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Île de la Réunion : les damnés de la mer

Depuis la recrudescence d'attaques de requins à la Réunion, l'île n'est plus le paradis des surfeurs qu'elle a pu être par le passé. Une situation intenable pour eux, comme pour le tourisme, dénonce Jean-François Nativel

En juillet 2011, quelques mois après le début de la "crise requin" à La Réunion, Jean-François Nativel créait l'association Océan Prévention Réunion (OPR), qui tente de trouver des solutions pour diminuer le risque d'attaque de squales, avec un objectif clair : « Contribuer au rayonnement touristique de la Réunion à travers la mise en place d'une politique concrète de prévention ». Car même si l'île a beaucoup d'autres richesses à offrir, la suspension, puis l'interdiction, des activités nautiques a des répercussions économiques, sociales et humaines désastreuses.

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Figure locale du surf, et ancien sportif de haut niveau en bodyboard, Jean-François Nativel fait partie de ceux qui font entendre leur voix pour que les plages réunionnaises soient à nouveau accessibles. Ce créole de naissance, âgé de 45 ans, ne laisse donc jamais indifférent : soit il exaspère par sa verve et ses propos parfois tranchés, soit il suscite passion, engouement, voire admiration, pour sa pugnacité dans ce débat qui cristallise les passions. Stigmatisé par les associations de défense des écosystèmes marins – conséquence d'une gouaille jugée excessive par certains – Jean-François Nativel est avant tout un amoureux. Un amoureux de son île, un amoureux de l'océan et de tous ceux qui le peuplent, oui oui.

Dans son ouvrage intitulé Requins à la Réunion, une tragédie moderne, Jean-François Nativel met à disposition des lecteurs des clefs pour comprendre la crise requin sur l'île. On entend déjà les mauvaises langues monter au front en parlant d'un document partisan, militant, qui prône la chasse aux requins. Mais ils se trompent. Il s'agit seulement, comme le précise l'auteur, d'« une approche de la crise requin sur l'île de la Réunion sous l'angle d'une histoire vécue ». Un récit factuel de ce qu'il s'est passé, bien référencé, pour rétablir certaines vérités et informer sur cette situation qui pourrit ce magnifique caillou de l'océan indien. Jean-François Nativel a gentiment accordé un peu de son temps à VICE Sports pour évoquer son bouquin, la « crise requin » bien sûr, et les premiers filets anti-requins qui ont été mis en place à Boucan. Rencontre.

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Une manifestation à Saint-Denis le 26 juillet 2012. Photo Reuters.

VICE Sports : Votre ouvrage est autoédité. La question de la crise des requins est donc trop épineuse pour les éditeurs ?
Jean-François Nativel : Il faut comprendre que les éditeurs sont dans une logique commerciale. Or, quel est l'intérêt d'éditer un livre sur la ''crise requin'' alors que celle-ci n'existe pas pour l'opinion d'une manière générale. Il faut comprendre qu'elle se résume dans les médias à des ''inconscients'' qui ne respectent pas les règles face à un prédateur présenté comme un ''quasi-disparu'' de la planète, dont dépendrait la survie des océans et, donc, celle de l'Humanité. C'est d'ailleurs ce point qui a conduit l'opinion à se placer plutôt du côté du requin et de ses défenseurs car c'est un positionnement rassurant, simple et clair, allant dans le sens de notre préservation, mais aussi dans l'air du temps autour d'une idéologie moderne érigeant désormais l'anti-humanisme au rang de modèle.

Anti-humanisme ?
C'est le mot, oui. Il faut bien comprendre que l'écologie est devenue LA nouvelle religion du 21ème siècle, avec ses fanatiques, ses dogmes, ses guerres et bien évidemment ses sacrifices humains. Dans ce contexte, la seule façon de susciter l'intérêt d'un éditeur aurait été, comme me l'avaient fait comprendre des conseillers littéraires, de proposer un livre avec un titre choc et une couverture sanglante, avec un ton plus incisif, voire polémique.

Et visiblement, ce n'était pas votre but…
Il était hors de question pour moi d'assumer une telle provocation après des années de lutte dans un contexte déjà sulfureux, d'autant plus que je côtoie la souffrance de nombreuses familles de victimes et de survivants. Je me dois vis-à-vis d'elles d'être le plus respectueux possible. D'ailleurs à ce titre, ils ont tous étés très satisfaits de mon travail, ce qui constitue une grande récompense car je peux vous assurer qu'écrire sur un sujet pareil, une histoire contemporaine avec des vrais morts, des familles dévastées, mais aussi des véritables coupables, est particulièrement angoissant.

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Qu'est-ce qui vous a poussé à écrire cet ouvrage ?
Tout est parti de la publication d'une « fatwa » de Charb dans un numéro de Charlie Hebdo du 8 août 2012. En même temps que je découvrais le côté militant en faveur de la cause animale de ce journal, j'ai été atterré de constater que ce texte, d'une haine inouïe à notre encontre, recevait un véritable plébiscite dans un contexte qui nous était particulièrement défavorable, à une époque où seuls les surfeurs étaient victimes d'attaques de requins. Les milliers de partages et de réactions de joie d'e-citoyens à des propos tels que « vive les requins bouledogues et tigres qui moulinent ces branleurs suffisants avant de les chier » m'ont fait prendre conscience qu'il s'agissait bien plus d'un problème de société que d'un problème de poissons. Avec toute cette violence, j'ai réalisé que le combat était démesuré, et que la seule chose qui pouvait encore être faite était juste de laisser une trace de la réalité de ce qui s'était vraiment passé sur l'île de la Réunion.

Ecrire ce bouquin était donc une occasion de rétablir une vérité, d'expliquer la complexité d'un problème qui divise énormément… Oui parfaitement. Il y a tant de choses à dire sur un sujet aussi complexe mêlant presque tous les champs disciplinaires, de la biologie à la sociologie, en passant par la philosophie. J'ai beaucoup écrit sur le sujet, et il a fallu choisir. Ce livre est donc de première étape dans la compréhension, prenant la forme d'un déroulé factuel et référencé de ce que nous avons vécu, et de ce qui s'est réellement passé. Beaucoup de gens n'ont pas conscience de tous les enjeux en présence, et surtout des contextes qui ont amené les faits à se produire.

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Comment expliquez-vous ce que vous avez l'air de définir comme un manque de discernement ou d'informations de la part du grand public ?
Bien souvent, les médias se contentent de retranscrire une vision des choses qui ne tient pas compte d'éléments fondamentaux, pas assez sexy et pas assez vendeurs, mais pourtant indispensables pour mieux appréhender la réalité. A ce titre, je reçois des témoignages de personnes qui, au fur à et à mesure de la lecture de l'ouvrage, prennent conscience de la vaste manipulation en vigueur, et ils considèrent que mon travail leur a vraiment ouvert les yeux sur une situation ubuesque, un véritable scandale sanitaire, mais aussi un scandale d'Etat.

Vous déplorez le manque de réactivité de l'Etat. Pourquoi ?
Mon livre soulève, entre autres, les intérêts géostratégiques de la France qui rappelons-le possède grâce aux départements d'outre-mer 11 millions de kilomètres carrés d'océan, ce qui la positionne juste derrière les États-Unis en la matière, loin devant tous les autres pays. Le requin est devenu bien malgré lui un outil, et sa protection un étendard au service de la sanctuarisation et de l'accaparement des océans, qui constituent le nouvel eldorado du 21e siècle.

On comprend que notre histoire peut constituer une épine dans le pied de la politique-requin du gouvernement qui a placé ces dernières années 6 millions de km² d'océan en ''sanctuaire'' pour les squales. Et sachant que ce phénomène est planétaire, orchestré par des « BINGO'S » [appellation pour les « big » ONG, ndlr] qui ont investi massivement depuis 15 ans pour réhabiliter l'image de ce prédateur dans la société en s'attaquant au mythe des dents de la mer et donc à la réponse préventive correspondante, la pêche, on comprend que les freins et les enjeux sont énormes.

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A la décharge de l'État, il est vrai que le carcan administratif et ses procédures n'étaient pas adaptés à l'urgence qui était la nôtre. Et puis comment faire dans un contexte où, désormais, la constitution et les lois semblent donner plus de droits à un poisson qu'à un enfant ? Peut-être aurait-il fallu, sur le plan politique, une considération plus marquée ? Mais les politiques étant assujettis à l'opinion, tant que celle-ci est présentée comme défavorable, l'espoir d'aller plus vite est vain.

Certains disent qu'aujourd'hui il n'y a pas plus d'attaques que par le passé, mais que c'est le statut des gens attaqués qui fait qu'on parle aujourd'hui de crise des requins…
C'est une des innombrables manipulations d'information qui nous causent beaucoup de tort depuis le tout début, et que je déconstruis dans l'ouvrage à travers ce que je décris comme un changement de localisation. Avant, les attaques survenaient dans des lieux sauvages et réputés, mais en 2011 celles-ci sont survenues dans une zone balnéaire qui constituait une sorte de sanctuaire, épargné jusqu'alors par des attaques graves et mortelles. Jamais auparavant, lorsqu'une attaque survenait dans un lieu sauvage et réputé, nous aurions eu l'idée d'y apporter une réponse, mais là, le seul argument qui était avancé par les autorités au début de la crise en 2011 était « la normalité des attaques », sans vouloir tenir compte un seul instant du fait que celles-ci survenaient brutalement dans la zone la plus fréquentée par les activités humaines.

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On en arrive au ''statut'' des principales personnes concernées : les surfeurs, jugés comme marginaux dans la société, en recherche de transgression de la norme et des règles. Et là, certains oublient que les surfeurs sont profondément attachés au respect de l'environnement avec lequel ils évoluent en harmonie. Et c'est le fait d'être monté au créneau pour demander ''des mesures touchant à la nature'' qui a créé le schisme et conduit à l'hystérie des débats. Et cela au sein-même de notre communauté encore aujourd'hui.

Vous évoquez l'impact économique de cette crise des requins, et d'autres répondent qu'il y a d'autres choses à faire que les activités nautiques à la Réunion…
Il y a beaucoup de choses à faire à l'île de la Réunion, mais nous sommes une île avant tout ! Penser que les gens vont faire 11 heures de vol, acheter des billets à 1 000 euros, subir sur place une vie chère, juste pour crapahuter dans des montagnes escarpées avec des chemins étroits et glissants n'est pas réaliste ! Tous les professionnels du tourisme le savent : ce qui préside au choix d'une destination s'agissant d'une île tropicale, c'est avant tout l'image d'un océan accueillant avec une plage de sable blanc et des cocotiers. Sur terre, il y a tant d'endroits où vous pouvez avoir des belles montagnes et un océan ouvert…

Les chiffres de l'affluence touristique confirment-ils la tendance que vous dessinez ?
Selon une étude IPSOS parue début 2015, 50 000 des 70 000 touristes en moins constatés entre 2011 et 2015 ne sont pas venus à cause de la crise requin. Mais ce n'est pas le genre d'information que nos autorités s'amuseraient à colporter. C'est bien plus facile de réduire notre histoire à « des imprudents bravant des interdictions » et sanctionnés par la divine nature.

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Une manifestation à Saint-Gilles, à la mémoire du surfeur Elio Canestri. Photo Swann Lecocq.

Vous semblez dénoncer une politique sciemment organisée par le gouvernement et les associations pour mettre en avant certains aspects du problème et en omettre d'autres. Avez-vous d'autres éléments pour appuyer ces dires ?
Bien sûr ! Le premier chiffre frappant, que personne n'arrive à réaliser parce qu'il est passé sous silence, c'est que, ces cinq dernières années, notre île arrive à compter 15 à 20 % des attaques mortelles de la planète (1 à 2 morts ici pour 6 morts en moyenne dans le monde) alors que nous représentons à peine un dix-millième de la population mondiale !

Mais malheureusement, l'opinion reste totalement sujette à la désinformation massive à ce niveau. Les médias et les scientifiques faisant soigneusement l'amalgame entre les attaques mortelles et celles sans gravité, pour diluer des situations telles que la nôtre, en nous comparant sans scrupules avec des immenses territoires qui comptent des millions de surfeurs et des dizaines de millions de baigneurs, sans jamais mettre en relief le fait qu'ils ne sont plus ici que quelques centaines à braver l'interdiction d'entrer dans l'océan ces dernières années. À titre d'exemple, si l'Australie où les États-Unis couraient les mêmes risques que nous, ces pays compteraient des milliers voire des dizaines de milliers de morts chaque année ! À l'inverse si nous étions dans leur sitation, nous n'aurions une attaque mortelle que tous les 200 ou 300 ans !

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Y-a-t-il un moyen d'empêcher ses attaques ?
La Réunion est une île jeune possédant la moitié des records mondiaux en pluviométrie, ce qui en fait un biotope exceptionnel pour les requins côtiers. ajoutez à cela des fonds marins qui tombent vite, ce qui renforce les risques d'interactions et vous aurez la réponse : non. Mais cela ne signifie pas que la solution soit d'exterminer ces espèces comme on nous en accuse bien souvent. Cela est contraire bien évidemment à notre éthique, en plus d'être totalement fantasmagorique : qui pourrait prétendre exterminer les rats dans une ville comme Paris ? Au mieux grâce à des pièges, vous allez pouvoir limiter leur présence dans votre maison, voire votre immeuble si tout les autres résidents en font de même. Ce sont des animaux furtifs, invisibles, évoluant surtout la nuit. Tout comme les requins, qui eux de surcroît, évoluent dans un milieu aussi mystérieux et difficile à appréhender : l'océan.

Est-il possible de limiter ce problème tout en préservant cet icône des mers qu'est devenue le requin ? Dans de nombreuses régions, c'est possible. On peut prendre l'exemple d'Hawaii : déjà, il n'y a pas de requins bouledogues là-bas, mais principalement des requins tigres. Cela pourrait expliquer que ces 37 dernières années, il n'y aurait eu que six morts pour des millions de personnes dans l'océan quelques soient les conditions, et jusqu'à la tombée de la nuit. Donc au-delà de rares périodes de crise, durant lesquelles l'idée d'une politique préventive refait surface, les cinq à six attaques annuelles sont bien acceptées par la population, puisque le taux de mortalité est extrêmement bas, par rapport à la population totale.

Le filet anti-requins à Boucan Canot.

Etes-vous satisfait des filets anti-requins ?
Il faut bien comprendre qu'il s'agit d'un dispositif expérimental, et qu'il s'agit de la seule chose qu'il était possible de faire en raison des contraintes lourdes qu'impose la législation française, qui donne désormais plus de droits à une "patate" de corail et à un poisson qu'à un être humain, dans un périmètre déclaré protégé. Nous payons notre rude océan : nous sommes un des endroits où il y a le plus de vent dans le monde, un paradis pour les activités nautiques modernes, un casse-tête infernal pour les ingénieurs. Et malheureusement cette situation nous conduit à rester les cobayes de ces zones expérimentales pour encore longtemps. Des solutions simples, rapides et peu coûteuses existent : mais malheureusement, nous sommes en France et tout est long et compliqué à mettre en place. Le grand intérêt de ces filets aura été cependant de montrer que des dizaines de milliers de Réunionnais de toutes origines sont attachés à l'Océan, taclant le discours de nos opposants qui tentaient de réduire la crise requin à "un caprice de blondinets". A ce titre, même s'il reste des aigris pour critiquer cet investissement, il aura beaucoup apporté en démontrant enfin et avec force que l'accès à l'océan avec un risque acceptable procède du bien commun pour l'île de la Réunion toute entière.

Le fait qu'il y ait eu une attaque dans un filet endommagé à Boucan démontre que le système n'est pas encore fiable à 100 % ?
Comme je l'ai dit, il s'agit d'un dispositif expérimental. Le principe de l'efficacité de ce filet résidait plus dans le fait qu'il s'agissait d'une structure artificielle massive, dissuasive, (susceptible de tenir à distance les requins) que dans sa capacité à maintenir une étanchéité complète. Comme toutes les questions qui se posent aux sujets des attaques de requins, les réponses sont complexes, et je vous invite à lire mon analyse de la dernière attaque d'aout 2016.

La Réunion pourrait-elle redevenir un lieu de prédilection pour les surfeurs ?
La Réunion est, et restera toujours, un lieu de prédilection pour les surfeurs car les vagues sont magnifiques et les houles quotidiennes. Même si un jour tous les pratiquants de l'île disparaissaient, le moindre surfeur de passage à La Réunion deviendrait fou en voyant la perfection des vagues de Saint-Leu, et serait même prêt à utiliser une planche à repasser pour réussir à en profiter.

Mais quant à savoir si cette pratique pourra être un jour ré-autorisée et connaître à nouveau l'essor qu'elle a connu dans les années 2000, je reste pessimiste car les enjeux écologiques autour de cette crise sont tels que des outils de compréhension comme mon livre restent une goutte d'eau dans un océan de désinformation.

Vous semblez amer, presque fataliste quant à l'issue sur cette question sensible…
La crise requin n'est pas un problème de requin mais bien un problème d'humains en manque de boucs émissaires, d'exutoires et de sacrifices pour expier leurs propres comportements consuméristes et destructeurs. Ce genre de causes à défendre permet à beaucoup de gens de se donner une bonne conscience écologique, sans prendre trop de risques puisqu'ils ne sont pas concernés par les attaques.

Et dans le contexte actuel avec une montée en force sans précédent des mouvances animalistes/vegans, qui cherchent à imposer les mêmes droits aux animaux qu'aux humains, le principe de toucher à la nature pour préserver un loisir apparaît plus que jamais comme une hérésie dans nos sociétés modernes. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que l'on retrouve l'arrêt définitif de la pêche des requins bouledogues et tigres au sein du programme du « parti politique Animaliste » récemment constitué.