Avec François Audouze, le pape des vins anciens
Toutes les photos sont de Cassandra Panikian, sauf mention contraire.

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Avec François Audouze, le pape des vins anciens

Depuis 40 ans, ce collectionneur organise régulièrement des dîners mythiques lors desquels il ouvre des bouteilles légendaires.

C’est un après-midi brumeux dans une ville de banlieue quelconque autour de Paris. Je descends de voiture et je suis accueilli par un homme d'un certain âge, souriant. On se serre la main et il se présente. C’est la première fois que je le vois et pourtant, j’ai l’impression de l’avoir déjà rencontré – comme si je revoyais mon grand-père, subitement, après l’avoir perdu de vue pendant des années.

C'est drôle, mais j’ai l’impression de mieux connaître François Audouze que la plupart des gens que j’aime. C'est parce qu'il tient un blogue dans lequel, chaque jour, il nous informe des vins qu’il a bus. Champagnes des années 80, bordeaux des années 20, des bourgognes plus que centenaires; sa vie a vraiment de quoi faire rêver n’importe quel amateur de vin. J'ai aucune idée de ce que mon frère a mangé hier, mais je sais que M. Audouze, lui, a dîné au Yacht Club de France et a pris le homard.

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Je suis donc très fébrile à l’idée de rencontrer enfin cet homme responsable, en grande partie, de mon amour du vin et – surtout – de la manière dont je parle vin. Alors que la plupart des experts utilisent des expressions comme « acidité volatile » et « macération carbonique », Audouze n’hésite pas à traiter le vin de « bougre » ou à utiliser des mots comme « gaillard ». Dans la dégustation, l’émotion ressentie compte pour lui beaucoup plus que les notes aromatiques perçues.

« La plupart des grands vins de ce monde ont été vidés dans des éviers, car les gens ne leur ont pas laissé le temps de s’ouvrir. »

On le suit dans un garage avec la photographe qui m’accompagne, et il ferme la porte derrière nous. Après une série de questions un peu déstabilisantes (toutes posées en rafale, comme pour s’assurer que je suis bel et bien celui que je dis être, soit un journaliste et non un bandit qui voudrait voler ses bouteilles), M. Audouze affiche un beau grand sourire. « Vous comprendrez bien que tout ce que je fais est par souci de sécurité », dit-il avant de nous conduire vers un escalier qui débouche sur une pièce géante. Par terre, méticuleusement placés en rangées, se trouvent les trophées du collectionneur : des bouteilles hors de prix (j'ai compté deux rangées complètes consacrées aux vins de la Romanée-Conti et trois au Château d’Yquem). Même vides, ces bouteilles valent une fortune.

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Fils d’un médecin et producteur de films, rien ne préparait vraiment François Audouze à une carrière dans le monde du vin. Dans sa trentaine, M. Audouze s’est mis à acheter des lots de bouteilles anciennes après avoir goûté un Sauternes des années 20. En entrant dans sa cave principale, on se rend vite compte que c'est une passion qu'il a depuis pris très au sérieux. Il estime à environ 40 000 le nombre de bouteilles de sa collection, dont 10 000 d’entre elles datant d’avant 1960 et quelques milliers d’avant 1945.

Certaines capsules des champagnes bus par M. Audouze.

Une bouteille de Château Margaux 1900 brisée, photographiée pour la couverture du livre de M. Audouze.

J’entre dans la cave de M. Audouze comme on entre dans un temple sacré, et une chose me frappe : mis à part les Château d’Yquem et les Romanées-Conti, qui ont chacun leur propre rayon, rien n’est vraiment rangé de manière organisée. On trouve côte à côte un Château Mouton Rothschild 1945 et une Chartreuse des années 90. Pourtant, dans ce qui me semble être un fouillis quasi total, M. Audouze se retrouve sans problème, me montrant fièrement les pièces de collection dispersées dans la vaste pièce et les innombrables allées. Partout où on met les yeux, on tombe sur des trésors vinicoles qui mériteraient d’être au musée.

« Il y a des trucs de dingue, là-dedans! » C’est une phrase qu’il répétera souvent, évidemment bien fier des pépites d’or qu'il possède, disséminée çà et là.

La cave de François Audouze est un peu comme un sex-shop pour amateur de vin; tout le monde y trouve son plaisir. Mais son amour des « vins trophées » lui vaut aussi parfois des critiques : on le dit trop snob ou conventionnel dans ses choix de bouteilles. En même temps, n’importe quel amateur de vin qui, comme M. Audouze, disposerait de l’argent pour acheter ces bouteilles le ferait sans hésitation. De plus, il serait faux de penser que sa cave est uniquement composée de grands vins. Le collectionneur croit, à juste raison, que de petits vignerons peuvent produire des vins de qualité remarquable si on laisse le temps au vin de mûrir correctement. Il le mentionne plusieurs fois au cours de notre journée ensemble : « La plupart des grands vins de ce monde ont été vidés dans des éviers, car les gens ne leur ont pas laissé le temps de s’ouvrir. »

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Il y a chez ce personnage haut en couleurs quelque chose de légèrement subversif, surtout maintenant que le vin est devenu un objet de collection et de luxe, facilement monnayable : contrairement à la plupart des collectionneurs, M. Audouze boit les vins qu’il achète. Il pourrait facilement faire comme certains autres collectionneurs de vins anciens (le célèbre Michel-Jack Chasseuil pour n'en citer qu'un) qui préfèrent garder leurs bouteilles dans le but de les exposer ou comment d'autres encore qui préfèrent les vendre lorsqu'ils atteignent une valeur considérable. En bon amateur, M. Audouze rejette l’idée selon laquelle on pourrait traiter avec les bouteilles de vin comme on le ferait avec des actions à la Bourse : « Lorsqu’on collectionne du vin pour le boire, on détruit de la valeur puisqu’un vin bu vaut zéro euro. Alors, à quoi sert de parler de la valeur qu’il avait eue ? » C’est donc avec plaisir que M. Audouze n’achète que les vins qu’il désire boire. En 2012, lorsqu’il a racheté deux bouteilles de Veuve Clicquot Ponsardin datant d’environ 1840 et trouvées dans les vestiges d’un naufrage dans la mer Baltique, il en a bu une, alors que la plupart des gens les auraient gardées comme de précieux artefacts. Une autre des bouteilles de Veuve Clicquot trouvées dans l’épave s’est vendue l’année précédente pour plus de 30 000 €.

Aujourd’hui retraité, M. Audouze occupe une bonne partie de son temps à diriger sa société, Vimpériale, par l’entremise de laquelle il organise régulièrement les Wine Dinners : de magnifiques dîners dans certains des meilleurs restaurants de la Ville lumière auxquels où se retrouvent pêle-mêle les amateurs de vins anciens et les curieux venus déguster des vins hors de prix. Le principe est simple : à chaque dîner, on goûte 10 vins exceptionnels dans des restaurants réputés.

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La chance me sourit, je suis à Paris alors qu’un de ces dîners s’organise et M. Audouze, toujours généreux et content de partager sa passion avec d’autres, m’invite à participer au dîner. Je tente du mieux que je peux de contenir mon excitation mais je bous d’impatience.

Les bouteilles bues ce soir-là.

Je me présente au Taillevent, institution mythique de la gastronomie parisienne, deux macarons au Guide Michelin, à 17 heures. Pour la première fois en près d’une décennie, je porte un costard et je n’ai plus de vernis à ongles. On est sur le point d’assister à une cérémonie importante. Je pousse la porte du restaurant et on m’escorte dans une grande salle privée, où M. Audouze nous attend déjà. Sur la table sont posées les bouteilles que l’on boira plus tard dans la soirée et qui doivent être ouvertes à l’avance. La plupart des gens feraient confiance au sommelier du restaurant (surtout lorsqu’il est aussi réputé que celui-ci) pour ouvrir leurs bouteilles. Pas M. Audouze. La raison est bien simple : personne ne sait ouvrir les bouteilles anciennes aussi bien que lui – d'ailleur, ouvrir une bouteille de vin comme il le fait porte un nom : l’audouzage.

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C’est au lendemain d’un Noël que la révélation s’est produite chez lui. Après avoir laissé une bouteille de Chambertin 1929 sur le comptoir toute la nuit, il s’est rendu compte au déjeuner que le vin était bien meilleur que lorsqu’il l’avait goûté la soirée précédente. « J’ai appelé des potes et je leur ai dit : « Il faut que vous veniez goûter ça! » Ils sont venus, je leur ai servi un verre et on s’est tous accordés pour dire que c’était magnifique. À partir de là, j’ai voulu comprendre pourquoi », m’a-t-il raconté.

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Avec la précision d’un horloger, il commence par soulever tout doucement le bouchon à l’aide d’un limonadier, simplement pour le décoller du goulot. Avec un tire-bouchon à longue tige, il le tire ensuite délicatement, avec les doigts, afin de voir si le liège ne risque pas de se briser dans le goulot. Ce soir-là, tout s’est bien passé, la plupart sont sortis sans trop de problèmes.

Les outils utilisés par M Audouze pour l'ouverture des vins.

Une fois les bouchons hors du chemin, il ne reste qu’une seule chose à faire : attendre. L’audouzage comprend une lente oxygénation. Il faut imaginer le vin comme une personne perdue dans le désert depuis plusieurs jour : comme elle est déshydratée, on ne peut pas lui donner trop d’eau d’un coup, le corps subirait un choc. Il en va de même pour un vin qui, pendant plusieurs décennies (voire plus d’un siècle !), n’est pas entré en contact avec l’oxygène : le verser ou le carafer immédiatement lui procurerait une surdose d’oxygène qui le tuerait.

Plus tard, à 20 heures, les convives commencent à arriver. Les fameuses gougères du Taillevent et quelques petits toasts de jambon bellota plus tard, nous trinquons avec le Moët et Chandon Grand Vintage 1983, qui est absolument exceptionnel – à un point tel que j’en garderai un peu dans mon verre pour le restant du repas, pour y revenir et y découvrir du beurre, de la pomme verte et des pointes d'agrumes majestueux.

Ensuite, une fois attablés, nous nous présentons les uns aux autres. Je suis le plus jeune et nous sommes dix convives. Chose rare pour un dîner de M. Audouze, nous ne sommes que des hommes. Tous d’horizons différents : il y avait deux journalistes spécialisés dans les vins, des industriels et un jeune représentant de maison de cognac.

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Les bouchons, après ouverture.

C’est exceptionnel de voir M. Audouze diriger le ballet de serveurs, de maîtres d’hôtel et de sommeliers, demandant à tous de prendre note de ce qui fonctionne ou pas. Tout au long du repas, il est un animateur de conversation sans égal, prenant la peine de parler à chacun des convives et de s’assurer que tous se sentent inclus. Je savais que je serais le plus jeune (et probablement le moins riche) des convives, j’étais donc un peu nerveux, pensant ne pas y trouver ma place. Mais cette table d’amateurs de vins passionnés et curieux m’a rappelé que, lorsqu’on est à table, nous sommes tous égaux.

François Audouze a établi une relation de confiance avec les chefs des restaurants où il tient les Wine Dinners et connaît si bien ses vins qu’il peut communiquer au chef les goûts nécessaires précis pour optimiser la dégustation du vin. Cela donne des accords magistraux, comme le homard bleu à la chair tendre et goûteuse qu’on a désgusté en alternance avec un somptueux Haut-Brion 29 et un Palmer 64 qui brillait de mille feux. Une découverte pour moi et un accord que je conseille à tous (car c’est un préféré d’Audouze) : sauternes et mangues. Je suis intolérant à la mangue, mais je n’allais pas me priver ce soir-là, et je m’en réjouis. L’Yquem 59 et le dessert croustillant à la mangue forment un accord si symbiotique que l’on entend des anges nous susurrer des mots doux à l’oreille.

C’était un incomensurable plaisir pour moi que d’enfin rencontrer la personne qui m’a presque tout appris au sujet du vin. De comprendre l’homme, à la fois goûteur et collectionneur (chose rare), mais par-dessus tout de pouvoir, à ses côtés, mieux comprendre et ressentir l’amour du vin de manière passionnelle. La passion du vin peut (de par le poste de dépenses qu'elle représente) être un hobby intimidant auquel il est parfois difficile de s’adonner, mais il fait chaud au cœur de savoir qu’en adoptant une approche hédoniste, comme le fait M. Audouze, il est possible de pleinement en profiter.

Vous devez vous en douter mais pour le commun des mortels, assister à l'un de ces dîners est plutôt coûteux – quelques milliers d’euros, en fonction des bouteilles bues et du restaurant. Par contre, je vous assure que si vous êtes un grand amateur de vin, les Wine Dinners en valent amplement le prix, car nous avons dégusté ce soir-là pour l'équivalent d'environ 10 000 € de vins. Le but de M. Audouze n’est pas de faire du profit, mais de donner la chance à des amateurs de goûter à une partie de la grande histoire vinicole.


Cet article a été initialement publié sur VICE Québec. Retrouvez Billy Eff sur Twitter.