« Si j’avais dit ce que j’ai vu, personne ne m’aurait cru. Mais, je l’ai filmé ! »
Photos : Charles Chevillard pour Vice FR

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Benallagate

« Si j’avais dit ce que j’ai vu, personne ne m’aurait cru. Mais, je l’ai filmé ! »

Auteur de la vidéo montrant Alexandre Benalla jouant des poings place de la Contrescarpe, Taha Bouhafs, 21 ans, a déclenché un scandale d’État. Portrait.

On l’avait rencontré le 5 mai, dans la Fête à Macron. On avait fait une mini-interview et déjà, il nous avait parlé des violences du 1er mai. Il nous avait montré la vidéo de la place de Contrescarpe. Mais on n’avait pas écrit d’article. Parce qu’avant de savoir que l’homme sur les images était Alexandre Benalla, ce qu’on y voyait n’avait rien de nouveau. Juste une autre vidéo de violences policières.

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Dix jours après le début du shistorm qui s’est abattu sur l’Élysée, on a donc rappelé Taha Bouhafs, 21 ans, à l’origine du « Benalla Gate ».

Il nous a donné rendez-vous rue du Pot de fer, à deux pas de la Contrescarpe. La même bonne bouille que le 5 mai, coiffée d’une casquette des Patriots, les traits tirés. « J’ai mal à la tête », soupire-t-il. Depuis le 18 juillet, il enchaîne les interviews, écume les plateaux télé… et n’a quasiment pas mis les pieds au boulot. C’est un problème : il est fauché. Pour sa vidéo, publiée partout, il n’a pas touché un centime. Au départ, Le Monde n’avait même pas crédité son nom. « J’ai appris l’histoire dans le journal », raconte-t-il. « Ariane Chemin ne m’a pas appelé pour son article ».

On s’attable dans un petit café à narguilés. « C’est mon QG », sourit-il. « C’est là que j’étais le 1er mai, quand j’ai appris qu’il y avait un apéro à côté », commence-t-il. Avant de se lancer dans l’histoire de la pipe à eau persane et des améliorations apportées par l’Occident : réservoir en verre, bol à charbon naturel, etc. Il est comme ça, Taha Bouhafs : lorsqu’il se passionne pour un sujet, cet ancien cancre, qui a arrêté l’école en seconde, peut avaler des pages de docs. « Je suis un spécialiste », s’interrompt-il en riant. « J’ai convaincu plus de gens de fumer le narguilé que de voter Jean-Luc Mélenchon ! »

On le sait depuis le 5 mai : Taha Bouhafs est un militant de la France Insoumise. Mais depuis quelques jours, son engagement politique est utilisé pour démonter sa crédibilité. Comme si le fait d’être militant était un motif de discrédit. Alors que c’est à lui, et à sa présence dans la manif, que l’on doit les images qui ont fait le tour du monde. Par un à un journaliste : à un militant.

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Seulement d’habitude, une vidéo tournée par un militant montrant un manifestant, qu’il n’a jamais vu de sa vie, en train de se faire violenter, n’est pas recevable comme preuve aux yeux des autorités. (Tandis que le procès-verbal d’un policier, affirmant que le collègue avec qui il partage ses journées, et parfois une longue amitié, a été « outragé », est recevable comme preuve aux yeux d’un tribunal. En témoigne le nombre de condamnations pour outrage, qui ne reposent que sur un PV - ou l’honnêteté de celui qui en est accusé).

Le téléphone de Taha Bouhafs : une mine d’or

C’est donc grâce à Ariane Chemin et au Monde si on accorde enfin du crédit aux preuves de violences policières récoltées dans les manifs. Mais la vraie mine d’or, c’est le téléphone de Taha Bouhafs : ses tweets, ses photos, ses vidéos… et leurs timecode. Le 1er mai, donc, il était au café avec un pote quand ils ont reçu un SMS leur rappelant l’évènement Facebook « Apero au quartier latin ». Lui s’était extirpé de la manif après la nasse à Austerlitz, dans laquelle des centaines de gens suffoquaient sous les lacrymos, parfois par terre, jusqu’à ce qu’un pompier ulcéré par le comportement dangereux des forces de l’ordre leur crie d’arrêter et, saisissant une pince, casse le cadenas et ouvre le portail du Jardin des Plantes afin de laisser les manifestants fuir le nuage de gaz.

Mais à la Contrescarpe, vers 16 h 30, il n’y avait qu’une quinzaine d’étudiants sur les images publiées sur la page Facebook. Déjà encerclés par des CRS cinq fois plus nombreux, ils ont senti monter la pression. Sur l’une des vidéos, on voit une jeune femme être fouillée par une policière, qui ne trouve rien mais insiste, la palpant plusieurs fois - c’est d’autant plus abusif que la jeune femme porte un jean slim si serré qu’on verrait un mouchoir dans sa poche à 3 mètres. Certains ont été embarqués tout de suite, rapporte une témoin, sans qu’aucun incident n’ait éclaté. Premières protestations : « Tu me touches pas ! », aurait dit une étudiante à un CRS. « Tu me tutoies ? Si tu me tutoies, je te frappe », aurait-il répondu. Elle a fini par terre, poussée par le CRS. Rien de trop grave. Mais très désagréable.

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Puis les rescapés d’Austerlitz ont eux aussi rejoint la Place. Pas beaucoup plus méchants : à 19 h 37, sur la première photo de Taha Bouhafs, tout le monde était assis par terre, il ne se passait rien. À 19 h 57, il a tourné la vidéo devenue célèbre. Entre-temps, la pression était montée et les policiers avaient reçu un cendrier et une carafe lancés en direction de leurs boucliers. Les violences qui ont agité les rues du quartier latin, Bouhafs les a filmées aussi : elles sont arrivées entre une et deux heures après les faits, selon le timecode.

On apprendra plus tard, de la bouche du préfet Delpuech devant la Commission d’enquête parlementaire, que la police attendait plus de monde à la Contrescarpe. Privés d’action, les CRS ont peut-être tué le temps comme ils pouvaient. « Je crois qu’on a fait un peu de zèle là », aurait dit l’un d’eux à un collègue, rapporte une témoin sur la place.

« Nous avons son visage, nous demandons une enquête » - tweet de Taha Bouhafs le 1er mai, en dessous de la vidéo montrant Benalla.

Taha Bouhafs a tweeté sa vidéo à 20 h 17, le temps de s’extirper du (nouveau) nuage de lacrymos. Il l’a tweeté à l’Obs, à Libé, à France 3 et au Monde. Et aussi au préfet de police et à la Police nationale. Dans la foulée, il a aussi twetté des photos où l’on voit plus nettement les visages d’Alexandre Benalla et Vincent Crase. Toujours à @PrefPolice et à @PoliceNationale. Toujours le 1er mai. « Nous avons son visage, nous demandons une enquête », écrit-il.

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C’est vrai qu’on le reconnaît bien. La vidéo, postée sous le hashtag #1ermai, est vue 189 000 fois sur Twitter, 300 000 sur Facebook. « Reprise par Nantes Révoltée, Révolution permanente, M. Mondialisation, elle a tourné partout », se souvient Bouhafs. Quelqu’un la charge sur Youtube - où Le Monde ira la retrouver deux mois après.

Le 2 mai au matin, le conseiller en charge des réseaux sociaux à l’Élysée l’a montré, avec les photos, au directeur de cabinet, Patrick Strzoda, a expliqué ce dernier interrogé par les députés. La suite, on la connaît.

Mais le jeune militant a beaucoup d’autres images dans son téléphone. La première fois qu’il l’a dégainé, c’était à Tolbiac, en avril. Des images de lui prises le jour de l’évacuation ont circulé : on l’y entend insulter des policiers. « Juste avant cette scène, j’étais en train de donner une interview à une chaîne nationale, devant le portail, quand les flics m’ont attrapé par le corps alors que je parlais », raconte-t-il. « Je me suis accroché au grillage, j’ai reçu des coups de poing et des coups de matraque, ensuite j’ai gueulé des insultes ». Il retiendra la leçon : dorénavant c’est lui qui filmera.

Après l’évacuation de Tolbiac, il n’a pratiquement plus quitté Paris, alors qu’il est étudiant à Grenoble. Sans le Bac, en reprise d’études, le système scolaire ne lui convient pas, il s’ennuie. Il ne veut pas être assigné à résidence dans sa banlieue d’Echirolles, à nettoyer les stations de ski dont il ne profite pas - ce qu’il faisait jusque-là pour gagner sa vie. Dans la mobilisation contre la loi Travail, il a chopé le virus de la politique. Pour la présidentielle, il est allé vers Mélenchon parce qu’il se souvenait d’un meeting marseillais de 2012, avec des « youyous ». Passionné, investi, il est repéré par la FI et proposé par sa section comme candidat aux dernières législatives. La circonscription était gagnable : si le PC s'était rallié, il serait sur les bancs de l’Assemblée… Tant pis. Depuis, il écume les manifs.

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Il y prend des photos, comme celle du CRS arborant un insigne d’extrême-droite, fin mai dans une manif étudiante : grâce à lui, le CRS a été signalé à la cellule disciplinaire, a indiqué le ministère de l’Intérieur.

Mais son téléphone déborde surtout de vidéos. Une où il filme ses ecchymoses, le 6 juin, après la manif sur les Champs Elysées contre Netanyahu : les gendarmes l’ont chopé et « malmené », avant de le remettre au commissariat du 8e arrondissement… qui le laisse partir en lui disant « T’as été embarqué pour rien, toi ».

Il y a une où il filme un dispositif policier à Grenoble, le 14 juin au soir : il est seul et compte le nombre de camions. D’un camion surgit un flic lui ordonnant d’arrêter de filmer. Taha répond qu’il a le droit de filmer, c’est la loi. Le flic lui tape le bras, et le portable. Un autre descend et a trouvé une parade : il lui demande ses papiers, pour procéder à un contrôle d’identité, et lui entrave les mains. Il finira au poste pour outrage et rébellion.

« Le problème n’est pas que Benalla n’était pas flic. Le problème, ce sont les violences de la part des flics – vrais ou faux ».

À chaque interview depuis dix jours, Bouhafs essaye de parler politique, d’impunité policière, de l’État qui les couvre. En vain. « Les grands médias ne veulent pas m’écouter », soupire-t-il. Ils veulent lui faire jouer le rôle du témoin de banlieue, qui a filmé le collaborateur d’Emmanuel Macron. « Mais pour moi, le problème n’est pas que Benalla n’était pas flic. Le problème, ce sont les violences de la part des flics – vrais ou faux ».

Alors oui, il est ravi que Le Monde se soit saisi de l’affaire : « ça a un bon petit goût de revanche sur la vie de voir tous ces puissants forcés de s’expliquer en long et en large devant des commissions d’enquête », admet-il. Mais il reste un arrière-goût un peu amer pour le militant. « Si j’avais dit ce que j’ai vu, personne ne m’aurait cru. Mais, je l’ai filmé ! », soupire-t-il. « Ça me donne envie de devenir journaliste… Peut-être. Parce que si j’avais été journaliste, l’histoire serait sortie en plein mouvement social et aurait créé un bordel monstre. Au lieu de ça, elle sort en juillet, parce que quelqu’un balance l’identité de Benalla au Monde, à cause d’un règlement de comptes entre services de police ».