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Loi Travail

De Mai 68 à la loi Travail : quelle est la place de la vidéo dans les manifestations ?

Retour sur près d’un siècle de manifestations en vidéo, depuis les « Actualités Françaises » projetées au cinéma, jusqu’aux lives de Periscope.
Un caméraman dans la manifestation du 14 juin 2016 contre la loi Travail (Etienne Rouillon / VICE News)

Depuis trois mois, les images vidéos de manifestations tournent en boucle. Foules dans les rues, slogans sur des banderoles, chants en tout genre, « casseurs », ces passages obligés des journaux télévisés laissent penser qu'il y a une manière immuable de filmer les mouvements sociaux.

Pourtant leur traitement médiatique a évolué au fil des décennies, c'est d'autant plus perceptible avec l'émergence ces dernières semaines de nouveaux outils vidéo comme Periscope ou d'autres formes de captation comme celles proposées par Taranis News ou Street Politics.

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Nous sommes revenus sur près d'un siècle de manifestations en vidéo, avec Christian Delporte, professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et spécialiste des médias, afin d'identifier les moments forts constitutifs de la place de la caméra dans les manifestations.

Pour l'historien, les premières grandes manifestations qui ont marqué les esprits sont celles de l'époque du Front populaire. Aux mois d'avril et mai 1936, les forces de gauche du Front populaire gagnent les élections législatives. Cette victoire suscite un grand espoir, notamment parmi les classes populaires, renforcé par les mesures symboliques prises par le gouvernement de Léon Blum (congés payés, loi sur les 40 heures de travail hebdomadaire, etc.). Le 14 juillet 1936, une grande manifestation populaire est organisée dans les rues de Paris :

Ces images sont d'autant plus fortes qu'elles sont accompagnées du son de la manifestation, ce qui n'était pas le cas auparavant. Sans mise en scène particulière, la manière de filmer est alors tributaire des contraintes techniques. « À l'époque, il est difficile de se déplacer », explique Christian Delporte. « Il y a une caméra sur le bord de la manifestation. C'est un peu comme pour le Tour de France : on voit le peloton de loin qui passe sur la route. Là, on voit la manifestation à un moment donné, avec la grande banderole du début qui porte le slogan. »

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Le son est capté lors de l'événement puis rajouté par la suite sur le film, tout comme les commentaires du journaliste. « On ne parle pas forcément sur les images. Il y a un accompagnement sonore qui est important. On laisse parler les images, Contrairement à aujourd'hui,. »

« Les manifestations n'étaient jamais filmées en direct », précise-t-il. « Le journaliste ne se trouvait pas dans la manifestation. Les premières caméras légères sont apparues en 1957, mais elles ont mis du temps à arriver dans les manifestations. »

Au delà les contraintes techniques, les informations du milieu du XXe siècle, diffusées dans les cinémas sous le nom des « Actualités Françaises », taisent parfois une partie de l'histoire, pour des raisons idéologiques ou politiques. C'est d'autant plus marquant en temps de guerre. En octobre 1961, pendant la guerre d'Algérie, le préfet de police Maurice Papon décrète la fermeture en France métropolitaine des débits de boisson fréquentés par les Algériens dès 19 heures. Face à cette mesure, la Fédération de France du Front de libération nationale (FLN) appelle à une manifestation pacifique le 17 octobre à Paris

Cette manifestation se transforme en une « ratonnade » des services de police : les policiers tirent sur les manifestants, en jettent certains dans la Seine et en enferment d'autres dans des camps d'internements provisoires. Mais dans les images diffusées quelques jours plus tard, les Actualités Françaises ne disent rien de ces violences, évoquant seulement les arrestations et les reconduites en Algérie :

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Reportage sur la manifestation pacifique du 17 octobre 1961.

La principale différence entre les images datant de la première moitié du XXe siècle, et celles d'aujourd'hui, c'est que peu à peu, le journaliste s'est immergé dans les manifestations, entrant en contact avec les manifestants et en donnant une toute autre représentation.

La période entourant les événements de Mai 68 en a été un bon exemple. Les premiers reportages, qui traitent de la révolte étudiante, montrent certes les affrontements violents entre policiers et manifestants, mais ils laissent peu de place aux revendications politiques de ces derniers. Le 15 mai 1968, le théâtre de l'Odéon, à Paris, est occupé par des militants. Les étudiants et les artistes veulent en faire un lieu de rencontre et d'échange avec les ouvriers.

L'ORTF (Office de Radiodiffusion Télévision Française) entre dans ce lieu de mobilisation pour en capter l'ambiance. Fait nouveau : le journaliste donne directement la parole aux membres du comité d'action qui lisent leur communiqué de presse devant la caméra.

Reportage sur l'occupation du théâtre de l'Odéon en 1968.

« Plus que la télévision, ce qui a le plus changé les choses, c'est la radio », commente Christian Delporte. « Les journalistes d'Europe 1 couvraient en direct la manifestation, depuis l'intérieur. » Si bien que la police a coupé leurs antennes relais qui donnaient des informations aux manifestants. « La pression était telle que la télévision a dû s'aligner sur les autres médias. »

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Ces événements se situent aussi dans un contexte plus large de libéralisation de la télévision dès 1969, portée par le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas. L'actualité n'est plus présentée de manière univoque. « Les parlementaires de droite critiquaient Chaban-Delmas. Ils estimaient qu'il donnait la télévision à leurs ennemis et lui reprochaient de communiquer une vision pessimiste du pays », raconte Christian Delporte.

Si la télévision se rapproche des manifestants, ces derniers prennent aussi conscience de l'image qu'ils peuvent renvoyer. Le tournant a lieu dans les années 1980. « Les manifestants commencent à utiliser de la couleur, des marionnettes, de la musique, une mise en scène qui attire l'oeil », explique l'historien.

Mais dès les années 1970, certains mouvements ont compris l'importance d'attirer l'attention des médias par des actions symboliques. Les mouvements féministes sont ainsi « les mouvements les plus spectaculaires » de ces décennies, selon Christian Delporte.

Manifestation féministe en 1971.

Le 26 août 1970, des femmes déposent une gerbe de fleurs sous l'Arc de triomphe à la mémoire de la femme du Soldat inconnu. En 1974, le Mouvement de libération des femmes (MLF) appelle à la grève des femmes contre les tâches domestiques et sexuelles. « Elles attirent l'attention par leurs slogans et leur manière de défiler », analyse l'historien. « Et par le fait que ce ne sont que des femmes ! C'est une forme de rupture par rapport aux années 1950 durant lesquelles les manifestations étaient très masculines : les métallo, les gens des mines etc. »

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« Un train qui arrive à l'heure n'intéresse pas. C'est le transgressif, le nouveau qui attirent l'oeil de la caméra », ajoute Christian Delporte. Selon lui, les médias recherchent en priorité ce qui sort de l'ordinaire et le symbolique. Il cite notamment une image marquante des manifestations modernes, celle de la Marianne. « Il s'agit toujours d'une jeune fille, plutôt jolie, fichée sur les épaules d'un mec et qui porte un bonnet phrygien sur la tête. »

Pour susciter l'intérêt des journalistes, un mouvement doit aussi être incarné par des figures emblématiques. En 1995 par exemple, les grandes manifestations contre la réforme de la Sécurité sociale par le gouvernement d'Alain Juppé occupent le temps d'antenne. Dans le cortège se trouve alors Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT Cheminots. « Il avait une tronche, une certaine gouaille », se souvient Christian Delporte.

Manifestation contre le plan Juppé en 1995.

Dans cette recherche de l'extraordinaire, une image s'installe dans les journaux télévisés : celle du « casseur ». Le mot s'impose après la promulgation de la loi du 8 juin 1970, dite « loi anti-casseurs ». Pour Christian Delporte, filmer des « casseurs » permet aux journalistes de rompre avec la monotonie des images de manifestations, devenues redondantes au fil des années.

« Quand un journaliste et un cameraman couvrent une manifestation, ils ont une idée très précise de ce qu'ils vont filmer. Ils ne se laissent pas porter par la manifestation. Le reportage est une partition. » Le journaliste est alors en quête « du sensationnel, du spectaculaire », sans se demander « si les images sont vraiment représentatives du mouvement. »

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Mais ce qui est étonnant pour l'historien, c'est que ces images de « casseurs » n'ont plus rien d'inédit. « Ce sont des images ordinaires qu'on a l'impression de découvrir. » Des années 1970 jusqu'aux années 2000, « il y a toujours eu 100 à 150 types qui cassaient pendant les manifestations », rappelle Christian Delporte. La nouveauté, sur le plan technique, réside aujourd'hui dans le fait que le cameraman est immergé dans le cortège. « Avant on voyait les casseurs de loin, derrière les cordons de la police. On voyait les résultats, comme des faits divers. Aujourd'hui, on est dedans, et même en direct. »

De nouveaux outils, comme Periscope, permettent dorénavant de filmer en direct les manifestations. Un moyen largement utilisé dans le mouvement contre la loi travail par le journalistes comme les manifestants. Si la démarche est différente, pour l'historien, la finalité reste la même. « Prendre une image, c'est toujours donner un point de vue. Avec le direct, le réflexe est le même que pour les journalistes : on cherche le plus spectaculaire, en fonction de son point du vue. »

Extrait d'un live réalisé par un journaliste du monde sur Periscope devant l'hôpital Necker le 14 juin 2016.

La représentation de la manifestation n'en est pas plus objective, mais au contraire plus subjective et segmentée, la différence tient dans la démocratisation des moyens disponibles pour donner son point de vue. « Une manifestation, c'est quoi ? Les casseurs qui foutent le bordel ou le coeur de la manif où les gens défilent en discutant ? Chacun donne le point de vue qu'il souhaite. »

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La pratique de filmer soi-même une manifestation a existé bien avant le XXIe siècle. Dès les années 1930, des personnes utilisaient appareils photos et caméras pour capter l'ambiance d'un rassemblement. « Mais on était plutôt dans le souvenir », explique Christian Delporte. « Les images n'étaient pas vues comme un contre-pouvoir. » Il mentionne néanmoins les photos des exactions policières prises en mai 1968, qui font écho aux vidéos montrant des violences policières dans les cortèges ou actions contre la loi travail.

« On ne sait jamais ce que l'on filme », une vidéo tournée le 28 avril place de la République.

L'historien tempère les bouleversements apportés par ces manières de filmer innovantes. Pour lui, le direct a amené une émotion supplémentaire aux images, mais filmer en direct ne change pas la perception que l'on a des événements d'après Delporte. « Quoiqu'il arrive, on croira ce qu'on veut croire », souligne-t-il. « Ceux qui regardent les exactions de la police pensent déjà qu'elles existent. Ceux qui pensent que les casseurs et la CGT foutent le bordel regardent les images des casseurs. Ça ne fait que confirmer des opinions déjà existantes. »


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