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La police australienne a diffusé des images pédopornographiques sur le dark web

Cette mesure discutable d'un point de vue éthique aurait permis aux enquêteurs d'identifier des centaines de suspects dans le monde entier.
Image : Pexels

Jusqu'où la police doit-elle aller dans la lutte contre la pédocriminalité ?

Samedi 7 octobre, le tabloïd norvégien VG a révélé que les autorités australiennes avaient administré Childs Play, l'ancien plus grand forum pédopornographique du dark web, pendant près de onze mois. Pour ne pas éveiller les soupçons de ses membres avant le coup de filet final, les enquêteurs se sont fait passer pour le fondateur et gérant du site, le Canadien Benjamin "WarHead" Faulkner, quitte à diffuser eux-mêmes des images d'abus sexuels sur mineur. Sans coopération internationale, cette opération - nom de code : Artemis - n'aurait sans doute jamais eu lieu.

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À l'origine, Childs Play était hébergé dans un pays européen dont la procédure pénale ne permettait pas un tel travail d'investigation. En Australie, cependant, "les lois donnent des pouvoirs d'une étendue inhabituelle à la police dans le cadre de la lutte contre la cyercriminalité", écrit VG. En octobre 2016, quelques jours après l'arrestation de Benjamin Faulkner aux États-Unis, les autorités du pays d'origine de Childs Play ont donc accepté que le site soit déplacé à Sydney. Là, il a été placé sous la responsabilité de la Task Force Argos (TFA), une branche de la police australienne qui traque les pédocriminels sur Internet.

Si les membres de Childs Play avaient découvert que leur boss bien-aimé avait été arrêté, ils se seraient dispersés en effaçant leurs traces. Pour avoir le temps d'identifier un maximum d'entre eux, la TFA a chargé l'inspecteur Paul Griffiths de jouer le rôle de WarHead sur le forum. En plus d'apprendre à imiter le style d'écriture et les fautes de l'ancien administrateur, le policier a dû "comprendre comment il se sentait", explique-t-il dans VG. "Regarder des images n'a plus aucun effet sur moi, ajoute-t-il, fort de vingt années de métier. Mais m'assoir et parler comme l'un de ces types… À chaque fois que je le faisais, j'en sortais avec l'envie de prendre une douche."

Malheureusement, les talents d'imitateur de Paul Griffiths ne suffisaient pas. Lorsqu'il était encore caché derrière le pseudonyme WarHead, Faulkner avait établi un rituel supposé assurer l'intégrité du forum : chaque mois, il postait un message de "mise à jour" bouclé par un cliché pédopornographique. "L'idée était que la police ne pourrait pas partager de telles images, explique Griffith, et que cela nous rendrait incapable de faire tourner le site." En cas de manquement, les quelques dizaines de milliers de membres du forum sauraient que quelque chose clochait. La Task Force Argos a choisi de publier ces mises à jour elle-même pendant onze mois. Hors d'Australie, cela n'aurait pas été possible.

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La police australienne a fermé Childs Play le 13 septembre dernier. Les chiffres rapportés par VG indiquent que l'opération s'est soldée par un grand succès : des centaines de suspects auraient été identifiés dans au moins une dizaine de pays. De son côté, Griffith est parvenu à dresser une liste de 60 à 90 noms de haute importance. Malheureusement, bien que la police canadienne ait indiqué avoir sauvé "une douzaine" d'enfants, le nombre de victimes identifiées reste incertain. Les experts et proches interrogés par le tabloïd norvégien se demandent si le jeu en valait la chandelle.

En faisant déplacer Childs Play sur un serveur australien pour profiter de procédures pénales plus permissives, les responsables de l'opération se sont comportés comme les Américains au début de la "War on Terror". Fut un temps, affirme VG, les États-Unis envoyaient les individus suspectés de terrorisme dans des pays habitués à bafouer les droits de l'homme ; les interrogatoires étaient plus commodes ainsi. Interrogé par le tabloïd, l'avocat Jon Wessel-Aas avertit : "Sans régulations claires, la police des pays les moins équipés en terme de protections légales risque de se voir confier la responsabilité d'une enquête."

Le fait que la police australienne ait permis à Childs Play de continuer à fonctionner peut également être perçu comme un manque de considération pour les victimes. Dans VG, la mère d'une enfant dont les photographies ont circulé sur le forum alors qu'il était sous la responsabilité de la Task Force Argos regrette : "Ma fille ne devrait pas être utilisée comme appât (…). La police promeut ces images, ce n'est pas bien." En choisissant d'assurer elle-même le rituel mensuel créé par WarHead, la TFA a fait un choix encore plus discutable. "Partager ces images, c'est prendre part à l'abus, reconnaît Griffiths. Cependant, c'est quelque chose que nous pouvons justifier au nom de l'intérêt général et de la lutte contre la maltraitance infantile."

Seule la longueur de l'opération Artemis est inédite. Début 2015, le FBI a pris le contrôle du site pédophile Playpen et l'a surveillé de l'intérieur pendant deux semaines avant de le mettre hors-ligne. Cette opération aurait abouti à l'arrestation ou la condamnation de 870 personnes dans le monde entier. Outre-Atlantique, sa légalité fait toujours débat : la police fédérale avait-elle le droit de permettre l'échange de clichés pédopornographiques, un crime qu'elle est supposée combattre ? De la même manière, la Task Force Argos a-t-elle manqué à ses devoirs les plus fondamentaux en allant jusqu'à diffuser elle-même ce genre d'images ?

La pédophilie inspire une horreur telle que ces questions resteront sans doute à jamais en suspens. Ce n'est pas une bonne chose : dans le domaine de la lutte contre la cybercriminalité, une exception a tôt fait de devenir une norme.