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Ce selfie pris en Antarctique est la première étape de la construction d'un Internet interplanétaire

Le Delay Tolerant Networking est conçu pour supporter des latences de plusieurs minutes, et pourrait bien être la base du développement d'un réseau Internet dans l'espace.

Le selfie ci-dessus est remarquable à plusieurs titres. Tout d'abord, il représente trois ingénieurs de la NASA de la célèbre base américaine McMurdo, la plus grande station de recherche de l'Antarctique. Ensuite, on peut y distinguer le portrait en pied de Vint Cerf, que l'on connait communément sous le titre ronflant de "Père de l'Internet" – en hommage au rôle important qu'il a tenu dans la conception des protocoles permettant d'envoyer de l'information sur le web.

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L'élément le plus spectaculaire de cette photo demeure pourtant invisible. Si ce selfie est incroyable, ce n'est pas à cause de sa composition, mais parce qu'il témoigne de l'avancée du projet de construction d'un Internet interplanétaire.

Après avoir pris ce cliché le 20 novembre 2017, les ingénieurs de la NASA l'ont envoyé à leurs collègues de la Station Spatiale Internationale. Même si l'échange de selfies est une pratique courante au sein de l'agence spatiale, envoyer une image depuis l'un des habitats les plus isolés de la planète jusqu'à l'espace n'est pas une mince affaire. Il ne suffit pas d'envoyer un snap après avoir appliqué le filtre "peau nette et veloutée" : dans le cas présent, les chercheurs ont utilisé une technique expérimentale de routage des données appelée Delay Tolerant Networking, et qui constitue probablement le futur de l'Internet dans l'espace.

L'Internet "terrestre" que vous utilisez pour lire cet article repose sur un certain nombre de protocoles qui permettent de transmettre des données entre les différents serveurs hébergeant les sites web que vous visitez, et votre smartphone ou votre ordinateur. Les deux principaux protocoles qui interviennent à cette occasion sont le Transmission Control Protocol (TCP) et l'Internet Protocol (IP), qui contrôlent comment les données sont encapsulées en paquets et transmises par Internet.

Le protocole TCP est responsable de la division des données en paquets ; il s'assure que ces paquets sont correctement étiquetés afin qu'ils arrivent à destination. Ensuite, le protocole IP achemine ce paquet via Internet. Dans le monde analogique, TCP serait l'équivalent d'une personne qui trie des documents et les place dans des enveloppes adressées, tandis qu'IP serait le service assurant la livraison des colis et des lettres.

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La suite TCP / IP fonctionne très bien pour la plupart des applications Internet, mais elle présente une faiblesse majeure : elle nécessite une connectivité constante. La couche TCP s'engage dans une série de confirmations lors de l'envoi ou la réception de données sur Internet. Or, si la couche TCP ne reçoit pas de confirmation que le paquet de données qu'elle a envoyé a été reçu à la bonne adresse, elle abandonnera l'opération puis essaiera à nouveau. Si la connexion entre ces deux points – votre ordinateur portable local et un serveur Web, par exemple – n'est pas continue, vous ne pourrez pas visiter le site hébergé par ledit serveur.

La NASA a pris conscience que garantir un accès à Internet sur la planète Mars serait absolument essentiel pour les premiers pionniers martiens, pour des raisons tant scientifiques que psychologiques. Le problème, c'est que surfer sur le net dans l'espace est une activité présentant des contraintes spécifiques.

Grâce au réseau de fibre optique qui sillonne la surface de la Terre, la connectivité constante nécessaire au réseau Internet n'est guère difficile à assurer. Dans l'espace en revanche, des objets en mouvement constant sont séparés par d'immenses espaces vides : impossible de dérouler des dizaines de millions de kilomètres de câble pour connecter des satellites en orbite autour de Mars et de la Terre. Impossible également d'instaurer une liaison sans fil constante entre des satellites en orbite.

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C'est à ce moment-là qu'intervient le Bundle Protocol (BP), la technologie au coeur du Delay Tolerant Networking. Son développement a débuté en 1998 lorsque le Jet Propulsion Laboratory de la NASA a invité Vint Cerf à travailler sur un nouveau type d'Internet capable de fonctionner dans un environnement spatial contraignant.

En bref, le protocole Bundle est un moyen de stocker et de transmettre des informations entre des nœuds de réseau qui ne sont pas toujours connectés. Pour ce faire, il regroupe les données dans des ensembles autonomes qui sont routés d'un nœud à un autre lorsque la connectivité est possible. Si la connectivité est impossible, cet ensemble de données sera alors stocké sur le noeud jusqu'à ce qu'un autre noeud soit disponible et que les données puissent continuer leur chemin vers leur destination.

L'Antarctique constitue l'environnement extrême qui se rapproche le plus des contraintes du vide spatial. En effet, le continent ne dispose pas d'une connexion par câble dédiée, ce qui signifie que là-bas, la seule façon de se connecter est d'utiliser l'Internet par satellite. Dans le cas du selfie envoyé à l'ISS la semaine dernière, les ingénieurs de la NASA ont d'abord utilisé le Bundle Protocol pour encapsuler les données (dans ce cas, le selfie a été pris sur un smartphone conventionnel) et les envoyer à un satellite relais, qui a ensuite acheminé les données depuis les satellites de l'agence jusqu'aux stations terrestres.

Le satellite relais a donc dirigé l'ensemble de données au complexe White Sands au Nouveau-Mexique, où il a été transmis au Marshall Space Flight Center de la NASA en Alabama par l'intermédiaire d'une série de nœuds DTN terrestres. Marshall a ensuite renvoyé les paquets à un satellite de suivi et de transmission de données, qui a fait suivre les paquets à un nœud DTN sur l'ISS une fois la connexion disponible. Sur l'ISS, la réception du selfie a rassemblé à ceci :

Ce n'est pas la première fois que le DTN est utilisé pour envoyer des informations à l'ISS, mais c'est la première fois que les data sont envoyées par un smartphone tout ce qu'il y a de plus ordinaire. En 2012, des astronautes de l'ISS ont utilisé le DTN pour réquisitionner un véhicule en Lego situé sur Terre. En 2015, des astronautes de l'ESA ont reproduit l'expérience avec un rover de 900 kg abrité dans l'un de leurs labos.

Bien que ces opérations semblent bien compliquées pour un simple envoi de selfie, l'expérience montre que le DTN pourrait également être utile sur Terre en connectant des stations de recherche isolées – comme McMurdo – à des satellites et à d'autres stations terrestres. Enfin, la démonstration a prouvé une bonne fois pour toutes que le DTN est suffisamment fiable pour constituer le coeur du futur Internet interplanétaire.