Bezos et Musk définissent malgré nous l'imaginaire de la colonisation spatiale

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Bezos et Musk définissent malgré nous l'imaginaire de la colonisation spatiale

"Les gens qui vivent à proximité de la Terre resteront des Terriens. Ceux qui s'installeront sur Mars deviendront des Martiens."

En 1972, lorsque le commandant de la mission Apollo 17, Eugene Cernan, a jeté un regard à la planète Terre depuis la surface lunaire, il a été saisi par une sorte de vertige.

"J'ai jeté un oeil en direction de la planète d'où je venais, la maison, et je me suis dit : 'L'humanité habite là-bas. L'humanité et tout ce qui l'accompagne, l'amour, la sensation, la pensée'", explique Cernan dans The Overview Effect: Space Exploration and Human Evolution. "À ce moment là, les barrières ordinaires de la couleur de peau, de la religion et des vues politiques me paraissaient dérisoires. J'ai pensé que, peut-être, tout le monde pouvait faire l'expérience de ce sentiment d'une puissance incroyable en voyant la Terre d'aussi loin. Peut-être que ça donnerait aux gens suffisamment de recul pour percevoir le monde différemment."

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De nombreux astronautes ont raconté avoir été bouleversé après avoir vu la Terre depuis l'espace. Ce sentiment si particulier, c'est ce que l'on appelle Overview Effect, ou Effet de vue d'ensemble. C'est une sorte de choc cognitif qui pousse l'astronaute à percevoir en quoi la Terre est petite, fragile et vulnérable dans l'univers, et à envisager l'espèce humaine toute entière dans une perspective unifiée.

Aujourd'hui, nous entrons dans un Nouvel Âge spatial dont l'un des objectifs à long terme est de mettre le pied sur Mars et de visiter des objets célestes lointains. Tandis que l'humanité voyage toujours plus loin au sein du système solaire, la Terre devient - selon les mots de Carl Sagan, "un point bleu pâle" perdu dans l'immensité de l'univers. Un point que nous pourrions perdre de vue, d'ici quelques centaines d'années.

Entre observer la Terre depuis une base spatiale proche (située entre la Terre et la Lune par exemple), et l'apercevoir sous la forme d'un minuscule point lumineux depuis la surface de Mars, y a-t-il un saut cognitif ? Certains suggèrent qu'en effet, la société qui pourrait émerger sur Mars - si tant est que cela soit seulement possible - serait très différente d'une société péri-terrestre. Chacune développerait une vision du monde extrêmement différente. Cela pourrait avoir des effets positifs, dans la mesure où nous aurions ainsi deux "modèles d'humanité" expérimentant diverses solutions pour survivre, dans des environnements très différents. Cela pourrait également avoir des conséquences négatives, avec l'émergence de nouvelles formes de concurrence pour les ressources, voire d'une forme élémentaire de conflit interplanétaire.

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Elon Musk et Jeff Bezos, deux milliardaires à la tête d'entreprises privées du secteur spatial - SpaceX et Blue Origin respectivement - échafaudent d'ores et déjà des plans abordant ces questions. Ils nourrissent le rêve démiurgique d'arracher l'humanité à sa basse condition terrestre, et ont expliqué publiquement comment ils pensaient y parvenir. Le premier veut aller sur Mars, le second trouve plus raisonnable de rester dans le secteur, mais de fait, les deux hommes orientent - et restreignent - déjà l'imaginaire de la colonisation spatiale, ainsi que sa future matérialisation.

La vision de Bezos rappelle les idées de Gerard K. O'Neill, physicien et professeur à Princeton. O'Neill préconisait l'installation de modules spatiaux autonomes cylindriques pouvant abriter jusqu'à 10 000 personnes en un point gravitationnel stable, à l'équilibre entre la force gravitationnelle de la Terre et celle de la Lune. Il a également suggéré de déplacer l'industrie lourde dans l'espace afin de protéger l'environnement terrestre.

Bezos, qui est en faveur de l'établissement de colonies permanentes sur la Lune, soutient l'approche d'O'Neill car il estime que la meilleure façon de préserver les écosystèmes terrestres est de quitter notre planète. "Aller dans l'espace, c'est sauver la Terre" a-t-il affirmé lors d'une conférence à Seattle en 2016. "Nous avons envoyé des sondes à proximité de chaque planète composant le Système solaire, et croyez-moi, la Terre est la meilleure, de très loin."

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Elon Musk, quant à lui, propose carrément la création d'une cité autonome sur Mars, qui servirait de "base de sécurité" en cas d'événement catastrophique, comme une chute d'une météorite de grande taille.

"Je pense qu'il y a deux voies possibles, principalement", a déclaré Musk. "Si nous choisissons la première, nous restons sur Terre pour toujours, et il y aura à terme un événement cataclysmique de type extinction. L'alternative est de nous transformer en civilisation spatiale et en espèce multiplanétaire."

Bezos et Musk possèdent les ressources nécessaires pour tenter de matérialiser leur vision, quitte à échouer lamentablement. En attendant que nous sachions si leurs plans sont réalisables, ils soulèvent des questions extrêmement intéressantes sur la cognition humaine et sur son évolution hors de l'habitat terrestre.

Quelles seront les caractéristiques psychologiques de potentiels colons périterrestres, lunaires et martiens dans quelques dizaines ou quelques centaines d'années ? Verront-ils l'univers de la même façon que nous aujourd'hui ? Quel territoire considèreront-ils comme leur maison ?

Il y a quelques années, j'ai interrogé des dizaines d'astronautes de différents pays (à défaut de colons), et j'en ai déduit que les personnes qui vivraient potentiellement dans des environnements de type cylindres d'O'Neill feraient probablement l'expérience de l'Overview Effect, et que ce phénomène aurait des conséquences sur leur manière de vivre et de penser.

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En ce qui concerne les colons martiens, le problème est plus difficile à aborder. Ne vivront-ils pas si loin de la Terre qu'ils puissent, à terme, ne plus se préoccuper de son destin ? Ne se sentiront-ils pas étrangers aux tourments de la Planète bleue ?

Nick Kanas, professeur émérite à l'Université de Californie, craint également ce phénomène. Il l'a même conceptualisé au travers de ce qu'il nomme "l'effet de la Terre lointaine" (Earth-out-of-view phenomenon) : il correspond à une perte de vue visuelle de la planète Terre, qui ne serait alors plus qu'un point parmi des milliards d'autres points dans le ciel. Une perte de vue qui aurait des conséquences majeures sur les Martiens, dont l'état cognitif s'aventurerait dans des territoires psychologiques inconnus.

Kanas m'explique que "les gens qui vivront à proximité de la Terre - où ils pourront admirer leur planète Mère dans toute sa gloire - resteront des Terriens. Ceux qui s'installeront sur Mars deviendront des Martiens. La vision du monde de ces deux sociétés risque de diverger assez rapidement."

En d'autres mots, une fois que nous aurons quitté la Terre, notre identité sera davantage façonnée par notre environnement immédiat que par notre planète d'origine.

Nick Nielsen, qui écrit régulièrement sur l'avénement d'une civilisation spatiale, décrit quant à lui un possible "effet du Monde d'origine" (Homeworld effect). Cet effet définirait notre perception et notre compréhension de nous-mêmes lié à notre évolution à la surface d'une planète que nous n'avons jamais vraiment quittée. Une planète qui se situe au centre de tout ce que nous connaissons, une planète qui est le filtre par lequel nous percevons l'ensemble du cosmos.

Nielsen ajoute "les résidents des cylindres O'Neill continueront à entretenir des contacts étroits avec la civilisation terrestre, car ils feront l'expérience de l'Overview Effect en permanence. Les Martiens, eux, devront montrer un petit point brillant dans le ciel à leurs ados indifférents en disant 'tu vois, on vient de là'. Les gamins seront des Martiens à part entière, leur maison, ce sera Mars."

Selon Annahita Nezami, psychologue, qui vient de terminer sa thèse sur l'Overview Effect, les colons périterrestres à la Bezos se sentiront probablement plus sereins que les colons Martiens à la Musk.

"Les colons de l'espace qui pourront voir la Terre dans le ciel seront susceptibles de faire l'expérience des effets positifs de l'Overview Effect : le sentiment de connexion avec les autres membres de l'espèce humaine, l'expérience du sublime et de l'universalité par exemple", m'explique-t-elle. "En revanche, les premiers colons martiens pourraient être confrontés à un sentiment d'insignifiance, de dépersonnalisation et de détachement, parce que tout ce qu'ils aiment est très loin d'eux et qu'ils n'ont qu'une vue limitée du seul objet spatial qui leur est familier, la Terre."

Juste au moment où nous croyions que l'exploration spatiale pourrait unifier et rassembler notre espèce, nous réalisons que les futures migrations humaines au sein du système solaire pourraient engendrer la naissance de sociétés multiples plus différentes les unes des autres que tout ce que nous que nous avions imaginé jusque là.