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Les serveuses et les serveurs méritent chaque dollar gagné

Les appels à l’abolition des pourboires ne tiennent pas compte de la valeur sociale et économique de cette pratique.
Jennifer Aniston in 'Office Space'
Jennifer Aniston dans Office Space.

L’article original a été publié sur VICE Canada.

En 2012, le jour de la Saint-Patrick, alors que je travaillais comme barmaid, j’ai vu un homme d’environ 180 livres battre une femme à coup de portière du taxi dans lequel elle avait voulu monter.

La femme, une cliente au cœur en or qui venait presque chaque jour avec son mari boire une Labatt Bleue en lui tenant la main, avait le visage ensanglanté. Une serveuse a délicatement nettoyé ses plaies, alors que je retenais les autres clients imbibés de whisky qui voulaient sortir tuer l’homme. Le cuisinier qui avait toutes les qualités d’un videur l’avait maîtrisé.

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L’homme a battu cette femme parce qu’elle ne lui laissait pas le taxi dans lequel elle allait monter. Je venais, quelques minutes plus tôt, de refuser de lui servir un autre verre et de lui demander de partir, avec difficulté, parce que je sentais qu’il était sur le point de devenir agressif.

Parfois, je repense encore à cette femme, qui pleurait et respirait difficilement parce qu’elle avait le nez cassé, et je me demande ce que j’aurais pu faire différemment, de sorte que l’homme ne fasse pas ce qu’il a fait ce soir-là.

J’avais l’habitude de dire que mes pourboires étaient le « salaire du danger ». Ce n’est d’ailleurs pas ce que j’ai vu de pire dans les dix années pendant lesquelles j’ai été serveuse. J’ai travaillé de longues heures dans ce milieu très stressant, sans pause. J’ai travaillé même les jours où j’étais malade parce que je n’avais pas les moyens de perdre une journée de salaire. J’ai toléré du harcèlement sexuel et de la discrimination institutionnalisés, autant de la part de la clientèle que du patron. Au cours de ces années, j’étais aux études, et mon modeste salaire m’a permis de payer mon loyer, de la bouffe et plusieurs bons livres.

Ce qui ne m’est par contre jamais arrivé, c’est de gagner 100 000 $ en une année. Il est pourtant possible que des serveuses gagnent ce salaire selon un journaliste du National Post. Dans un article récent, il dresse une liste des problèmes de notre société causés par la pratique qui consiste à donner un pourboire, par exemple les revenus exagérément élevés des serveuses*, et le racisme. Au fond, l’article est une attaque en règle contre la classe populaire dans le secteur des services par un journaliste qui se porte à la défense des cols blancs de la classe supérieure qui en ont assez de donner quelques dollars en pourboire. Quatre des dix arguments du journaliste se rapportent à la pression de donner un pourboire ou à la peur de donner un pourboire trop élevé.

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Bien que ce soit des préoccupations légitimes, le journaliste semble ne pas du tout connaître – et peut-être ne pas vouloir connaître – la réalité de celles et ceux qui comptent sur les pourboires pour combler l’écart entre le salaire minimum et le salaire minimum vital. Et pour preuve, bien que le journaliste prétende énoncer des faits bien établis à propos des pourboires au Canada, les sources sont en grande partie américaines, et il n’a pas interviewé un seul salarié au pourboire canadien.

C’est pourquoi, à titre d’ex-serveuse, j’aimerais corriger certaines affirmations.

Affirmation 1 : « Des salariés au pourboire sont extraordinairement bien payés »

L’affirmation du journaliste voulant qu’il soit possible pour un salarié au pourboire de gagner 100 000 $ par année est uniquement basée sur une entrevue puisée sur le site de recherche d’emplois de Workopolis. La personne interviewée est évidemment une exception. De toute évidence, elle travaille dans un établissement prestigieux, puisqu’elle dit avoir servi Russell Crowe et Bono. L’entrevue comprend un lien vers des offres d’emplois, et il s’agit de contenu de marketing de Workopolis, rédigé par l’ex-rédacteur en chef de la compagnie, Peter Harris. Ce n’est pas une source impartiale, National Post.

Le journaliste cite aussi un article du Journal of Foodservice Business Research dans lequel on affirmerait qu’au Canada, les serveuses et les serveurs gagnent en moyenne 30 $ l’heure, si l’on compte les pourboires. Je n’ai pas pu consulter l’article en question, car il s’agit de contenu payant – vous pouvez y avoir accès pendant 24 heures pour 42,50 $ US, si c’est le genre de luxe qui vous branche.

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Il y a eu des moments où j’ai gagné 30 $ l’heure comme serveuse, mais les serveuses et serveurs ne travaillent pas 40 heures par semaine, du lundi au vendredi, de neuf heures à cinq heures. L’horaire varie selon la saison, la disponibilité, le nombre de clients et le bon plaisir du gérant. On n’a que très rarement un mot à dire sur leur nombre d’heures de travail. On peut travailler 13 heures consécutives un vendredi occupé et gagner 300 $, mais retourner chez soi après trois heures de travail un jeudi avec 25 $ en poche. Plutôt que de parler de revenus annuels, le journaliste met l’accent sur une donnée sensationnaliste. Et même si le taux horaire moyen était de 30 $, ça ne veut pas dire qu’on travaille à plein temps. C’est en partie pour cette raison que beaucoup d’étudiants et d’artistes travaillent dans ce secteur pour joindre les deux bouts.

Affirmation 2 : « Les autres employés gagnent deux fois moins »

Il y a un peu de vrai : les autres employés, par exemple les cuisiniers, sont terriblement sous-payés. Mais le journaliste enchaîne avec un argument bidon, en soutenant que le travail des serveuses et des serveurs ne se compare pas à celui des autres employés en cuisine, qui est, en effet, épuisant, difficile et stressant. Lorsque je travaillais dans un pub écossais, un client a déjà glissé sa main sous mon kilt et touché mes parties génitales pour voir si « j’étais une vraie Écossaise ». Je crois donc être bien placée pour dire que les serveurs et surtout les serveuses travaillent dans des conditions certes différentes, mais pas moins difficiles, que le personnel en cuisine.

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En général, les serveuses et serveurs doivent partager leurs pourboires, un pourcentage de leurs ventes (de 2 % à 5 %), taxes incluses, avec le personnel en cuisine, qui le mérite amplement. Est-ce que c’est assez pour éliminer l’écart? Non. Mais ce n’est pas la responsabilité des serveuses et des serveurs de veiller à ce que les cuisiniers aient un salaire décent, c’est celle des employeurs, et abolir les pourboires n’aide en rien.

Par ailleurs, si une serveuse donne disons 3 % de ses ventes au personnel en cuisine, et que des clients qui reçoivent une facture de 100 $ lui donnent 10 $ de pourboire, elle garde 7 $. Si ces mêmes clients lui donnent 5 $, elle garde 2 $. Et s’ils décident de ne rien donner, ça lui aura coûté 3 $ pour les servir.

Affirmation 3 : Les salariés au pourboire ne paient pas d’impôt sur leurs pourboires

Premièrement, quand on reçoit continuellement des pourboires, il est difficile de savoir combien exactement on gagne, parce qu’on reçoit souvent de l’argent comptant. De l’argent qui se retrouve dans le portefeuille et qu’on l’utilise pour acheter des affaires, dont on finit par perdre le compte : personne ne prend le temps de comptabiliser tous les pourboires reçus dans l’année. Deuxièmement, je pense que l’on devrait s’inquiéter des quelque 14 milliards de dollars en impôts perdus chaque année au Canada parce que les plus riches ont recours aux paradis fiscaux davantage que de savoir si Diane de la crêperie a déclaré tous ses pourboires.

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Affirmation 4 : Les pourboires favorisent la discrimination

Le journaliste cite une étude qui a montré que « les serveurs noirs reçoivent généralement moins en pourboire que les serveurs blancs, même de la part de clients noirs ». Est-on surpris? Cette étude a été menée aux États-Unis et les inégalités raciales sont généralisées. Le fait que les gens soient racistes, sexistes, queerophobes ou imbéciles n’a rien à voir avec les pourboires, mais tout à voir avec le fait qu’en général, le monde est horrible. Les serveuses sont à peu près les seules femmes qui gagnent plus que les hommes qui font le même métier qu’elles, parce que la guerre des genres est réelle et que les hommes donnent des pourboires en fonction du tour de poitrine.

Rien de tout ça n’est bien ou juste, mais il s’agit de grands enjeux sociaux imbriqués dans notre culture. Éliminer les pourboires – ou simplement cesser d’en donner – n’est d’aucune façon une solution à ces enjeux. On pourrait plutôt proposer d’inclure les pourboires à la facture, comme en France, ce qui éliminerait instantanément toute discrimination, de part et d’autre : la discrimination des clients, mais aussi celle des serveuses et serveurs qui s’attardent aux clients qui à leur avis donneront plus.

Affirmation 5 : « Donner un pourboire n’a rien de rationnel »

C’est tout à fait vrai. Toutefois, cette pratique fait en sorte qu’il y a des emplois bien rémunérés dans le secteur des services, dans lequel les femmes représentent un grand pourcentage des salariés et qui n’exige pas de longues études. Si les propriétaires de restaurants devaient leur verser un salaire équivalent à ce qu’elles gagnent en comptant les pourboires, ils devraient augmenter de beaucoup leur taux horaire et leur garantir un minimum d’heures, et ce coût supplémentaire serait refilé aux clients. Ces derniers paieraient autant qu’aujourd’hui, sinon plus, mais simplement pas de la même façon.

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Affirmation 6 : Leurs revenus sont élevés parce que les pourboires s’ajoutent au salaire minimum

Il est incroyable que le journaliste écrive que « les revenus des salariés au Canada sont particulièrement élevés parce que les pourboires s’ajoutent au salaire minimum », en comparant avec les États-Unis, où elles gagnent seulement 2 $ de l’heure. Il omet complètement de mentionner deux faits importants. Premièrement, dans des provinces comme le Québec et l’Ontario, les salariés au pourboire ont un taux horaire inférieur au salaire minimum, une donnée qu’il doit connaître puisque les sources sur lesquelles il s’appuie l’indiquent (il fait aussi erreur en ce qui a trait au salaire minimum des salariés au pourboire au Québec, qui n’est plus de 9,45 $, mais de 9,80 $ l’heure depuis mai dernier).

Deuxièmement, dans quel monde est-ce que 9,45 $ l’heure est un « salaire minimum élevé »? Comme l’ont noté des organismes de lutte contre la pauvreté, le salaire minimum n’est pas la même chose que le salaire minimum vital. Par exemple, le salaire minimum en Alberta est de 15 $ l’heure, le plus élevé au pays, mais le salaire minimum vital à Calgary est de 17,70 $ l’heure.

Affirmation 7 : Le montant du pourboire ne varie pas vraiment en fonction de la qualité du service

C’est vrai, mais ce n’est pas la faute des serveuses. Les clients ont du mal à communiquer leurs besoins à leur serveuse, même si c’est pour cette raison qu’elle est là. Quelque chose ne va pas avec le plat? Dites-lui. Ce devrait être corrigé promptement et avec des excuses. Le café est froid? Demandez un autre café. La serveuse a oublié le ketchup? Demandez-lui de vous apporter le ketchup. Et si la serveuse vous a donné un mauvais service – c’était lent, brusque, merdique –, ne donnez pas de pourboire. En tant qu’ex-serveuse, rien ne m’énerve plus que d’avoir à demander des ustensiles, de constater que la table est sale ou de voir ma serveuse texter alors que mon verre est vide. Mais ça arrive, et je donne un pourboire en conséquence, parce que c’est la raison d’être du pourboire.

Avis aux serveuses et aux serveurs : Si vous ne faites pas votre travail, vous ne méritez pas de pourboire. Ça va de soi.

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Vous ne savez pas combien donner? Si votre serveuse a fait le minimum requis : 10 %. Si elle a fait du bon travail et a contribué à ce que vous passiez un bon moment – elle a tout fait pour vous être utile et vous a fait rire – : de 15 % à 20 %. Dans les restaurants gastronomiques, le minimum devrait être de 15 % à 20 %, parce qu’il faut davantage de formations, de compétences, de connaissances et de temps.

Conseil de pro : Si, parce que vous êtes très, très heureux du service, vous voulez le faire savoir avec classe, laissez un sou noir sur la facture en plus du pourboire. C’est une façon vieille école de dire « merci, vous avez fait du bon travail ». Faites-le lors d’une première rencontre. Sérieusement, c’est sexy.

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