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© David Berman (Drag City)
Music

Ex-musicien culte cherche du travail désespérément

Dans les années 90 et 2000, David Berman était à la tête de Silver Jews, groupe d'indie rock culte qu’il a sabordé avec fracas en 2009. Il revient aujourd’hui, après dix ans d'absence. Si le mystère s'est évaporé, c'est la musique qui a gagné la partie.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

La figure du musicien-culte, socialement claudiquant et un peu ermite sur les bords, est devenue aujourd’hui tellement rincée que personne n’ose vraiment plus s’en emparer. La faute, forcément, aux réseaux sociaux avides de transparence qui ont achevé ces dernières années de décocher toutes les cases du « mythe rock » en y ôtant tout mystère et opacité. Mais également, un peu aussi, à l’industrie de la pop d’une manière générale, qui s’est empressée de balayer sous le tapis ses éléments les plus perturbateurs et fuyants – alors qu’elle pouvait, par le passé, les célébrer avant de les recracher, pratiquement d’un même geste. Et puis, il faut dire que ça n’a plus vraiment la cote, un inadapté. C’est dépassé.

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La mise à mort des vaches sacrées

Ce n’est sans doute guère que dans la fiction qu’on trouve encore ce type de déclassé. Par exemple dans le roman de Nick Hornby, Juliet, Naked, paru en 2009 (ainsi que dans son adaptation semi-foireuse avec Ethan Hawke au cinéma dix ans plus tard). Dedans, le narrateur, fan devant l’éternel d’un rockeur obscur retiré du monde après un seul et unique album, tombe par hasard sur son idole des années plus tard. Il découvre que ce dernier ne s’est pas isolé des turpitudes du monde moderne pour préserver une potentielle pureté artistique, mais pour de plus triviales histoires de famille – ah oui, et puis il a vieilli, est devenu chiant, moins beau, et son seul exploit réside désormais dans sa capacité à esquiver la pension alimentaire de ses nombreuses progénitures non désirées. Le roman pose in fine cette question : y-a-t-il quelque chose de plus triste que de se rendre compte que nos héros ne valent pas mieux que de vulgaires ex-alcooliques qui tentent de remonter la pente comme le premier paumé venu ?

C’est pourtant un paradoxe que l’époque ne soit plus friande de folklore en matière de pop, car il semble n’avoir jamais autant fallu d’histoires à se mettre sous la dent pour écrire (et par extension, même si ça fait mal en le disant, vendre) dessus. De l’extérieur, il semblerait même qu’il n’y ait guère plus qu’un bon vieux storytelling pour appâter le chaland en musique, à défaut de la musique elle-même. Sauf si celle-ci contient quelque anecdote biographique croustillante à raconter ensuite sur un talkshow ou en interview – si l'anecdote est sordide, c’est un plus, même si personne ne le dira jamais comme ça.

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David Berman en sait quelque chose. Lui, dont le groupe Silver Jews apparaissait dans les années 90 comme synonyme de bon goût et de manque de compromis (ça va souvent ensemble) pour tout fan sourcilleux d’indie rock qui se respecte, doit sa légende au fait que ses excellents albums se refilaient alors sous le manteau (le mythe tenace du trésor caché, donc incompris, donc génial), qu’il préférait consacrer sa verve à ses paroles ou à l'écriture d'un recueil de poésie (Actual Air, paru en 1999) plutôt qu’à des interviews, ainsi qu’à un article sensationnel (et un peu sensationnaliste) paru dans The Fader, qui détaillait son overdose d’héroïne dans les années 2000 dans la suite Al Gore de l’hôtel Vanderbuilt de Nashville. Judicieusement intitulé « Dying in the Al Gore suite », le papier était magnifié par cette formule définitive de Berman, dont seuls les suicidaires pince-sans-rire semblent détenir le secret : « I want to die where the presidency died ! ».

Pour le leader de Silver Jews, le point d’orgue du culte fut atteint en 2009, année où il fit soudainement exploser son groupe en plein vol, alors même qu’il commençait à jouir d’un début de popularité dépassant le seul cercle d’initiés. D’ordinaire peu enclin à étaler sa vie privée en public, Berman se lâcha sur son blog et expliqua son retrait de la vie musicale par le fait qu’il n’arriverait sans doute jamais à réparer les fautes commises par son père (célèbre avocat républicain hardcore et lobbyste pro-armes à feu, alcool, tabac, anti-salaire minimum, entre autres joyeusetés), qui a notamment eu l’honneur d’apparaitre sur la liste du Huffington Post de l’« America's Ruling Class Hall of Shame ». Une manière de faire retomber le soufflé tout en alimentant la machine à fantasme, et signifier que faire de la musique ne revenait au fond qu’à cette quête assez banale (mais qui a traversé les âges) : tuer le père. Dans tous les cas, si les déclarations de rupture tapageuses sont souvent à prendre avec des pincettes, et sont souvent synonymes de coup médiatique foireux ou de rampe de lancement pour potentielle reformation flemmarde ultérieure, personne n’a semblé à l’époque, vu la violence (et la part d’impudeur) du geste, remettre en cause le bien-fondé ni la sincérité des propos de David Berman.

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L’éternel retour (des laissés-pour-compte)

Peu pensaient en tout cas le voir revenir comme une fleur près de onze ans plus tard. Lui a pourtant l’air de n’être jamais parti, et de prendre avec distance le haussement de sourcil général : « La façon dont j’ai arrêté la musique était assez brutale, et un peu théâtrale, je le reconnais. Mais parce que mes raisons concernaient la famille, ou la politique, les gens m’ont laissé tranquille. Donc ça a marché dans un sens. On m’a complètement foutu la paix pendant dix ans. Pendant ce temps-là, ma vie a changé, et j’en suis venu au point où je me suis demandé si je voulais continuer. J’ai cherché de nombreuses solutions pour gagner ma vie, jusqu’au point où c’est devenu une question de survie. Je savais que je pouvais écrire des chansons. Et vu que tout semblait figé dans le temps, je me suis dit que je pouvais juste… me pointer. »

Que se passe-t-il lorsque le mystère s’évanouit, surtout lorsque tant de traits de l’époque ont changé ? Autrefois avare en paroles, l’éternel reclus Berman se retrouve aujourd’hui à devoir composer avec le monde, et jouer le jeu de la présence sociale. On le voit ces dernières semaines débiter à tour de bras, que ce soit sur Twitter ou en interview, ce qu’il gardait caché il y a dix ans – sur son père, sur l’industrie, sur ses collègues, de manière d’ailleurs assez souvent mordante. Ironie du sort lorsqu’on pense qu’il avait quitté le monde de la musique au moment où les réseaux sociaux pointaient à peine le bout de leur nez et s’apprêtaient à ouvrir la boite de Pandore – ainsi que le robinet à merde. Pour autant, ce n’est pas parce que Berman se montre d’une docilité nouvelle envers le petit jeu médiatique qu’on ne manquera pas de vouloir combler les trous du temps qu’il aura passé loin de nous – forcément, dix ans, ça fait long.

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Jeu de pistes qu’on ne tente même pas réellement de remplir avec lui, les intuitions et suppositions faisant le gros du travail. On se rappelle ainsi de cette vidéo sur Arte visionnée à une heure tardive où il apparait aux côté de Gaspar Noé et Harmony Korine, l’air étonnamment frais et rasé de près, dégoulinant de charisme tranquille. Ou encore de son morceau délicieux avec The Avalanches, paru pendant sa retraite mais composé avant. On devine ainsi une vie remplie de hauts très hauts et de bas très bas. Sauf qu’aujourd’hui, David Berman vit « le temps de trouver autre chose » dans un quartier ennuyeux et mal famé de Chicago, où les « Mexicains et les Polonais viennent faire leurs trucs ». Nous voilà donc embarqués dans une conversation un peu lunaire mais pas déplaisante, où l’homme s’attarde d’une voix chevrotante sur le temps qui passe, ou encore ses phobies administratives. À peine revenu, le mystère s’évanouit de nouveau.

« Tout est plus dur pour moi aujourd’hui, j’imagine. Déjà parce que je suis d’un tempérament assez lent, et que je suis complètement hors du coup. Je ne sais rien faire : au moment où on se parle, mon loyer vient de tomber, je suis incapable de payer une facture en ligne. Je n’ai pas de smartphone, j’ai encore un téléphone à clapet. »

De toute façon, qu’il ait du succès ou pas, que les singers-songwriters soient ou non de nouveau à la mode (la réponse est d’ailleurs plutôt non, et risque de le rester pendant un moment, vu la conjoncture des choses), David Berman fera toujours de la musique d’outsider.

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« En tout et pour tout, je pense que 10 personnes ont déjà dû me dire que ma musique comptait pour eux. Je n’ai jamais eu d’assistant, de manager, d’agent. Toute ma vie d’artiste, j’ai rêvé que quelqu’un m’aide. Mais en même temps, j’ai un ami qui a commencé en ayant deux managers, deux attachés de presse, deux agents, et ils l’ont tous lâché d’un seul coup. Et je ne sais pas trop quoi lui dire : c’est un jeune artiste, et à sa place j’aurais rêvé que tous ces gens veuillent travailler avec moi. Mais bon, en même temps ils ne veulent que t’exploiter. C’est la réalité de ce milieu : une fois qu’on en a fini avec toi, on te jette. Alors à quoi bon après tout ? »

Avec Berman, la démystification a parfois du bon, comme aujourd’hui, où ses morceaux publiés sous le nom de Purple Mountains en début d’été n’ont jamais semblé aussi ciselés, précis, malgré le fait qu'ils existent vraisemblablement par besoin pécuniaire. Sous la douceur country-folk, sous la nécessité financière, on devine par endroits une douleur immense (ce qui n’est pas difficile vu le titre des morceaux comme « All My Happiness is Gone »), ce dénuement pouvant passer pour de l'impudeur portant tout de même ses fruits : désormais, la musique de David Berman, nue comme un ver, ne peut plus se permettre d'avancer masquée. Au jeu des singers-songwriters qui comptent et qu'on compte sur les doigts d'une main aujourd'hui, l'homme vole aux côtés des Bill Callahan ou Mark Kozelek, autres portraitistes de la quotidienneté qui la subliment tout autant qu'ils en dévoilent les contours contrariés. Chez eux, quelque chose d'indicible reste à l'oreille, comme si la musique avait encore le pouvoir de panser les plaies, malgré les faiblesses, ou une voix hésitante. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Berman a par le passé déclaré que ses chanteurs favoris ne savaient pas chanter.

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« J’imagine qu’avant Bob Dylan ou Leonard Cohen, je n’aurais pas pu faire de musique. D’ailleurs, il n’y a que dans la musique populaire que tu trouves ce genre de cas. Personne ne dira de Matisse qu’il ne savait pas peindre, ou de Mozart qu’il ne savait pas jouer du piano. Les gens avec de mauvaises voix n’ont pas nécessairement plus de choses à dire que les autres. Mais il se trouve que la plupart des musiciens sont sélectionnés aujourd’hui pour leur capacité à bien jouer, ainsi que pour leur physique. En tout cas leur capacité à écrire de la poésie sera le dernier critère. Souvent, celui qui écrira sera le pire chanteur. Mais c’est lui qui aura une voix. »

Aujourd'hui, David Berman nous montre qu'il y a toujours une voix pour les loners de la musique. Même si par les temps qui courent, ces derniers semblent condamner à rester à leur place.

L'album éponyme de Purple Mountains est paru le 12 juillet chez Drag City.

Marc-Aurèle Baly est vaguement sur Twitter.

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