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Toutes les illustrations sont de Cathryn Virginia.
Santé

Les derniers endroits en Europe où il est illégal d’avorter

Les micro-États européens comptent parmi les pays les plus riches du continent, mais les droits de l'homme, y compris l'avortement, sont bafoués.
Cathryn Virginia
illustrations Cathryn Virginia
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Lara ne voulait pas voir le bébé. Ce n'était pas censé être le sien, de toute façon ; quand elle est tombée enceinte accidentellement à 18 ans, elle a décidé que l'enfant serait élevé par sa tante pendant qu'elle irait à l'université. Les premiers mois de la grossesse se sont passés normalement : visites chez le médecin, échographies, arrêt brutal de la cigarette et de la bière. Puis, au bout de cinq mois, elle a commencé à ressentir des douleurs et des saignements. Aux urgences, on lui a annoncé un diagnostic surprenant, quelque chose que son gynécologue n'avait pas remarqué : il manquait au bébé deux faisceaux nerveux dans le cou. Quelques jours plus tard, un deuxième test effectué par le gynécologue de Lara a révélé un syndrome de Down, ou trisomie 21. Le bébé, lui ont expliqué les médecins, naîtrait « légume ».

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« Ma grossesse a été compliquée et ces problèmes ont été détectés très tard. Ma vie était en danger », explique Lara, aujourd’hui âgée de 23 ans, attablée dans un bar de village dans le petit pays d'Andorre. La nuit tombe et les Pyrénées se teintent de violet, un peu de neige de fin de printemps parsème encore leurs sommets. Autour de nous, les gens trinquent et jouent aux cartes.

On estime que des milliers de femmes, comme Lara, ont voyagé clandestinement d'Andorre en Espagne ou en France pour se faire avorter au cours des dernières décennies, bien que les chiffres officiels n'existent pas.

Avec les micro-États de Saint-Marin en Italie, du Liechtenstein entre la Suisse et l'Autriche et de Monaco en France, l'Andorre est l'un des derniers endroits en Europe, avec Malte et la Pologne où l'avortement est pénalisé. Comme à Saint-Marin et au Liechtenstein, l’avortement y est interdit même en cas de viol, d'inceste ou de malformation du fœtus. Le Rocher se veut un peu plus flexible et autorise l’avortement dans ces situations. Dans ces micro-États, tant les ressortissantes que les résidentes sont contraintes de se rendre ailleurs pour avoir accès à ce que le Conseil de l'Europe, la principale organisation de protection des droits de l'homme du continent, appelle un droit humain.

Le père de Lara a réussi à réunir 3 000 euros pour couvrir le coût de l'intervention, du transport et de l'hébergement, et a fait un trajet en voiture de trois heures pour l’emmener à Barcelone. Là-bas, les médecins ont pratiqué un avortement tardif, douloureux et traumatisant, exacerbé par le gynécologue andorran de Lara, qui a demandé à ses médecins espagnols de lui montrer le bébé une fois l’intervention terminée.

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« Elle était morte, raconte Lara. À cause du manque d'oxygène, je sais, mais elle était si violette. J'ai encore l'image en tête. Parfois, ça me réveille la nuit. J'ai peur du noir depuis toute petite, mais depuis, c'est devenu bien pire. Je dors avec une peluche. » Son avortement l'a suivie au travail, où elle était incapable de répondre aux demandes de son employeur, et au tribunal, où elle a été traduite en justice. Elle a ensuite sombré dans une dépression qui a duré trois ans.

« Les femmes d'Andorre sont traitées comme des citoyennes de seconde zone », déplore Vanessa Mendoza Cortés, présidente de Stop Violències, un important groupe de défense des droits des femmes en Andorre qui lutte, entre autres choses, pour la dépénalisation de l'avortement. « Quand on revendique nos droits, on nous traite comme des folles, des radicales. »

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Avec une population d'environ 76 000 habitants, l'Andorre est surtout connue pour ses boutiques détaxées, ses pistes de ski vierges et son complexe thermal, le plus grand d'Europe. Son atmosphère capitaliste digne d'un centre commercial la place dans une Europe moderne et néolibérale. Comparée aux lois de plus en plus restrictives sur l'avortement dans certaines parties des États-Unis et dans les pays d'Amérique latine, l'Europe a tendance à s'enorgueillir de ses politiques socialement libérales – congé de paternité, couverture maladie, etc. – qui font cruellement défaut dans la plupart des pays de l'Atlantique. Mais les micro-États sont une épine dans le pied prétentieux de l'Europe continentale. La triste réalité, c’est que le corps des femmes, où qu'elles se trouvent dans le monde, est emmailloté dans des politiques créées par les hommes.

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Entourés de pays démocratiques, les micro-États européens sont les reliques politiques d'une époque révolue. Depuis le XIIIe siècle, l'Andorre est régie par un système de paréage et deux coprinces se partagent le trône : l’évêque d’Urgell (actuellement Joan-Enric Vives i Sicília) et le président de la République française (actuellement Emmanuel Macron). Monaco et le Liechtenstein sont tous deux gouvernés par de puissants monarques, et Saint-Marin, qui a été formé au IVe siècle comme un refuge pour les catholiques fuyant la persécution, repose sur des institutions politiques mises en place dans les cités-états italiennes de la Renaissance avant l'unification de l'Italie au XIXe siècle.

« Ils sont tous très conservateurs, non seulement dans la façon dont les institutions ont survécu, mais aussi en ce qui concerne ces questions sociales », explique Wouter Veenendaal, professeur en sciences politiques à l'université de Leyde et coauteur du livre Democracy in Small States : Persisting Against All Odds. « Si vous regardez l’introduction du suffrage féminin, ces pays ont été parmi les derniers à autoriser les femmes à voter. Au Liechtenstein, les femmes n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1984. » En Andorre, le divorce n’a été légalisé qu’en 1995.

La question de l'avortement est souvent présentée comme un moyen de préserver le caractère historique unique de ces micro-États et de leurs racines religieuses. « Ces pays sont considérés comme ayant un lien très fort avec l'Église catholique », souligne Wouter Veenendaal. Sur la plupart des questions morales – euthanasie, mariage gay, droits des femmes, drogue – les micro-États européens virent à droite. Alors que la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle y est interdite et que la plupart proposent des unions civiles, des incohérences existent. Au Liechtenstein, par exemple, les homosexuels n'ont toujours pas le droit de donner leur sang.

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Au cours des dernières années, l'avortement est devenu un élément central de la question du maintien de la souveraineté des micro-États. « Ils ont le sentiment d'être de petits États très vulnérables qui doivent protéger leur identité, poursuit Wouter Veenendaal. Lorsque l'UE attaque ces micro-États en raison de leurs institutions et monarchies antidémocratiques, la réaction de leur élite politique est immédiate : l'UE ne devrait pas essayer de saper leur souveraineté. »

En 2011, le prince Alois de Liechtenstein, chef d'État par intérim et héritier d'une fortune de 3 milliards d’euros, a menacé de mettre son veto à la légalisation de l’avortement avant même le scrutin. 52,3 % des Liechtensteinois se sont prononcés contre, mais la pilule n’est pas passée et un deuxième référendum a été adopté pour supprimer au monarque son droit de veto. Son père, Hans-Adam II, a alors menacé de quitter le territoire et de faire perdre au Liechtenstein jusqu’à son nom (le pays est nommé d’après leur dynastie). L'année dernière, lorsque le mouvement pro-choix a commencé à se faire entendre en Andorre, l'Église est intervenue, menaçant de destituer l'évêque de ses fonctions et de mettre fin à la coprincipauté.

« L’avortement est une ligne rouge à ne pas franchir pour l'évêque épiscopal, dit Maria Ubach, la ministre andorrane des Affaires étrangères. La principauté d’Andorre est petite et fragile. Tout changement institutionnel pourrait avoir des conséquences politiques importantes. » Le gouvernement andorran a lié la question de la légalisation de l'avortement à la souveraineté du pays et craint que si le coprince français signe une loi autorisant l'avortement, l'évêque quitte le pays, même si ce dernier n’a pas évoqué publiquement cette possibilité. En 2009, le président français Nicolas Sarkozy avait menacé d'abdiquer en tant que coprince si l'Andorre ne changeait pas sa législation bancaire opaque ; le pays y a finalement consenti en 2016, bien que l'on ne sache pas si cela était uniquement dû au pouvoir politique de Sarkozy.

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La perte d'un coprince pourrait entraîner un démantèlement complet du système politique, conduisant à la perte de l'indépendance et à l'effondrement du pays, comme l’a menacé le prince Hans-Adam II. C'est un peu un argument épouvantail. Déjà avant la légalisation du divorce en 1995 en Andorre, celui-ci était considéré comme une menace pour l'Église catholique et la société. L'UE, l'ONU et l'OTAN entretiennent des relations diplomatiques avec tous les micro-États européens, ce qui signifie qu'une invasion ou un redécoupage des frontières est peu probable. D'autant plus qu'ils sont financièrement indépendants. « Ces micro-États comptent parmi les pays les plus riches d'Europe, et de loin pour certains, dit Wouter Veenendaal. L'UE ne peut pas exercer de pression économique sur eux. »

Il n'existe pas non plus de précédent historique indiquant que les frontières ou la souveraineté de ces pays seraient menacées si les femmes se voyaient accorder le droit d'avorter. Bien au contraire : Monaco, qui a assoupli les restrictions à l'avortement en 2009 malgré les protestations des dignitaires catholiques, reste intact. En Andorre, les activistes ne demandent même pas une levée totale des restrictions à l'avortement – ils y vont progressivement et préconisent l'avortement en cas de viol ou de malformation du fœtus. Comme au Chili, au Salvador ou dans l'État américain de l'Alabama, dans les micro-États, les lois draconiennes sur l'avortement ne concernent pas essentiellement la politique ou la religion. Il s'agit avant tout de contrôler le corps des femmes.

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« Nous devons nous demander ce qui est le plus important : les droits fondamentaux des femmes ou la politique, dit Ot Guillamet Fages, étudiante en sociologie à l'université de Barcelone, qui étudie les perceptions andorranes de l'avortement. Et les politiciens donnent la priorité à la politique. »

Le fait que les femmes puissent simplement quitter leur petit pays pour se faire avorter constitue une échappatoire attrayante, quoique de mauvaise foi, pour les politiciens qui veulent justifier ces lois archaïques. « Aucune femme ne vit vraiment dans une situation difficile, d'après ce que j'en sais », dit Maria Ubach, soulignant qu’il suffit de parcourir « quelques kilomètres » pour se faire avorter. Le passage de la frontière pour des raisons de santé n'est pas rare en soi. « C’est tout à fait normal que les gens aillent chez le médecin à Barcelone, parce que nous n'avons pas de médecins spécialisés ici », explique Mendoza Cortés. Mais les femmes enceintes n'ont d'autre choix que de voyager. Non seulement cela peut être douloureux – Lara se souvient d’être restée allongée sur le dos, l'abdomen serré, pendant les trois heures de route qui ont suivi son avortement – mais cela peut aussi exacerber les sentiments de culpabilité et de peur associés aux activités clandestines.

« En tant que femme andorrane, je veux que mon état puisse me protéger. Je veux pouvoir exercer mes droits ici, et non ailleurs », déclare Cristina Valen Estevez, éducatrice et membre du parti social-démocrate d'Andorre, ajoutant qu'elle appuie « totalement les autres pays européens ».

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En 2005, le gouvernement andorran a introduit un nouvel article dans le Code pénal qui prévoit une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à deux ans et demi pour les femmes reconnues coupables d'avortement – les médecins qui pratiquent l'avortement peuvent écoper jusqu'à douze ans si l'avortement entraîne le décès de la patiente. Des peines d'emprisonnement sont également prévues par le Code pénal à Saint-Marin et au Liechtenstein.

Lara a été poursuivie en vertu de cette loi en 2016, après que son gynécologue l'a dénoncée à la police pour « intention de commettre un homicide ». Elle a eu de la chance : le juge était un ami de la famille et lui a offert la peine la plus légère, soit huit mois de prison ou quatre ans de liberté provisoire. Dans le cadre de cette probation, Lara a été obligée de se faire poser un implant contraceptif.

La grande majorité des femmes andorranes qui se font avorter ne sont pas poursuivies au pénal. Le dernier cas connu d’emprisonnement remonte à 1987, lorsqu'une femme enceinte de sept mois s'est tiré une balle dans l'estomac – un cas dont on parle encore dans le pays.

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La loi pénale de 2005 a été introduite sur la base de la Constitution andorrane, qui protège la vie dans « toutes ses étapes ». Il s'agit d'un article à l’intitulé vague qui peut être interprété, comme c'est souvent le cas dans le catholicisme, comme incluant la fécondation. Mais plus tôt cette année, le gouvernement a commencé à légaliser l'utilisation des embryons pour la fécondation in vitro. Maria Ubach précise que si l'embryon présente de graves défauts, ou si la femme a plus de 50 ans, il peut être détruit.

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« C’est un pays de contradiction », estime Elisabet Zoppetti Núñez, avocate andorrane. Il semble que la destruction d'embryons ne devienne problématique pour les fonctionnaires que lorsqu'ils sont déjà dans le corps de la femme.

Parce que les micro-États européens sont si petits et que la majorité de la population est relativement riche, les législateurs locaux et le public international pensent à tort que c'est une question trop minime pour être prise au sérieux. En Andorre, où le salaire minimum est de 1 017 euros par mois, c'est loin d'être le cas. Un avortement précoce en Espagne ou en France coûte entre 300 et 1 000 euros. Les femmes doivent souvent s'absenter du travail pendant plusieurs jours pour se rétablir et payer leur transport, leur nourriture, leurs médicaments et leur hébergement. Si elles ont besoin d'un soutien psychologique après l'opération, elles doivent en partie le payer de leur poche. La situation est encore plus compliquée dans le cas des mineures, qui peuvent être contraintes de mener leur grossesse à terme et de donner le bébé à l’adoption.

En 2012, une fillette de 11 ans a été violée (l'âge du consentement est de 14 ans en Andorre). Son violeur n'a pas été poursuivi parce que, selon Núñez, le juge a décidé que « cela allait ruiner sa vie – peu importe que la vie de la fille soit ruinée ». La jeune fille a été placée sous la tutelle des services sociaux de l'État, où elle n'a jamais eu la possibilité d'avorter. Elle a accouché à l'âge de 12 ans. Même au Liechtenstein, où, là encore, l'avortement est illégal, même en cas de viol, d'inceste ou de malformation du fœtus, les filles non mariées de moins de 14 ans (l'âge du consentement) sont autorisées à avorter.

Le gouvernement andorran ne tient pas de statistiques officielles sur le nombre de femmes qui se sont rendues en Espagne et en France pour des avortements depuis la libéralisation des lois dans ces pays, respectivement en 1985 et 1975. Seul le nombre de femmes andorranes ayant avorté dans les hôpitaux publics espagnols est connu : elles étaient 107 en 2017, mais des dizaines d'autres ont avorté en France et dans des cliniques privées.

« Je suis infirmière – j'ai travaillé longtemps dans un centre de santé, dit Antonia Escoda Alegret, présidente d'Accio Feminista, un autre groupe de défense des droits des femmes en Andorre. On connaissait toutes les adresses où on pouvait envoyer quelqu'un, même si ce n'était pas officiel. » Une autre femme, qui a demandé à rester anonyme, se souvient de l'avortement de sa propre mère dans les années 1970, avant que la France ou l'Espagne ne légalisent l'avortement et que tout le monde se rende en Angleterre. Quelques années plus tard, elle a elle-même dû se faire avorter et s'est rendue à Toulouse – une expérience qui n'a pas été particulièrement traumatisante pour elle grâce au témoignage de sa propre mère.

Les années atténuent la douleur, mais pour certaines, le tribut émotionnel persiste. De retour au bar, Lara tire une bouffée de cigarette avant de me montrer un petit tatouage. Elle dit aux gens que c'est en hommage à sa petite sœur, mais ce n'est pas tout à fait vrai. C'est surtout pour sa fille, quelque part dans le ciel.

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