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Culture

Une conversation très, très, très technique avec John Maus

« Au cinéma, dès qu’une scène se passe au Moyen-Âge, on y fout un chant monodique dorien à la con. C'est pénible. »

L'article original a été publié sur Noisey.

« Ils ne font pas beaucoup d’efforts par les temps qui courent, je trouve… », John Maus marmonne, tête baissée, assis sur un canapé dans les coulisses enfumées de la Maroquinerie, où il jouera deux heures plus tard. Il est tendu, enchaîne café et boissons saturées en taurine, lancé à corps perdu dans une tournée de plusieurs mois depuis la sortie de son nouvel album, Screen Memories, paru le 27 octobre dernier. Pardon ? Qui ne fait pas beaucoup d’efforts ? « Les gens qui parlent de musique. Le discours, dans le domaine de la musique. Je crois que n’importe quel musicien a l’espoir que sa musique requerra un nouveau langage, pour verbaliser, articuler ce qui s’y passe. Et donc c’est forcément un peu décevant de réaliser qu’on ne suscite que des qualificatifs comme ‘rétro-futuriste’ ».

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Comment parler de la musique de John Maus à quelqu’un qui ne la connait pas en évitant les adjectifs usés jusqu’à la corde ? Je pourrais dire, par exemple, que je l’ai découverte par une après-midi caniculaire, au volant d’une voiture de location, en traversant de tristes paysages d’Allemagne de l’Est, pied au plancher, pour me rendre à la frontière polonaise en compagnie d’un ami silencieux, et que cette B.O. collait avec justesse à la situation. Je pourrais dire, par exemple, que son dernier album m’a spontanément donné envie de réécouter les oeuvres de Pérotin le Grand, compositeur médiéval qui joua un rôle décisif dans le développement de la musique polyphonique, quitte à me faire taper sur la gueule pour mon amour du chant grégorien, pas très Noisey-compatible. Mais il y a une autre solution pour éviter les qualificatifs musicaux hasardeux : parler de la musique elle-même.

Avec John Maus, nous nous sommes donc plongés dans la matière, en prenant le risque que cette interview, à force de termes techniques, de digressions (John Maus, la digression, il adore ça) et de références absconses, soit totalement indigeste. Et effectivement, elle l’est. C’est donc un dilemme complexe qui se présente à moi : épargner le lecteur en simplifiant cette logorrhée pour la rendre plus universellement compréhensible, ou laisser à l’artiste tout le loisir de dévoiler les entrailles de sa musique, quitte à laisser sur le carreau des hordes de victimes assommées par les mots « contrepoint », « mode dorien » ou « accidents chromatiques ». Après longue et douloureuse réflexion, j’ai pris le parti de la deuxième option. Pas uniquement par sadisme, mais aussi pour donner un aperçu de ce à quoi peut ressembler un musicien passionné (possédé, même) quand il parle de musique. Accrochez-vous à votre slip, c’est parti.

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Photo - Julio Ificada

Noisey : Ce n’est pas évident en effet de renouveler les adjectifs musicaux… On a déjà traité tes boîtes à rythme de « séminales » ?
Oh oui, tout ça, « glacial », « synth pop », « baroque », « rétro-futuriste »… « Rétro-futuriste », c’est le dernier en date, on a dit ça de mon nouvel album.

Bon alors je vais essayer d’éviter les adjectifs ; parlons plutôt de la matière elle-même. Dans « Over Phantom », j’entends une forte réminiscence de « Real Bad Job » : il y a ce pont dans lequel le synthétiseur qui fait office de basse a un long solo contrapuntique à la manière d’une Invention de Bach. Alors même si beaucoup de choses se sont passées entre ces deux chansons : tu sens une continuité musicale dans ce que tu fais, depuis tout ce temps ?
Oui, oui, absolument, je suis heureux que tu me demandes ça. Dans les anciennes chansons, « Real Bad Job » par exemple, je me concentrais plus sur les harmonies que sur le contrepoint, et j’étais plus dans une dynamique assez simple en 1-5 [ 1er et 5ème degré d’une gamme, la base de plus ou moins tout morceau de musique]. Maintenant, j’essaye de conduire mes idées musicales plus loin, tout en restant fidèle au genre ; je crois que le contrepoint dans « Over Phantom » va plus loin, se développe plus, et il est plus rigoureusement correct selon les préceptes du Gradus ad Parnassum [ traité de composition musicale publié en 1725 par Johann Joseph Fux].

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Tu t’appuies vraiment sur le Gradus ad Parnassum dans la composition de tes morceaux ??
Pas tout à fait littéralement, mais j’aime emprunter des techniques anciennes pour pousser la musique dans une direction plus polyphonique. À mon sens, la pop tend à penser de plus en plus en terme de voix indépendantes les unes des autres, qui avancent sur un axe temporel horizontal sans se soucier des correspondances verticales ; dans la new wave et tout ce genre de musique, par exemple, la guitare se contente de jouer une mélodie, la basse n’est rien d’autre qu’une boucle. Dans mon nouvel album, je me suis dit que pour contrebalancer l’absence de légèreté et d’insouciance, j’allais faire preuve d’une rigueur indiscutable dans la composition.

En parlant d’accords et d’harmonies, tu persistes à emprunter des modes ecclésiastiques dans tes chansons, ton nouvel album s’ouvre sur un morceau en mode dorien ; tu ne penses pas que ça peut être déroutant pour nos oreilles qui ont tellement intériorisé le majeur, le mineur et surtout leur forte polarité 1-5 qui règnent de manière incontestée sur la pop ?
Je pense justement que cette polarité et la notion de relations tonales disparait de plus en plus depuis ces 10-15 dernières années. Les chansons aujourd’hui ne sont plus qu’une caricature puérile de ce que peut être le voyage à travers une tonalité majeure ou mineure. Dans le rock’n’roll des années 50, avec la structure du blues en 12 mesures, il y avait encore cette notion de tonalité, de tension qui nous éloignait de cette tonalité de base, puis de retour à cette dernière, comme un soulagement. Mais dès la fin des années 60, et au plus tard dans les années 80, la tonalité telle qu’on l’entendait à l’époque du style galant, où l’aventure à travers la tonalité et la modulation représentaient une narration en soi, tout ceci n’existe plus.

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À partir de la new wave, on emprunte des accords, on en enrichit la couleur, mais il n’y a plus de voyage ou d’aventure à proprement parler. Je veux dire, écoute « Holiday » de Madonna, ou « Get Into The Groove », ou « I Want To Party All The Time » d’Eddie Murphy, il n’y a plus de tonique et de dominante, plus d’aventure. Je pense que plus personne aujourd’hui n’est sensible à l’aventure tonale ; tu connais beaucoup de gens qui sont excités par le fait que la 5ème Symphonie de Beethoven passe de do mineur à do majeur ? Ou qui entendent l’ouverture de la 1ère Symphonie, qui commence sur le 5ème ou le 6ème degré, je ne sais plus, et qui s’écrient : « C’est dingue ! C’est censé être en do majeur, pourquoi il commence sur ce degré ? C’est incroyable, je suis sur le cul ! ». Les gens ne sont pas, ou plus, sensibles à ça ; les modulations ne surprennent plus personne.

On se situe dans un espace purement modal, en un certain sens plus encore qu’à la Renaissance et l’époque médiévale : eux au moins, ils avaient les ficta, ces accidents chromatiques, ils avaient la note sensible, la cadencechromatique en fin de phrase. Dans la musique des années 80, il n’y a pas d’accidents, c’est de la musique modale purement diatonique. Et la tension entre 1 et 5 y est anecdotique ; cette musique-là ne pense plus dans ces termes. Et tout ceci finit par glisser, comme je le disais, vers des voix indépendantes les unes des autres.

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Photo - Julio Ificada

Les modes, c’est intéressant ; j’ai essayé plein de choses, des modes non-occidentaux, mais aussi des tempéraments non égaux, d’ailleurs il y a quelque temps, je pensais que je ferais cet album en jouant seulement avec l’intonation. Mais le problème, c’est que même si le principe est totalement rationnel, le résultat sonore est dissonant, il y a quelque chose d’irritant, ça sonne faux, et je ne pouvais malheureusement pas faire abstraction de ce problème.

Mais de toute façon, le problème est encore une fois que nous n’avons pas vraiment de vocabulaire pour parler de tout ça, je trouve. Même le mot « mode », c’est compliqué… parce qu’aujourd’hui, par « modes », on entend une certaine série d’intervalles. Du moins c’est comme ça qu’on définit les modes depuis les débuts du jazz, ou de la musique dite impressionniste. Mais à l’époque du plain-chant, ce n’était pas que ça : l’hypodorien par exemple avait exactement la même succession d’intervalles que l’éolien, et pourtant, c’était des univers très différents, qui avaient chacun des motifs mélodiques, des conventions et des terminaisons différentes.

Justement, la notion de terminaison, de respiration, a plus ou moins disparu de nos jours. C’est ce qui est intéressant à constater dans la musique pop d’après-guerre : c’est la première musique occidentale, à ce que je sache, qui n’ait plus de cadences, de points, dans le sens de : « Je parle, je parle, je parle, et je m’arrête. Je parle, je parle, je parle, et je m’arrête. Et maintenant, c’est fini ». Soit on se contente d’un fade-off tout à la fin, soit on s’arrête, mais sans véritable raison. La notion de cadence, de véritable achèvement, n’existe plus. À l’origine, la cadence est l’endroit où on prononce l’amen, ou le nom de Jésus, c’est la fin de la prière ; et à cet endroit, le silence servait à laisser résonner le dernier mot dans le vide. Peut-être que c’est pour ça qu’elle a disparu aujourd’hui ; l’absence de dieu n’est plus un problème, et s’il n’y a plus de dieu, il n’y a plus besoin de silence. Enfin, ce n’est peut-être qu’une heureuse coïncidence. Je ne fais que spéculer.

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Mais toi, alors, c’est quelque chose que tu essayes de faire, de remettre plus de respiration dans la musique ? Je ne crois pas vraiment entendre quoi que ce soit de tel dans tes morceaux.

Non, c’est vrai, je fais plutôt le contraire, même. Je pense que c’est en grande partie à cause du cinéma que nous en sommes venus à associer certains modes ecclésiastiques avec des ambiances, par exemple à associer le lydien avec des atmosphères oniriques, à cause de cette succession de tons entiers probablement, et cette emphase sur le triton. Au cinéma, c’est toujours sur les scènes un peu rêveuses qu’on colle du lydien ; et dès qu’une scène se passe au Moyen-Âge, on y fout un chant monodique dorien à la con. C'est pénible. Mais je m’égare, qu’est-ce que je voulais dire ?

Je crois que le concept d’harmonie est né des modes « nus », que les accords sont nés de la résonance, notamment dans les cathédrales, où la pratique musicale était fondée sur le principe des voix parallèles ; je crois, même si j’évolue en territoire risqué, que la raison pour laquelle l’Occident a développé les accords majeurs et mineurs, c’est parce que, dans la cathédrale de Notre-Dame de Paris par exemple, Léonin et Pérotin ont développé et pratiqué l’organum [ genre musical vocal sacré où la voix principale est accompagnée parallèlement par une seconde voix à intervalle parfait, c’est-à-dire : quarte, quinte ou octave], et que la résonance du lieu faisait émerger naturellement la tierce dans le son. Alors ils s’en sont emparés pour l’intégrer à leurs morceaux.

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Évidemment, l’émergence des accords peut aussi tout à fait être une création rationnelle, née de la scolastique médiévale, destinée à être une représentation du logos, d’ailleurs j’aime cette idée que la musique, dans la majeure partie de son histoire, faisait partie du quadrivium [ l’ensemble des quatre sciences mathématiques dans la théorie antique] au même titre que l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie. Mais je crois vraiment en cette idée de résonance. Il y a une pièce expérimentale de James Tenney — un compositeur qui faisait partie du cercle de John Cage et a aussi fait des choses avec Fluxus, et chez qui j’ai étudié à CalArts — où un piano tempéré part d’une note répétée puis égrène de plus en plus vite toute la série des harmoniques qui sont contenus dans cette note. Eh bien quand vous entendez cette série de notes parfaitement accordées, je manque de meilleurs adjectifs, mais il se passe quelque chose de fou, une résonance mystérieuse, une vibration très particulière.

D’accord, mais cette tradition dont tu parles et avec laquelle tu joues est assez éloignée de ce à nous avons été habitués et conditionnés musicalement par la suite, non ?
Eh bien bizarrement, je pense que ces choses-là sont plus proches de nous que Haydn ou Mahler, et c’est précisément ça que je trouve intéressant. Si je peux me permettre de spéculer, je dirais que ça a peut-être à voir avec toutes ces structures fortifiées, les appareils disciplinaires du pouvoir, l’école, l’usine, qui régnaient jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale et qui se sont effondrées, ont été atomisées, ce qui a permis à quelque chose qui s’apparente à un nouveau Moyen-Âge de se déployer. En un sens, je pense que ces musiques médiévales sont plus proches de nous que, par exemple, le néo-classicisme.

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Et alors ta manie de faire évoluer tous les accords en positions fondamentales , toutes ces quintes parallèles qui donnent cette impression de flottement, cet aspect bancal, dans tes chansons, c’est aussi un héritage du Moyen-Âge ? Parce que, je veux dire, si tu prends « Eleanor Rigby » des Beatles, c’est aussi une chanson modale, mais eux utilisent des inversions d’accords, et puis ils mélangent l’éolien et le dorien, ce qui atténue beaucoup la sensation de flottement qu’il y aurait en utilisant les modes de manière plus littérale.
Ah oui, tu fais allusion à « The Combine » ? Ok, là, effectivement, j’ai décidé de faire ce truc assez cru en quintes parallèles, mais je trouve que ça apporte plutôt de la légèreté, ce style de faux-bourdon qu’on pratiquait au Moyen-Âge. Et puis même si la chanson commence avec ces quintes parallèles et cette sorte de cantus firmus monotone, elle finit par exploser à la fin de la phrase dans ce contrepoint de cuivres où je fais aussi des mouvements contraires, et là, je sors des quintes parallèles. Mais peut-être que sur ce disque, je me suis donné trop de libertés avec la question : qu’est-ce que la pop ? Je veux dire, regarde les chansons « A Day In The Life » ou « Good Vibrations », au final, la structure est en forme de couplet-refrain-couplet, c’est assez simple. Moi, j’emploie un rythme harmonique plus complexe, je vais plus loin que simplement quatre accords en boucle, je me suis pris pas mal de libertés par rapport à ça et j’ai essayé de creuser plus loin.

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Mais je pense que c’est par les harmonies que mes oreilles ont toujours été le plus excitées. C’est probablement parce que mon premier choc musical, c’était Nirvana. Ce qui s’y passe harmoniquement m’a toujours beaucoup parlé. Tout tourne autour du riff, c’est le riff qui attire l’oreille, et les mélodies vocales sont le plus souvent à l’unisson avec le riff ; à force d’écouter ça en boucle à une époque où mon cerveau était une éponge, ça m’a inexorablement ruiné. Peut-être que si j’avais écouté The Cure, je serais devenu un mélodiste !

Mais je crois qu’avec ce nouvel album, je me suis heurté à quelques chose d’important : même en pensant l’harmonie en terme de contrepoint de voix, et en essayant de les mener de façon plus horizontale que verticale, tout ça ne sert pas à grand chose, finalement. Parce que je crois que l’écoute est en pleine mutation ; avec la musique électronique, tout ce qui importe, c’est la couleur du son, la texture, il n’y a qu’un fragment mélodique d’une poignée de notes qui se répète sans arrêt et on est censé s’extasier sur la couleur et la manière dont le filtre est modifié, ce genre de trucs… J’ai l’impression que les gens s’intéressent de moins en moins au développement des harmonies, on ne pense plus la musique en ces termes. Tout ne tourne plus plus qu’autour de la boucle, du fragment mélodique…

Et ça, jouer avec des boucles, c’est quelque chose qui ne t’intéresse pas ?
Non, pas du tout. Je pense que cette évolution a beaucoup à voir avec les outils qui sont mis à notre disposition pour faire de la musique, et qui encouragent cette manière de penser [ il désigne mon ordinateur, où je suis en train d’enregistrer cette conversation sur GarageBand]. Je ne sais pas pas si c’est nécessaire de le préciser, parce qu’on le sait bien, mais la musique a toujours été liée aux instruments qui étaient à notre disposition, aux techniques d’enregistrement, etc. Là, maintenant, on fonctionne avec des petits blocs répétés en boucle par nos logiciels, et auxquels on superpose d’autres choses. Je crois que c’est dans cette direction que les choses vont continuer d’évoluer, et au bout, si je peux me permettre encore une fois de spéculer, je pense qu’on arrivera à une musique conçue par intelligence artificielle.

Je me suis amusé un peu avec ça sur cet album, à former des réseaux neuronaux, à écrire des programmes. Avec Spotify et son système de « vous pourriez aimer ceci, vous pourriez aimer cela », les machines commencent à être impliquées en temps réel dans notre processus d’écoute. Je suis d’ailleurs très inquiet de ce discours qui consiste à dire que les machines feront tout mieux que nous, qu’elles sont plus intelligentes ; tout ce discours autour de l’intelligence m’horrifie littéralement… Mais je m’égare, je suis désolé.

Non mais c’est un sujet très intéressant, ça me préoccupe beaucoup en ce moment, d’ailleurs je suis en train de lire un livre assez flippant sur le développement de l’intelligence artificielle et le deep learning. Du coup, comme j’ai une tendance à la paranoïa, j’ai passé toute la nuit à effacer manuellement toutes les données que j’ai mises depuis dix ans sur Facebook ; l’idée qu’un réseau neuronal puisse être en train de les absorber pour s’auto-alimenter me tétanise.
Oui, c’est d’autant plus terrifiant que c’est exponentiel. Tu devrais lire ma thèse [ disponible en ligne ici pour les masochistes, les vrais ]. Je l’ai finie en 2014, et depuis, tout a évolué tellement vite… Quand je l’ai commencée, le mot anglais « social media » avait à peine été inventé. Et quand je l’ai finie, on ne s’intéressait pas encore aux modèles génératifs de réseaux neuronaux artificiels. On n’utilisait les réseaux que pour identifier et classifier des choses, par exemple pour extraire de votre profil Facebook des informations sur votre catégorie démographique, ce genre de choses. Mais maintenant, on en est arrivés à Google Deep Dreams, ce genre de merdes. Je n’ai pas utilisé de réseau neuronal convolutif, le mien était plus simple. Entraîner un réseau neuronal, et le faire générer une sorte d’hallucination en retour, c’est une des techniques de composition que j’ai utilisées sur cet album, en plus de ces histoires de modes ecclésiastiques. Enfin, je n’ai pas simplement entraîné un réseau pour qu’il me fasse une chanson ; il ne faisait que me régurgiter des informations midi avec lesquelles je m’amusais ensuite.

Photo - John Maus

Mais au fond, c’est effrayant et sinistre, à quel point tout va vite, à quel point ces trucs-là sont devenus capables de générer des choses intéressantes. Tout commence par des gens comme moi qui se contentent d’utiliser les données brutes pour en fabriquer quelque chose d’intéressant, mais à terme, aura-t-on encore seulement « besoin » d’un être humain dans le processus ? Puisque la machine est plus intelligente, n’est-ce pas, et que nous sommes stupides, que nos images de Dieu sont obsolètes et que nous connaissons des guerres sans fin… Google est plus intelligent que nous ! On entend ce genre de discours partout, le monde est prêt à entendre ça… Tu sais, aux Etats-Unis, il y a des scientifiques reconnus, publiés, qui parlent comme ça, de la merde du genre : « Heureusement que les extraterrestres ne sont jamais venus à nous, parce que s’ils avaient été en mesure d’arriver jusqu’à notre planète, cela voudrait dire qu’ils seraient plus intelligents que nous, et ils nous considéreraient comme des vermisseaux ! »

C’est charmant, donc à leurs yeux, c’est celui qui a assimilé le plus de données qui est le plus intelligent…
Oui, c’est ça, et l’intelligence n’aurait donc rien à voir ni avec l’empathie, ni avec le fait d’être attentionné envers l’autre. C’est complètement débile ; pour moi, l’intelligence, c’est justement de regarder le vermisseau avec bienveillance, d’être prévenant à son égard. Et même si cet extraterrestre savait tout ce que j’allais faire à l’avance, s’il voyait tout, s’il avait quinze sens en plus de la vue et une perception d’autres dimensions imperceptibles pour moi, qu’est-ce que ça changerait ? Il ne serait pas plus « là », il n’existerait pas plus que moi ou une écrevisse. [ On nous fait signe qu'il faut abréger] Quoi, on est à la bourre ? Comment ça ? On avait une limite de temps ? Je ne savais pas ! Je me permets de délirer parce qu’en temps normal, je ne me retrouve pas en face de quelqu’un qui fait des analyses harmoniques d’ « Eleanor Rigby ».

Mais ce que je voulais dire, à la base, c’est que le discours autour de la musique me déprime, et que je pensais naïvement que la « critique » s’était déployée à partir de la philosophie critique, donc qu’au bout, il pouvait y avoir un jugement réfléchissant. Pas un jugement déterminant [ les durs d’entre les durs, qui, à ce stade, ne sont plus à ça près, iront se renseigner sur ces concepts kantiens dans La critique de la faculté de juger]. Ne pas appliquer de concepts pré-existants, parler des choses sans avoir de concept à porté de main, inventer de nouveaux concepts pour l’oeuvre. Tu mentionnais « Over Phantom » et ce passage en contrepoint ; ça, par exemple, c’est un détail purement objectif, et c’est l’une des choses que j’ai essayé de faire sur cet album. Je pensais qu’il constituerait un objet musical nouveau, qu’il apporterait sa propre vérité, mais ça fait déjà quelque temps qu’il est sorti, et en fait, ce n’est rien d’autre qu’un album synth pop de plus. J’ai été tellement sidéré par ce constat, je ne sais pas pourquoi, j’aurais pu m’en douter, enfin tu vois ce que je veux dire ? On a tellement l’espoir que les gens imagineront de nouveaux mots. Et en fait, non. Mais de toute façon, tout tend à l’apocalypse, et cette merde d’intelligence artificielle dont on parlait ne va pas arranger les choses.

Marie Klock est sur Noisey.

Julio Ificada aussi.