Une nuit en Thaïlande : parieurs, enfants boxeurs et muay thaï

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reportage

Une nuit en Thaïlande : parieurs, enfants boxeurs et muay thaï

Quand l'outsider prend le dessus sur le favori, les parieurs risquent de perdre de l'argent et peuvent agir sur les décisions arbitrales. Même dans la campagne thaïlandaise.

En cette soirée de muay thaï, lors d'un festival organisé dans le nord-est de la campagne thaïlandaise, les parieurs s'agglutinent autour d'un petit ring de fortune installé là quelques heures auparavant, et préparent leurs mises pour le premier duel du soir : Bpaet « The Khorat Kid » Lukmaemali contre Pupa « Rocky Mountain » Dor. Pewlawpakdee.

C'est du tout cuit pour la plupart des parieurs : Bpaet a beau être un peu plus âgé, Pupa a quant à lui largement dépassé la centaine de combats professionnels, éclipsant haut la main les dix maigres matches de son adversaire du soir. Pupa est classé et ses combats donnent souvent lieu à des gros écarts de mises, autour d'un million de bahts [26 405 euros, ndlr], entre lui et ses adversaires. Sans oublier que Pupa est le petit frère du célèbre combattant Moo-Sua-Dam, un champion régional et l'un des jeunes concurrents les plus réputés dans le milieu.

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Ce combat ne doit pas donner lieu à d'énormes paris de la part des parieurs. Pupa est réputé dans toute la région. Son adversaire, de son côté, n'est qu'un sombre inconnu. Les parieurs misent des milliers de bahts sur les boxeurs, certains choisissant de faire confiance au grand favori, Pupa « Rocky Mountain » en personne, d'autres, intrigués par la confiance dégagée par le nouveau venu, optent plutôt pour Bpaet, le « Khorat Kid ». Pour les parieurs, peu importe que les concurrents ne soient encore que des mômes. Dans la culture du muay thaï, en Thaïlande, les jeunes combattants sont tout aussi légitimes sur le ring que leurs aînés. « Rocky Mountain », le favori, avait neuf ans. Son challenger, « Khorat Kid », en avait douze.

Dans l'esprit de certains joueurs, la différence d'âge entre les deux boxeurs est censée équilibrer les débats. Bpaet est plus grand et plus âgé, mais Pupa est trapu, costaud et a bien plus d'expérience que son vis-à-vis. Bpaet a entendu dire que Pupa avait terrassé un gamin plus vieux que lui, âgé de douze ans, pas plus tard que le mois dernier. Mais au lieu de flipper, Bpaet est au contraire tout excité à l'idée de partager le ring avec quelqu'un de la trempe de Pupa.

Le premier round commence doucement, comme c'est souvent le cas lors des combats de muay thaï, avant de finalement très vite s'emballer. Bpaet fait le spectacle, clairement pas intimidé par son opposant du soir. Loin de fuir le combat, il va de l'avant et casse le rythme de Pupa par des coups de pieds hauts bien placés au visage, une technique ambitieuse que le patron du gymnase où celui-ci s'entraîne a qualifié plus tard d' « incroyable. »

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A la fin du second round, le sens des paris commence à s'inverser. En effet, en muay thaï, il n'est pas rare de voir les joueurs placer des paris différents d'un round à l'autre en fonction des performances des boxeurs et des côtes du moment.

Pour Pupa, cet affrontement n'est rien d'autre qu'un simple combat de plus. Et même si chaque duel est important quand, comme lui, on est un jeune boxeur prometteur, avec l'expérience qui est la sienne en combats professionnels, Pupa connait bien la chanson. Il fait danser sa tête de droite à gauche, maintient sa garde bien haute et essaie d'imposer sa domination à son adversaire, exactement comme il a l'habitude de le faire sur le ring ces dernières années, et ce, depuis le jour où il a commencé à s'entraîner dans l'ombre de son grand frère, le grand champion âgé de quatorze ans aujourd'hui.

Pour le gamin d'en face en revanche, ce combat représente une grande première dans sa nouvelle vie de cogneur. Issu d'une famille séparée, Bpaet a passé, un an auparavant, le seuil d'une vielle salle de sport pour s'y entraîner. Ça a été une révélation. Le gamin a le sens du spectacle et aime être au centre de l'attention. Rapidement, il a créé des liens forts avec les propriétaires du nouveau gymnase, Wor. Watthana, au point de devenir l'un de leurs combattants les plus dévoués. Maintenant, il les entend lui crier les instructions depuis son coin du ring pendant qu'il s'attaque de son côté à l'un des plus célèbres jeunes boxeurs de la région.

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Dam, l'entraîneur de Bpaet, saute sur le ring au moment où retentit la sonnerie qui met un terme au quatrième round. « T'as gagné le quatrième, lui dit-il. Garde ça à l'esprit. » Boom, l'un des dirigeants du Wor. Watthana, en profite alors pour frotter les bras de son jeune poulain et lui donner une giclée de flotte. Accompagné de Dam, celui-ci s'empresse de donner quelques instructions à son boxeur, même s'il sait pertinemment quel type de gamin est Bpaet, un gamin qui ne prend pas forcément ses conseils au pied de la lettre. Au Wor. Watthana, Bpaet est le cogneur le plus têtu du gymnase, le créatif, celui qui met les conseils de ses maîtres au service de son propre flair. Ses dirigeants et entraîneurs voient en lui quelqu'un d'intrépide et d'innovateur, une sorte de tête brûlée qui ne craint pas de prendre des risques, qualités rares chez les combattants actuels de muay thaï. Ils le considèrent même comme une potentielle future étoile du Mae Mai, comme quelqu'un d'assez courageux pour oser tenter les traditionnels mais non moins difficiles mouvements du Mae Mai muay thaï sur le ring.

Mais pour le moment, il n'est simplement qu'un jeune combattant de douze ans sur un ring de fortune installé temporairement pour un gala rural en Thaïlande. Mais au vu de la notoriété de son adversaire du soir, Bpaet est déjà en train de se faire un nom. Il est arrivé là dans la peau d'un illustre inconnu, mais un inconnu que les parieurs ne cessent de voir enchaîner les points contre le grand favori des pronostics. À tel point que lors du dernier round, les probabilités elles aussi ont retourné leurs vestes. L'inconnu est devenu le nouveau favori, Pupa et son crew l'ont parfaitement compris.

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De retour pour le dernier round, Pupa refuse d'engager le combat contre l'étoile montante. La technique étrange mais agressive de Bpaet, combinée à sa carrure longiligne, désarçonnent Pupa. La frustration peut se lire sur son visage.

Pendant ce temps, quelque chose d'inattendu se produit dans la salle. Les parieurs sont tellement convaincus que le nouveau venu Bpaet a remporté le combat contre l'intouchable Pupa qu'ils retirent leurs paris avant même que ne résonne le gong de fin. Ceux qui ont misé dès le début sur l'outsider sont aux anges. De leur côté, ceux qui ont senti le vent tourner en cours de match sont heureux d'avoir agi en conséquence, même si les cotes ne sont déjà plus si élevées.

Quand la sonnerie retentit, que l'arbitre fait le décompte des points et qu'il lève la main de Pupa, une bronca générale s'élève tout autour du ring. C'était le combat de Bpaet, crient alors une dizaine de spectateurs. L'un des parieurs jette une bouteille de bière sur le ring. Il est rapidement imité par ses pairs qui n'hésitent pas à jeter des ordures et à insulter les juges.

Le manager d'un autre boxeur du Wor. Watthana va à la rencontre de l'arbitre pour lui toucher un mot au nom de Bpaet. « Tout le monde a vu que Bpaet a gagné », lui lance-t-il, avant de lui rappeler que Pupa a refusé le combat lors du dernier round. « Comment un boxeur qui fuit le combat au cinquième round peut-il l'emporter ? »

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L'arbitre n'a pas de réponse convaincante à lui donner.

Au milieu des bouteilles cassées et des huées des spectateurs, la propriétaire du Wor. Watthana, Frances, chope Bpaet par les épaules. Il est toujours sur le ring à constater du regard ce que son combat a engendré, dépassé par les réactions des adultes qui l'entourent. « Regarde-moi, lui dit Frances, attendant de croiser son regard avant d'enchaîner. Ne t'en fais pas pour ça. »

Il hoche alors la tête, hausse les épaules et finit par sourire. « Je sais, j'ai gagné. »

Le combat de Bpaet n'est que le premier d'une longue soirée mais il donne clairement le ton. Les parieurs bougonnent après avoir perdu confiance dans les juges. L'organisateur de la soirée a l'air embarrassé. Il s'approche de Frances et Boom afin de s'excuser, leur demandant par la même occasion de ne pas trop lui en vouloir. Il leur explique que lui aussi est furieux contre la décisions des juges. Il a été au courant des changements de paris, de comment Bpaet est passé du statut d'outsider, à 10 contre 1, à celui de favori à 4 contre 1 lors du dernier round.

Au moins, leur dit le promoteur, la revanche entre Pupa et Bpaet rapportera beaucoup d'argent, et les autres organisateurs de combat feront tout pour se l'arracher. N'importe quel gamin avec seulement dix combats à son actif qui arrive à convaincre une foule entière de parieurs professionnels qu'il va battre un adversaire réputé, avec une centaine de combats à son actif, c'est un gamin que les parieurs voudront à coup sûr revoir dans le futur.

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Le jeune garçon rentra chez lui ce soir-là non sans avoir appris une leçon à propos des décisions arbitrales douteuses et du pouvoir de la colère des parieurs.

A la sortie du gala, Dam, l'entraîneur de Bpaet, rejoint son groupe afin de faire route ensemble vers le village.

« Vous avez de la chance, je n'étais pas bourré ce soir », lâcha Dam à Frances et Boom.

Quand ils lui demandent pourquoi, celui-ci lâche tout naturellement: « Parce qu'après cette décision de merde dans le combat de Bpaet, j'avais envie de cogner tous les juges. »