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Drogue

Comment le rugby a changé la vie des jeunes marginaux de Delhi

Détenus de centres correctionnels, anciens mendiants, enfants déscolarisés et habitants de bidonvilles ont trouvé leur place dans un sport qui passionne peu de monde en Inde.
L'équipe de rugby de Yellow Streets
L'équipe de rugby de Yellow Streets. Toutes les photos sont de l'auteur.

Il fait encore sombre en ce matin d’hiver de février quand les garçons et les filles des bidonvilles de Jasola se rassemblent sur le terrain de foot du très huppé du Jasola Sports Complex. Situé près d’un court de tennis peuplé de quinquagénaires en tenues de sport luxueuses, ce terrain de foot voit environ quarante jeunes âgés de 8 à 24 ans charger dans un coussin en mousse avec le plus d’élan possible. Ils s’échauffent pour un match de rugby, un sport qui passionne très peu l’Inde, nation obsédée par le cricket. L’équipe est composée de détenus de centres correctionnels, d’anciens mendiants, d’enfants déscolarisés et d’habitants des bidonvilles du sud de Delhi.

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« Quand les gens me demandent ce qu’est le rugby, je leur réponds que c’est un sport dans lequel des joueurs costauds se battent pour faire passer une balle en forme d’œuf au-delà d’une certaine ligne à l’autre bout du terrain », explique Danish Afzal, 18 ans, président de l’équipe appelée les Rugby Leaders.

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En Inde, le rugby en est encore à ses balbutiements, notamment à cause d’un manque de visibilité et de sensibilisation. En 2018, une étude Nielsen dirigée par World Rugby a montré que le sport comptabilisait 338 millions de fans. Mais ce qui est intéressant, c’est la façon dont le sport permet aux jeunes marginalisés de se réintégrer dans la société, en les aidant non seulement à canaliser leur agressivité de façon constructive, mais aussi en leur inculquant la discipline, la concentration, l’esprit d’équipe ainsi que des compétences sociales. Et maintenant, il se pourrait que les jeunes partent au Japon pour la Coupe du monde du rugby.

« Nous apprenons à nos enfants à célébrer l'échec et la douleur. Au rugby, il n’y a pas de perdants, seulement des gagnants » – Saif Ullah Khan, président de Yellow Streets

Quand je rencontre Afzal, il me parle de son enfance chaotique dans les ruelles des basti (bidonvilles) de Nizamuddin. « Je tapais sur quiconque me faisait la moindre provocation. Et quand je ne trouvais personne à taper, je me scarifiais les bras ou me tapais la tête contre les murs », explique-t-il. En discutant avec ces jeunes, on comprend qu’Afzal n’est pas le seul à avoir un passé douloureux.

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Les Rugby Leaders sont une initiative de Yellow Streets, une organisation à but non lucratif basée à New Delhi qui entraîne les jeunes marginalisés au sport et autres activités similaires. Elle est dirigée par Saif Ullah Khan (rugbyman professionnel), son cousin Yusra Khan (militant), et le journaliste Rohan Chandra. Pendant deux ans, les deux cousins originaires de Jamia Nagar (une zone avec sa propre histoire de violence), au sud de Dehli, ont travaillé avec les enfants des rues, les délinquants et les détenus mineurs, puis les ont intégrés à leur équipe de rugby. « Le rugby est le sport idéal pour la réhabilitation sociale », dit Saif, qui a endossé le rôle de figure paternelle auprès de ces enfants.

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En septembre prochain, si tout se passe bien, l’équipe assistera à la Coupe du monde de rugby au Japon. C’est la première fois que le tournoi se déroulera en Asie. Mais l’équipe attend toujours une dernière confirmation. DHL, le partenaire logistique officiel de la compétition, sponsorisera vingt enfants de l’équipe, qui pourront ainsi observer l’événement depuis un espace séparé et visiter le Japon. « Ils ont trouvé notre histoire suffisamment inspirante pour en parler à la Coupe du monde », détaille Yusra.

Saif a lui-même commencé à jouer au rugby pour se remettre de son adolescence troublée à Jamia Nagar, où il était en proie à la dépression, à l’abus de substances illicites et à des accès d’agressivité. « J’étais la brute de l’école, celui dont tout le monde avait peur, celui qui se droguait pour oublier et qui avait presque renoncé à la vie », me dit-il. En 2014, quand son entraîneur scolaire l’a sélectionné pour des essais de rugby, il a tenté sa chance dans l’unique but de battre d’autres gens sans en subir de conséquences. « Quand j’ai fait un tacle, tout le monde s’est mis à applaudir. Pour la première fois de ma vie, j’ai eu l’impression d’être accepté pour ma personnalité. » En 2015, Saif a participé à des matches de rugby nationaux avec les Delhi Hurricanes, une équipe importante à Delhi.

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C’est quand il travaillait comme bénévole dans une organisation sociale que Saif a commencé à imaginer un plan pour aider les « enfants en colère », comme lui. « Je trouvais que mes problèmes étaient minimes comparés aux leurs », dit l’homme de 23 ans. Je remarque son maillot rouge pétard, floqué des mots « Alpha Wolf ». Il explique : « Quand une meute de loups s’installe dans une forêt, les autres animaux s’en méfient à cause de leur unité. Les loups les plus vieux sont à l’avant, puis viennent les plus jeunes, et enfin leur chef, l’alpha. C’est comme ça qu’on se déplace dans les rues, nous aussi. Dans cette meute, la nouvelle recrue, le "louveteau", apprend des autres pour devenir un beta, puis un oméga, et enfin, un alpha. »

Quand Saif et Yusra ont lancé l’organisation, ils ont imaginé une technique de recrutement unique, pour pouvoir inclure plus d’enfants dans leur équipe : leur épargner les frais de transport. Avant une session d’entraînement, ils se rendent en personne chez leurs élèves et les emmènent eux-mêmes jusqu’au terrain. Cette petite équipe d’environ huit joueurs marche dans les bidonvilles en portant leur équipement. « Les enfants des quartiers voisins demandent où nous allons. Certains se joignent à nous, piqués par la curiosité, et d’autres viennent parce qu’ils ont vu un ami participer », dit Yusra. Maintenant, leur équipe compte plus de cinquante membres.

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Tandis que le brouillard matinal s’estompe, de plus en plus de monde commence à arriver sur le terrain. Les mêlées, touches et tacles commencent à se faire plus fréquents et intenses. Alors qu’un garçon chute dans un bruit sourd, Saif demande aux autres de l’applaudir. « Nous apprenons à nos enfants à célébrer l'échec et la douleur. Au rugby, il n’y a pas de perdants, seulement des gagnants », dit-il, tout en courant vers le garçon pour s’assurer qu’il n’est pas blessé.

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En 2018, le duo a entendu parler de Mahesh, un garçon de 20 ans qui avait été arrêté pour avoir participé à un vol armé. C’est ce qui les a amenés à travailler avec les détenus des maisons de redressement de Dehli. Saif a proposé de payer la caution de Mahesh. « Le juge pensait que le garçon récidiverait. Je lui ai promis que Mahesh aurait son diplôme de rugby avant sa prochaine audience. »

Après cela, un tribunal pour enfants a demandé à Yellow Streets de diriger un programme-test dans le même centre de détention pour mineurs. Les cousins ont commencé à conseiller les détenus, tout en leur faisant faire des exercices sur mesure. « Dans nos méditations guidées, nous nous sommes focalisés sur les crimes qu’ils avaient commis et leurs peurs intérieures », explique Saif. Presque tous avaient intériorisé leur agressivité et leur colère. Quelques-uns accusaient les mentors de leurs régions, qui leur avaient appris à voler et tuer. Beaucoup ont pleuré. » Après avoir recruté avec succès d’autres garçons en 2019, les cousins ont été invités dans un centre de redressement à Dehli, dans le quartier de Majnu Ka Tila, qui hébergeait des garçons accusés de crimes odieux.

Le processus de recrutement n’était terminé qu’une fois sur le terrain. Saif, Yusra et d’autres élèves plus âgés comme Afzal et Mahesh ont commencé à donner des cours portant sur la consolidation de l’équipe, sur les valeurs du travail et sur la façon de se fixer des objectifs intelligents dans des organismes d’entreprises. Pour maintenir l’afflux de fonds financiers, ils ont commencé à enseigner et tarifer l’apprentissage des enfants issus de milieux privilégiés. « Au rugby, on passe le ballon derrière pour aller de l’avant, dit Saif. Alors, on partage notre savoir-faire à ces enfants, pour faire grandir Yellow Streets. » En ce moment, l’équipe cherche également à recruter des coachs internationaux pour les aider à concourir à de plus hauts niveaux et pour créer un club professionnel appelé « Delhi Wolves » (Les Loups de Delhi). Ils ont déjà créé la prochaine génération de leaders en apprenant aux enfants les compétences essentielles, en plus du jeu. « Ils deviennent les prochains trésoriers, diplomates, présidents et responsables de la communication de l’équipe », dit Yusra.

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Parfois, ce sont les enfants qui décident de leur rôle sur le terrain. Mahesh, par exemple, a créé une passe qu’il appelle la « murgi pass » (la passe du poulet) : il court vers un joueur, feint une passe, puis repasse à un autre joueur pour confondre l’ennemi. Roshan, un autre garçon, tire la balle dans un cercle, puis court vers l’endroit où elle va retomber. Il se fait une passe à lui-même, en gros.

Parfois, les environnements familiaux des enfants se manifestent sur le terrain. De nombreux membres de la famille d’Azim, par exemple, ont fait de la prison pour leur association à des crimes violents ; il est devenu l’un des meilleurs attaquants de l’équipe. Pinky, âgée de treize ans, livre des conteneurs d’eau dans un pousse-pousse jusque dans sa colonie, située sous un échangeur, tandis que Roshni, lui, travaille en tant qu’agent d’entretien dans le Madanpur Khadar voisin. Tous ces enfants apportent leur force au jeu. Himani et Devi, deux autres fillettes, viennent de la famille d’un prêtre local. Au début, leur père s’était montré réticent à l’idée de les voir jouer avec des garçons dans des équipements sportifs, mais les cousins ont réussi à le convaincre. Devi, âgée de 18 ans, explique : « Nous nous levons à quatre heures du matin pour venir ici, avant d’aller à nos cours du samedi. Maintenant, nos parents viennent nous voir pendant les tournois. »

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Shashi Bhaskar, 14 ans, dit que le rugby lui a permis de surpasser ses préjugés. « Avant, je me demandais comment les musulmans ou les classes les plus basses mangeaient. Comment vivaient-ils ? Et après avoir joué avec eux, j’ai compris que nous sommes plus que nos différences, nous sommes avant tout des amateurs de sport et des amis », dit-il. D’autres, comme Puneet, étaient inquiets à l’idée de jouer dans une équipe mixte. « Comment vais-je la tacler sans la toucher accidentellement aux mauvais endroits ? Mais Monsieur Saif m’a dit qu’il suffisait que je la considère comme n’importe quel autre joueur », dit-il. Tous les équipiers sont des amis et des confidents.

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Alors que je me lève pour partir, les enfants m’invitent dans leur colonie, qui se situe à moins d’un kilomètre de chez moi, à Delhi. Nous sortons du complexe sportif huppé pour nous rendre dans un endroit où les ordures s’empilent dans un coin, où les enfants souffrent de maladies cutanées, où les femmes cuisinent des rotis dans des poêles en bois, et où des hommes soûls luttent pour attirer notre attention. Afzal sort un haut-parleur et se met à chanter une chanson de Bollywood, au grand bonheur de l’équipe. Nous dansons tous, dans une colonie surplombée par un échangeur, et cernés des deux côtés par des voitures lancées à toute allure.

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