La petite histoire du mafieux devenu peintre

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Culture

La petite histoire du mafieux devenu peintre

Gaspare Mutolo a troqué pistolets et héroïne pour tribunaux, toiles et pinceaux.

Ils sont nombreux les pentiti à avoir quitté les rangs de la mafia italienne. Aujourd'hui, l'État transalpin protège un peu plus de 6 000 de ces collaborateurs de justice, passés par la Camorra, Cosa Nostra, 'Ndrangetha ou autres organisations criminelles. Comme Fabrice Rizzoli nous l'avait expliqué il y a quelques semaines, il arrive que certains de ces repentis soient sauvés par l'art. C'est le cas de Gaspare Mutolo. Cet ancien tueur à gages et trafiquant d'héroïne pour le compte de la mafia sicilienne reconnaît entre autres avoir commis une quinzaine d'homicides, dont 7 par étranglement, et participé à un trafic international de plusieurs centaines de kilos d'héroïne. Du haut de ses 77 ans, il est désormais peintre à succès et expose ses toiles d'art naïf dans les galeries de la Grande Botte.

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Né en 1940 à Palerme, Gaspare Mutolo passe son enfance dans le quartier de Partanna Mondello, en périphérie nord du chef-lieu sicilien. « Gasparino », comme on le surnomme, abandonne l'école pour devenir mécanicien. Certains de ses proches baignent dans la mafia et officient pour le compte de familles palermitaines. Inévitablement, Mutolo finit lui aussi par rentrer dans le monde criminel par la porte de la petite délinquance — vol de voitures notamment — jusqu'à être arrêté en 1965, puis jeté en prison pour association de malfaiteurs.

C'est lors de ce premier séjour derrière les barreaux du pénitencier d'Ucciardone que son destin prend un tournant crucial. Il partage une cellule avec un détenu que tous traitent avec déférence — gardiens y compris. Ce prisonnier de prestige, avec qui Mutolo s'acoquine en le laissant gagner lors de parties de dames, n'est autre que Totò Riina, futur boss du clan Corleonesi — famille dominante de Cosa Nostra pendant les années 1980 — et commanditaire de l'assassinat des juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino.

Quand ils sortent de prison, les deux compagnons de cellule ont tissé une relation forte qui vaut à Mutolo de devenir le chauffeur personnel de Riina pendant quelque temps. Sur recommandation de celui-ci, il entre officiellement dans la mafia en étant intronisé dans la famille de Rosario Riccobono. Il devient progressivement Capo — il est le bras droit de Riccobono. En parallèle, il est l'homme à tout faire de Riina. Cette proximité avec les chefs de familles palermitaines et corléonaises s'avérera une vraie aubaine pour Mutolo lors de la seconde guerre de la mafia. Comme il l'affirme à Radio France : « Je faisais partie de la commission de tous ces chefs qui commandaient la mafia ».

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On lui confie des missions extrêmement dangereuses et plutôt ingrates : meurtres, extorsion de fonds, kidnappings… Mais celles-ci témoignent de la valeur qu'on lui accorde. Gasparino ne bronche pas. La liste des méfaits est longue. Aujourd'hui, il reconnaît avoir assassiné quinze personnes, organisé un trafic d'héroïne international avec son associé singapourien Koh Bak Kin ou encore participé à un plan de kidnapping de Silvio Berlusconi au milieu des années 1970.

Lors d'un second passage en prison pour trafic de drogue, Mutolo se met à peindre pour tuer l'ennui, en imitant un autre détenu. Dans ce pénitencier de haute sécurité, il partage sa cellule avec un autre ponte de la mafia : Luciano Leggio, ancien chef de la famille Corleonesi, également devenu peintre derrière les barreaux — Mutolo affirmera plus tard avoir peint plus de la moitié des tableaux de Leggio en prison avant que ce dernier ne rajoute sa signature en bas des toiles.

Vrai ou non, toujours est-il que c'est sans doute grâce à cette complicité avec Leggio — et la confiance que lui accordent les chefs des Corleonesi — que Mutolo échappe de peu à la purge des années 1980 dans ce qu'on appelle la seconde guerre de la mafia. Dans ce conflit interne à Cosa Nostra, les Corleonesi éliminèrent un par un les chefs de familles palermitaines pour asseoir leur domination sur le trafic d'héroïne et le contrôle de la Sicile. Au total, un millier de mafieux périrent dans ce conflit — dont Riccobono, l'ancien mentor de Mutolo.

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Face à cette violence extrême, l'État italien déclare la guerre à la mafia. La lutte contre « la pieuvre » s'intensifie au début des années 1980. Le juge qui symbolise cette opposition commence à se faire connaître et à déranger le monde du crime organisé. Il met en place des outils judiciaires qui permettent de lutter contre la mafia ; c'est lui qui est à l'origine du délit d'association mafieuse, de la création du statut de collaborateur de justice et de l'isolement en prison de chefs des grandes familles. Son nom : Giovanni Falcone.

Si Mutolo échappe à la mort, il n'échappe pas au grappin de la justice. Durant le maxi-procès de Palerme, qui aboutit à la condamnation de 475 mafiosi, il écope d'une peine de prison de seize ans. C'est en purgeant celle-ci qu'il commence à se questionner sur le sens de sa vie et envisage de devenir pentito. Comme le confiait récemment Marco Dionisi, directeur d'une galerie romaine qui a exposé de nombreuses toiles de Mutolo, la peinture l'a aidé à « se sauver sur le plan moral », le poussant ensuite à collaborer avec la justice.

Derrière les barreaux, la gouache et les pinceaux n'effacent pas de la mémoire de Mutolo les visages des personnes qu'il a assassinées. Parmi ses victimes : des mafieux, ou des gens qui faisaient de l'ombre à la mafia. Lors d'un entretien avec France Inter en 2016, il déclarait : « Nous avons aussi tué des personnes qui n'étaient pas de la mafia, mais qui avaient un mauvais comportement. Des gens qui faisaient subir des violences à un enfant ou à une femme, par exemple. J'avais un code d'honneur et une fierté. Je respectais même les personnes que je tuais avant de les tuer. J'étais dépité à l'idée de tuer, mais je le faisais, car c'était une nécessité. »

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C'est ce « code d'honneur » et cette « fierté » qui font qu'un beau jour de décembre 1991, Mutolo décide de se ranger du côté de la justice et de trahir la mafia pour de bon. Inquiet pour l'avenir de ses trois enfants et las des guerres internes dans lesquelles périssent de nombreux innocents (notamment les familles de mafieux), il devient collaborateur de justice et accepte de témoigner face aux juges Falcone, puis Borsellino — tous deux moururent dans des attentats à la bombe en 1992, peu de temps après avoir pu discuter avec Mutolo.

Malgré la mort des juges, les témoignages de Mutolo sont précieux et permettent d'arrêter plusieurs centaines de mafieux. Mieux encore, ils démontrent des liens entre les hautes sphères de la société italienne et la mafia : politiques, juges et membres des services secrets.

Depuis qu'il a choisi de se ranger, Mutolo se consacre entièrement à la peinture. Cela lui permet d'arrondir ses fins de mois ; il reçoit 1200€ mensuels et vit dans un lieu secret, fraîchement payé par l'État, sous un régime de protection dont bénéficient de nombreux pentiti. S'il a longtemps vécu sous un nom d'emprunt, il utilise désormais sa véritable identité, mais couvre son visage d'un masque blanc lorsqu'il est en public. Simple précaution.

Aujourd'hui, il peint « toutes les choses qui lui font penser à Palerme », où il « ne retournera sûrement jamais », se désole-t-il. Bateaux, maisonnettes, le Mont Pellegrino composent ses toiles aux couleurs vives, dans un style proche de l'art naïf. Parfois, ces paysages idylliques sont surmontés d'une pieuvre menaçante — symbole de la mafia. Selon le critique d'art Fulvio Abbate, Mutolo jouit d'une capacité de composition extraordinaire qui a évolué avec le temps — et son succès n'a absolument rien à voir avec son passé, précise-t-il.

Car le succès est bel et bien au rendez-vous. Et ce ne sont pas les nombreuses menaces de mort qu'il a reçues qui l'empêchent de parcourir les galeries transalpines pour exposer ses toiles. Celles-ci se vendent plutôt bien : entre 400 et 1300€ pièce, comme le rapporte Culturebox. On dit même qu'en plus des passionnés d'art, les anciens mafieux s'enticheraient des toiles de Mutolo. Malraux avait raison : « l'art, c'est le plus court chemin de l'homme à l'homme ». Et du mafieux à l'homme.

Robin Cannone est sur Twitter.