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FRANCE

Comment Clichy-sous-Bois se souvient de Zyed et Bouna

Une journée de commémoration pour rendre hommage à ces deux adolescents, morts électrocutés il y a dix ans, alors qu’ils voulaient échapper à la police. Nous avons voulu savoir comment s’en souviennent ceux qui n’étaient que des enfants à l'époque.
Photo par Lucie Aubourg / VICE News

« Ce soir-là, j'étais chez moi, mon fils avait deux ans. J'ai appris ce qui se passait par les médias. Je suis sortie de chez moi, et j'ai vu le quartier en face qui commençait à brûler », se souvient une jeune femme de 33 ans. Laëtitia se rappelle ce qu'il s'est passé ici, à Clichy-sous-Bois, en région parisienne, il y a dix ans, jour pour jour.

« Je pense qu'on s'en souvient tous, ça fait partie de notre histoire », poursuit-elle ce mardi après-midi. Laëtitia Nonone est la fondatrice de l'association Zonzon 93, qui propose un accompagnement individuel aux jeunes du département. Derrière elle, des jeunes se pressent dans l'Espace 93 où va avoir lieu un concert en hommage à deux jeunes dont la mort a bouleversé la France.

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Il y a dix ans, jour pour jour donc, Zyed Benna, 17 ans, et Bouna Traoré, 15 ans, mourraient dans un transformateur EDF, où ils s'étaient cachés alors qu'ils étaient poursuivis par la police. Soupçonnés par les officiers d'avoir volé du matériel dans un chantier, il sera par la suite prouvé qu'ils n'avaient rien fait.

Leur mort avait été le point de départ de 21 jours d'émeutes urbaines, d'abord à Clichy sous-Bois, puis un peu partout en France. Dans près de 300 communes, plus de 10 000 véhicules sont incendiés, et 230 bâtiments publics dégradés. Les médias internationaux diffusent des cartes de la France recouverte de flammes. 200 membres des forces de l'ordre sont blessés, 5 000 personnes interpellées.

Les événements ont particulièrement marqué la France, notamment sur le plan politique, la réponse extrêmement ferme du ministère de l'Intérieur de l'époque, Nicolas Sarkozy, fait encore l'objet de polémiques. Deux jours avant le drame, il avait ainsi parlé des jeunes de quartiers difficiles comme de « racailles » dont il fallait se « débarrasser », lors d'une visite à Argenteuil, une autre ville de banlieue dans le nord-ouest parisien.

Nous avons voulu savoir comment les jeunes d'aujourd'hui, qui n'étaient que de petits enfants en 2005, se souvenaient de ces événements. Nous leur avons posé la question tout au long d'une journée de commémoration.

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Un tournoi de foot pour les jeunes de Clichy-sous-bois a été organisé, comme chaque année, en hommage à Zyed Benna et Bouna Traoré. Le gymnase a été mis à la disposition des jeunes par la ville de Clichy-sous-Bois. (Photo Lucie Aubourg / VICE News)

Ce mardi matin, au gymnase Paul-Vaillant-Couturier, qui a été mis à disposition des jeunes par la mairie de Clichy-sous-Bois, huit équipes de football de différents quartiers de la ville s'affrontent. C'est le maire, Olivier Klein, qui est venu donner le coup d'envoi à 10 heures, après une minute de silence. « Il faut continuer à vivre, tout en montrant qu'on ne les oublie pas. » À l'époque, l'élu était premier adjoint au maire. Il était rentré en catastrophe de vacances le soir du drame. « Il y avait une très grande douleur, et surtout une colère. Les pouvoirs publics n'ont pas su trouver les mots justes. »

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Cette année, la commémoration a un goût particulier, pour ne pas dire amer pour certaines personnes rencontrées. En mai dernier, les policiers qui poursuivaient les deux adolescents ont été relaxés par la justice — un verdict vécu comme une injustice par certains habitants de la ville.

À lire : Mort de Zyed et Bouna : relaxe définitive pour les deux policiers

Clichy-sous-Bois est une ville de 30 000 habitants, située dans le département de Seine-Saint-Denis, à 15 kilomètres au nord-est de la capitale. À la fois très près et très loin du pôle de l'économie française. En effet, pour s'y rendre depuis Paris, après avoir pris le RER, il faut encore prendre un tramway, puis un bus — une bonne heure et demie de trajet, au moins. En 2012, un recensement a établi que près de la moitié de la population avait moins de 30 ans à Clichy-sous-Bois, et le taux de chômage s'y élevait à 24,3 pour cent. Le taux de pauvreté, lui, était de 43 pour cent. Largement au-dessus des moyennes nationales.

Une barre d'immeuble à Clichy-sous-Bois, non loin de la mairie (Lucie Aubourg / VICE News)

À l'occasion de ce triste anniversaire, les médias se sont beaucoup demandé ce qui avait changé depuis dix ans à Clichy-sous-Bois.

Après les émeutes, la ville a bénéficié de l'un des plans de rénovation urbaine (PRU) le plus ambitieux de France, avec un budget de près de 600 millions d'euros : un nouveau commissariat, deux nouvelles écoles, 1 000 logements détruits et 1 000 autres construits, etc. Le tramway devrait arriver jusqu'à Clichy-sous-Bois d'ici 2017. Malgré tout, les problèmes sont loin d'être réglés, au-delà du cas de Clichy-sous-Bois, le mot « banlieue » désigne toujours des zones souvent les moins bien loties du territoire français.

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Il y a six mois, le Premier ministre Manuel Valls, après avoir dénoncé un« apartheid territorial, social, ethnique », avait annoncé une série de mesures pour les banlieues sur les trois prochaines années. Ce lundi, il a renouvelé certaines promesses, comme celle permettant au préfet d'imposer la construction de logements sociaux dans les villes dont les maires refusent de respecter les taux imposés.

« Ça fait partie de l'histoire de la ville »

Dans la salle de sport, les matchs de sept minutes s'enchaînent. Depuis la mezzanine qui surplombe le terrain, on se vanne, on s'encourage, et les cris se perdent dans la musique diffusée par deux gros haut-parleurs. Des bouteilles d'eau, des chips et des canettes de Coca et d'Oasis sont distribuées aux joueurs.

Dix ans plus tôt, Zied Benna et Bouna Traoré, eux aussi, avaient organisé un mini-tournoi de foot avec leurs amis. C'est en rentrant chez eux qu'ils avaient été pris en chasse par des voitures de police. Paniqués et ne voulant pas perdre de temps, ils s'étaient enfuis. Un réflexe qui s'était soldé par une fin tragique, révélateur des relations exécrables entre les jeunes des quartiers défavorisés et la police.

Jesse Restrepo, 25 ans, connaissait Bouna. Il était en classe avec lui. Depuis sa mort, qu'il évoque encore avec émotion, il a assisté à tous les tournois, organisés chaque année en hommage. Aujourd'hui, il s'occupe, entre autres, d'appeler les équipes au micro, et de tenir les scores. Pour lui, ce tournoi est une manière de garder vivante la mémoire de son ami. « C'est un épisode qui a marqué toute la ville, ça fait partie de son histoire », explique-t-il. « Même ceux qui ne l'ont pas connu doivent savoir ce qui s'est passé. »

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Jesse Restrepo, 25 ans, était ami avec l'un des deux adolescents morts électrocutés. Depuis, il vient chaque année au tournoi de foot organisé en leur hommage. (Lucie Aubourg / VICE News)

Beaucoup, dans la salle, étaient trop petits en 2005 pour se souvenir avec précision de cette soirée du 27 octobre. Ce qui ne les empêche pas de vouloir rendre hommage à Zyed et Bouna. À l'époque, Marina Bertin, qui joue aujourd'hui dans l'une des deux équipes de filles, avait 5 ans. Aujourd'hui lycéenne, elle vit à Clichy-sous-Bois « depuis qu'elle est dans le ventre de sa mère », et comme tous les jeunes de la ville, elle connaît l'histoire des deux adolescents. « C'est l'ex de mon frère qui m'a raconté ce qui s'était passé. Ils étaient gentils, ils avaient plein d'amis, ils sont morts bêtement », raconte-t-elle entre deux matchs. « Cet hommage aujourd'hui, c'est important pour nous. »

Une odeur de pneu brûlé

Devant l'entrée du gymnase, là où les jeunes savourent leur pause clope sous un beau soleil, Samir Mihi passe des coups de fil à droite et à gauche pour s'assurer que la journée se déroule bien. Président de l'association « Au-delà des mots » depuis sa création en 2005, qui se consacre à aider les familles des victimes — celle de Zyed et de Bouna, mais aussi celle d'Altun Muhittin, 17 ans à l'époque, qui a survécu à l'électrocution — il a aidé à organiser ces commémorations.

« La famille Traoré, c'était mes voisins », raconte-t-il. Cette journée du 27 octobre, il s'en souvient comme si c'était hier. « Je me rappelle surtout du soir. Vers une heure du matin, on m'a appelé pour me dire que le grand frère, que je connaissais bien, venait de perdre son petit frère. On est allés présenter nos condoléances à la famille. Dehors, il y avait déjà une odeur de pneu brûlé. »

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Alors que les cris de l'équipe de foot gagnante résonnent jusqu'au parc voisin, trois jeunes se demandent s'ils vont aller au concert organisé dans une salle de la ville. « C'est qui Mac Tyer ? » demande l'un d'eux. « Mais si tu sais, c'est le rappeur là », répond un autre. Le troisième : « Il est grave connu hein ! »

Deux rappeurs donnent un concert gratuit en hommage aux deux adolescents

L'Espace 93, où a lieu le concert, est situé juste quelques mètres plus loin, un peu en hauteur. Devant, certains ont gardé leur tenue de foot, d'autres viennent juste d'arriver, pomponnés pour l'occasion. L'ambiance est bon enfant, mais personne n'oublie pourquoi il est là.

Devant l'espace 93, où a eu lieu le concert d'hommage à Zyed et Bouna. (Lucie Aubourg / VICE News)

Dans la salle de concert en gradins, les sièges sont tous occupés. Le rappeur Youssoupha entre sur scène sous les applaudissements et les cris, lui qui s'était exprimé en mai dernier à la radio pour condamner la relaxe des policiers. Celui qui le suit, le rappeur Mac Tyer, originaire de ce département de la Seine-saint-Denis, finit son concert par un discours qui retient le souffle de toute la salle pendant plusieurs minutes. « Je ne suis pas venu pour faire du rap. J'ai trouvé du temps pour les familles de Clichy parce qu'on est tous pareils, » déclare-t-il en ayant un regard pour les familles assises au premier rang.

« Ils essayaient d'échapper à un contrôle de police, c'est ça ? »

La mairie de la ville se trouve seulement quelques mètres en contrebas. Les jeunes finissent leur séance selfie avec leur idole et viennent attendre sur la place, où la foule commence à se rassembler. Les caméras affluent en même temps que l'arrivée du ministre de la Ville, Patrick Kanner.

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« Le ministre, on s'en fout qu'il soit là », proclame Acar Martinos, 17 ans, qui était dans la même classe que l'un des frères de Bouna Traoré au collège. « L'important, c'est qu'on soit tous réunis. » Il habite Clichy-sous-Bois depuis toujours et se souvient surtout, il y a 10 ans, avoir eu « très peur » en sortant de chez lui avec ses parents, à cause du feu et de « tout le monde qui criait ». Ce qui est arrivé à Zyed et Bouna, c'est à l'école qu'on lui a raconté. « Ils essayaient d'échapper à un contrôle de la police, c'est ça ? » demande-t-il, finalement plus très sûr de ce qu'on lui a dit à l'époque.

Des jeunes attendent la suite des hommages devant la mairie de Clichy-sous-Bois (Lucie Aubourg / VICE News)

Si les détails ont été oubliés, l'histoire a imprégné toute la ville. Vers 18h30, les familles, accompagnées du maire et du ministre, descendent les escaliers jusqu'à une petite plaque, dont on tire le drap blanc qui la recouvrait. « Allée Zied Benna et Bouna Traoré ». Un peu plus tôt dans la journée, le maire Olivier Klein nous expliquait qu'il s'agit de l'allée qui mène au collège que les deux adolescents fréquentaient, « aujourd'hui toujours empruntée par des dizaines d'enfants. »

L'important cortège, composé de proches, d'élus, d'habitants et de journalistes, se déplace quelques mètres plus loin, où se trouve la stèle rendant hommage aux deux victimes. Des gerbes de fleurs sont déposées et des bougies allumées.

L'hommage des deux grands frères

Le grand frère de Zied, Adel Benna, est le premier à s'exprimer. Depuis dix ans, c'est lui qui représente sa famille, et face à la foule, il revient entre deux sanglots sur le verdict du procès. « À l'époque, on disait qu'il était mort pour rien. On s'est battus pendant dix ans pour que leur mort serve à quelque chose. On voulait prouver à tous les jeunes des banlieues qu'on ne devait pas faire justice soi-même et que la France, pays des droits de l'homme, allait condamner les policiers responsables de leur mort. »

« Après tout ce temps juste pour obtenir un procès, il y a eu ce verdict. Malheureusement, on ne va pas se mentir, je pense que mon frère est mort pour rien », conclut-il. Une mère fond en pleurs durant son discours, réconfortée par sa famille qui l'entoure de leurs bras. Le grand frère de Bouna, Siyakha Traoré, remercie ensuite longuement les personnes présentes pour leur soutien durant toutes ces années.

Devant la stèle commémorative. (Lucie Aubourg / VICE News)

Après les discours du maire et du ministre, la foule repart rapidement, mais quelques groupes s'attardent autour de la stèle. Un enfant d'environ sept ans s'approche et observe pendant de longues secondes les visages de Zyed Benna et Bouna Traoré.

À lire : Non, Clichy-sous-Bois n'est pas une « no-goal zone »

Suivez Lucie Aubourg sur Twitter : @LucieAbrg