule l’encercle et l’embrasse.

L’expression sur le visage de Gerrard est étonnante : il dit être « parti », son regard est ailleurs. Il est dans les bras de Dieu. « Je pense que personne sur la planète a déjà ressenti ce que j'ai ressenti ce soir-là », dit-il. Il est difficile de ne pas être d'accord, même lorsque John Arne Riise lui saute dessus en criant : « Je t'aime, putain ! »

1542715065964-gerrard-galaxy

Gerrard au Galaxy de Los Angeles, dans « Make Us Dream ».

Mais très vite, l'argent revient au centre des attentions. Gerrard a l'impression que son entraîneur, Rafa Benitez, veut le vendre. Chelsea et Mourinho attendent. Gerrard annonce qu'il rejoint l’équipe londonienne et se fait traiter de traître, de Judas. Son maillot est brûlé et il reçoit des menaces. La culture des talk-shows imprègne le football. Les émotions sont fortes. La colère est intense.

Publicité

L'agent de Gerrard, l’Écossais Struan Marshall, nous dit qu'il adorerait soulever une Ligue des champions, mais qu’il n’échangerait pour rien au monde sa place avec son client. « C’est ce que je me suis dit alors que j’étais assis à côté de lui, en train de regarder son maillot être brûlé à la télévision. » Le père de Steven, Paul, rappelle à son fils qui il est et d'où il vient. Il est de Liverpool, et il ne sera jamais autant aimé ailleurs. Gerrard reste, signe un contrat avec Liverpool et remercie son père de l'avoir rappelé à l'ordre.

Un schéma est établi, celui qui caractérisera la vie de Gerrard dans l’équipe. Liverpool est une ville animée par l’émotion, peuplée de gens émotifs. Le Liverpool Football Club est le véhicule de cette émotion, l’endroit où elle est libérée et partagée. Et Steven Gerrard est l'homme chargé de susciter cette émotion.

Les saisons passent. Gerrard est brillant. Il enchaîne les blessures. Il souffre. Il ressent toujours le fardeau. Manchester City est racheté par des milliardaires d'Abou Dhabi. Il semble que les chances de remporter le titre aient disparu pour toujours. Puis les choses repartent sous Brendan Rodgers.

Pendant la saison 2013-2014, le titre se profile à nouveau. Gerrard est obsédé par la victoire de ce trophée qu'il n'a jamais gagné, celui que les supporters de son équipe convoitent depuis plus de deux décennies. Liverpool bat Manchester City et Gerrard réunit ses joueurs : « On ne doit pas laisser le titre nous glisser entre les mains », leur dit-il. Il est leur héros, leur inspiration.

Publicité

Il surmonte la douleur pour y arriver. Deux jours avant un match crucial contre Chelsea, il ne peut plus bouger. Il a une épidurale dans le dos et prend beaucoup d’analgésiques. Pendant le match, il reçoit le ballon et glisse. Chelsea marque.

« Je me suis dit : "Ca y est, c'est la fin" », se souvient sa femme Alex. « Il n'a pas parlé. » Pendant longtemps, Gerrard a repensé à ce moment chaque jour. Maintenant, il n'y pense que certains jours. Manchester City remporte le titre. Liverpool est deuxième. Gerrard s'installe à Los Angeles.

En fin de compte, le dernier mot revient à Mourinho, l'homme qui a tenté d'enrôler Gerrard à Chelsea, à l'Inter Milan et au Real Madrid. « Il ne peut pas jouer contre Liverpool, il a fait une incroyable carrière avec ces gens. Il a refusé de jouer dans d’autres grands clubs, d’autres grands championnats, pour jouer uniquement pour Liverpool et c’est un sentiment qui reste », a-t-il déclaré. Aussi, Make Us Dream nous donne l'impression que tout cela en valait la peine ; que les quelques prix qu'il a gagné pour sa ville valent plus que les nombreux prix qu'il aurait pu gagner ailleurs.

VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.