Le pont le plus haut deParis
Photos: Gaelle Matata pour VICE FR 
witch bloc

On a suivi le Witch Bloc pour son action de soutien aux travailleurs du sexe

Infiltrées dans le plus haut pont de Paris, les activistes-sorcières ont déployé une immense banderole pour dénoncer la criminalisation dont souffrent les travailleurs du sexe.

Samedi 11 mai à 6h00 du mat, dans le 16ème arrondissement de Paris près de la Seine, plusieurs militantes du Witch Bloc Paname se tassent sous un porche pour s’abriter de la pluie battante. Les premières lumières du jour commencent à peine à vaincre la nuit. En attendant les retardataires, le petit groupe vêtu de noir se fait passer du matériel et se regroupe pour un dernier brief : « Le principe de l’action du jour, c’est d’aller déposer une banderole sous le Pont du Garigliano en passant par la galerie technique » rappelle Boadicée*, membre du Witch Bloc : « On ouvre la plaque, on descend l’échelle puis on avance dans la galerie jusqu’au milieu du pont et de là, on positionne notre banderole. Le but, c’est de déployer cette banderole depuis l’intérieur du pont, ce qui la rend plus difficilement accessible donc enlevable. Potentiellement, elle peut rester plus longtemps que si on la déposait depuis la rambarde ».

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Une fois le brief terminé, la troupe se met en mouvement sous la pluie. Direction le plus grand pont de Paris qui, à 18 mètres au dessus de la Seine, est un lieu de suicides fréquent. Sur le chemin, afin de chasser la fatigue et de détendre l’atmosphère, j’interroge des membres du bloc sur le pire scénario possible. « Le scénario catastrophe serait de tomber dans la Seine » m’explique en riant une militante. « Ou de me rendre compte que j’ai le vertige alors que je l’ai jamais eu de ma vie » renchérit une de ses camarades. À l’approche du pont, on évoque nos craintes et nos états respectifs. « J’ai pas dormi une seule seconde, je suis actuellement une pile électrique sous Red Bull » me confie une troisième sorcière. Rapidement, on atteint la fameuse plaque au sol et, lampe frontale vissée sur la tête, on descend sur l’échelle un par un dans la galerie sombre et humide où plane une odeur d'égout.

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Après avoir retrouvé un bout du groupe égaré dans une galerie parallèle, on s’enfonce dans le noir avant de trouver la passerelle réservée aux techniciens qui passe sous le pont du Garigliano. J’aperçois un pigeon mort à ma droite, tente d’ignorer les quelques gouttes qui me tombent sur le visage, escalade une petite échelle en faisant fi des crottes d’oiseau – heureusement que j’ai pris des gants – puis m’élance sur la passerelle grillagée. « Surtout, pas plus d’une à la fois sur une même grille », rappelle une membre du Witch Bloc. Nous sommes à plus de 15 mètres au dessus de la Seine avec le vide sous nos pieds. Je regarde plusieurs fois en bas et, m’appuyant sur l’énorme canalisation où passent les eaux usées sans trop faire le malin, m’efforce de mettre un pied devant l’autre pour rattapper les sorcières qui elles avancent d’un pas assuré. « Tu t’imaginais pas faire ce genre de choses en devenant journaliste, hein ? » me demande un brin moqueuse Zora*, travailleuse du sexe et membre du STRASS (syndicat des travailleurs sexuel) présente à titre individuel sur les lieux.

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Arrivée au milieu du pont, le bloc déplie la banderole. Le temps de l’installation, des gâteaux sont sortis d’un sac, on échange quelques blagues histoire de se détendre. « On s’est écrit des blagues sur le cul au cas où on finissait en gardav’ » me confient deux activistes hilares. Une main m’agrippe soudain le mollet : « Chut ! » – sous nos pieds une péniche défile. La petite troupe reste silencieuse le temps que le bateau passe – si le conducteur est à l’extérieur il y a moyen qu’il nous entende. Puis la bande se remet à l’oeuvre. La lourde banderole en tissu rouge a été savamment préparée, avec un système d’attaches préparé à l’avance pour la fixer aux poutres du pont. En quelques dizaines de minutes, elle est prête pour le déroulage. Grâce à de petits lests attachés à des oeillets, la bannière se déploie enfin dans le vide. Sur le tissu écarlate d’environ dix mètres de large pour cinq de haut, de grandes lettres blanches écrivent en majuscule : « Décriminalisez le travail du sexe – La loi du silence tue – Decriminalize sex work ». Dès que la banderole flotte au vent, on fait demi-tour pour rejoindre la rive, le vide à nouveau sous nos pieds.

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Une fois de retour sur la terre ferme, on prend le temps de faire un débrief et de revenir sur l’action. « Putain on l’a fait ! » jubile Ernestine*, elle aussi membre du Witch Bloc. « Ca fait des mois qu’on bosse là-dessus. On est aux trois ans de la loi de pénalisation des clients, on voulait faire ça aujourd’hui pour inciter les gens à se poser des questions et aller au festival SNAP [Sex workers Narratives Arts & Politics, ndlr] écouter la parole des personnes directement concernées. Les putes, c’est comme les femmes voilées : ça fait partie des populations dont on parle le plus mais qu’on entend le moins ». Et en effet, depuis le passage de la loi adoptée sous la gauche en 2016, supprimant le délit de racolage mais instaurant la pénalisation des clients de travailleurs et travailleuses du sexe, les conditions de vie des personnes exerçant ces métiers se sont grandement dégradées, dans l’indifférence générale : en réduisant le nombre de clients, cette loi censée lutter contre le « système prostitutionnel », au lieu de réduire le nombre de travailleurs du sexe, a en réalité créé un contexte de concurrence exacerbée et précarisé davantage les personnes exerçant la prostitution, augmentant au passage le nombre de contaminations ainsi que les violences subies.

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En effet, selon un rapport de Médecins du Monde paru en 2018 et cité dans le communiqué du Witch Bloc, 78,2% des travailleurs du sexe déclarent constater une baisse de leurs revenus, 42,3% une augmentation des agressions physiques, et 38% une difficulté accrue à négocier le port du préservatif avec leurs clients. « Il y a déjà eu au moins une morte depuis le passage de cette loi, , l’été dernier » rappelle Boadicée, évoquant le cas de Vanesa Campos, travailleuse du sexe migrante et trans assassinée au Bois de Boulogne en août 2018 et devenue un symbole de tous ces morts invisibles « dont nous ne connaîtrons jamais le nom », comme le rappelle le Witch Bloc.

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Matthieu Foucher, journaliste.

Pire, bien que la loi ait été vendue comme un moyen de lutter contre le proxénétisme, les associations noteraient même une hausse du nombre de personnes en situation de trafic : « Parce que les conditions de travail à la rue et au Bois sont devenues encore plus difficiles, pour se protéger physiquement des clients qui sont d’autant plus violents et des éventuels agresseurs, certaines n’ont pas d’autres choix que de se tourner vers quelqu’un qui les protège et qui parfois les exploite derrière » explique Boadicée.

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Un avis partagé par Zora, pour qui les lois visant à lutter contre le proxénétisme, aux interprétations potentiellement larges, sont souvent retournées contre les travailleuses du sexe eux-mêmes : « Ce qu’on appelle le proxénétisme en France, c’est toute personne qui profite de l’argent du travail sexuel. Imagine le bail quand tu as une gonzesse ou un mec ou que tu es mariée : ton conjoint ou ta conjointe peut être poursuivi pour proxénétisme. On ne peut pas faire de coloc ensemble, car si on partage les frais en commun ça s’apparente à du proxénétisme : ça nique toute forme d’autogestion » dénonce la militante du STRASS, évoquant une véritable « chasse aux sorcières », et continuant : « Et si jamais on va porter plainte auprès des flics, au mieux ils nous rigolent au nez, au pire ça va être du harcèlement moral, parfois des attouchements. Ils vont nous poser des questions fourbes et si on dit qu’on loue, ils sont capables d’appeler le propriétaire pour l’informer : ”Vous êtes au courant que votre locataire est travailleur du sexe ?”. Alors le proprio, qui risque le proxénétisme, nous laisse en général deux semaines pour faire nos cartons et foutre le camp, avec beaucoup de bol ». De façon générale, le retrait du délit de racolage n’aurait selon elle pas du tout mis fin au harcèlement par la police, qui prétexterait des jets de mégots ou des vérifications d’identité pour criminaliser les travailleurs du sexe, conduisant même les personnes sans-papier en centre de rétention avant leur expulsion vers leur pays d’origine.

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« Ravie », selon ses mots, par la prise de position du Witch Bloc, Zora se dit surtout touchée par l’invitation à participer à l’action, qui redonne un peu de pouvoir à une population dont la parole est systématiquement confisquée. « En tant que participante, j’aimerais dédicacer personnellement l’action à toutes mes camarades abolitionnistes [les féministes oeuvrant à l’interdiction du travail du sexe, ndlr] : le Nid, Osez le Féminisme, Les chiennes de Garde », lance l’activiste avec ironie, avant d’expliquer plus sérieusement : « Les abolitionnistes nous opposent une idéologie fantasmée moralisatrice et puritaine. Elles ne se soucient aucunement du bien-être des travailleurs du sexe sinon elles n’auraient jamais voté cette loi. Nous, on ne dit pas “le travail du sexe c’est génial”, on dit “on a une réalité sociale concrète à vous montrer”, et les faits sont là. Les abolitionnistes refusent ces faits qui sont objectifs et neutres, prouvés et factuels. Elles ne connaissent pas la réalité du travail et ne sont aucunement concernées. Leur donner la parole, c’est être complice de leur idéologie puante qui nous précarise et qui est meurtrière ». Alors qu’au loin sur la Seine, un bateau de la police fluviale tourne en rond sous la banderole sans possibilité de l’atteindre, elle conclut d’un ton sarcastique : « Donc vraiment big up sur vous les meufs, je pense vraiment fort à vous ». On espère que le message est passé.

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*Les prénoms ont été modifiés

Matthieu jette aussi des sorts sur Twitter .