Un homme en sweat à capuche noir
Photos : Bas Losekoot

, avec l'autorisation de CoMensha

Life

J'ai été pris en otage et mis au travail forcé aux Pays-Bas

Victime de la traite des êtres humains, Alexander a été contraint de cueillir des concombres 18 heures par jour sans être payé.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
Djanlissa Pringels
propos rapportés par Djanlissa Pringels

Je veux partager mon histoire de façon anonyme. Non pas parce que j'ai peur de l’homme qui m'a enfermé dans une maison à Almere pendant des mois et m'a forcé à travailler sans salaire, mais parce que je ne veux pas être connu comme une victime de la traite des êtres humains pour le reste de ma vie. Je veux clore ce chapitre une bonne fois pour toute, mais il est important pour moi de raconter mon histoire une dernière fois. Parce que n'importe qui, riche ou pauvre, jeune ou vieux, peut devenir une victime.

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J'ai grandi en Bulgarie et j'ai eu une enfance normale, plutôt tranquille. J’avais des activités extrascolaires et j'étais membre de plusieurs clubs de jeunes. Puis, j’ai étudié la gestion d'entreprise dans une prestigieuse université anglophone en Bulgarie.

Je rêvais de voyager, mais pendant mes études, je me suis surtout concentré sur la création de ma propre entreprise. C'était en 2009, pendant la crise financière. À l'époque, le gouvernement bulgare était lié à de nombreuses activités douteuses, et j'en ai été victime lorsqu'un homme qui avait de bonnes relations au sein du gouvernement a voulu racheter mon entreprise. Lorsque je lui ai dit que je n'étais pas intéressé, il a prétendu à tort que je lui devais beaucoup d'argent. Je n'avais pas d'avocat, alors il a gagné un procès contre moi et j'ai été obligé de déclarer faillite et de rembourser mes prétendues dettes.

J'ai rencontré Choco* pour la première fois par le biais d'amis, lors d'une visite aux Pays-Bas. J'y allais en vacances de temps en temps, parce que j'aimais beaucoup ce pays. Choco m'a dit qu'il dirigeait une agence pour l'emploi. Nous sommes restés en contact via les réseaux sociaux. En 2016, Choco m'a contacté ; il m'a dit qu'il pouvait m'aider à trouver un travail de bureau aux Pays-Bas, parce que je parle bien l'anglais et que j'ai de l'expérience dans le monde des affaires. Il m'a dit qu'il pouvait aussi me trouver un endroit où loger. Pour moi, c'était une façon de me sortir de la situation délicate dans laquelle je me trouvais à l'époque. 

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Choco et moi avons convenu de nous retrouver en Autriche, où il viendrait me chercher en voiture. Alors que nous étions à mi-chemin, il m'a dit qu'il ne pouvait pas me donner le travail qu'il m'avait promis. Il m'a présenté deux options : il pouvait me laisser sur le bord de la route ou je pouvais toujours aller aux Pays-Bas avec lui et cueillir des concombres. Je n'avais pas d'argent, alors j'ai choisi la deuxième option. Il m'a promis que ce n'était que temporaire et qu'il me trouverait un emploi de bureau très bientôt. Je gagnerais 6 euros de l'heure [moins que le salaire minimum aux Pays-Bas]. Il m'a dit qu'il établirait un contrat, pour que je ne sois pas obligé de travailler illégalement.

Nous sommes arrivés devant une maison dans les environs d'Almere, juste à côté des serres où poussaient les concombres. La maison était composée de trois chambres et une salle de bains, et plus de dix personnes y vivaient déjà. Peu après moi, cinq autres personnes sont arrivées. Certaines d'entre elles ont dormi dans le garage. Le salon était occupé par une famille avec des enfants. Choco et les membres de sa famille étaient installés dans les chambres. J'ai dormi dans le grenier, avec un groupe d'autres personnes. Nous n'avions pas de matelas. 

Je ne pouvais pas faire confiance à Choco, mais j'espérais pouvoir utiliser l'argent que je gagnerais pour me construire une vie aux Pays-Bas. De plus, je n’avais aucun moyen de rentrer chez moi ; je n'avais pas l'argent pour faire le voyage. 

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Quelques jours après le début de mon séjour, le comportement de Choco a changé. Il a commencé à nous traiter comme si nous étions sa propriété. Nos journées de travail étaient longues et difficiles. Les enfants étaient aussi obligés de travailler. Nous n'étions pas autorisés à quitter la propriété. Il a instauré cette règle après que j'ai discuté avec les voisins alors que je faisais un jogging autour de la maison. Quand j’ai refusé de lui obéir, il est devenu agressif et a menacé de retenir mon salaire.

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Alexander devant les serres.

Pendant les trois mois où j'y ai travaillé, ce salaire est resté hors de portée. Il avait promis de nous payer chaque semaine, mais comme il m'avait trouvé un emploi, il m'a dit que je devais lui verser une commission de 300 euros. J'ai aussi dû lui rembourser une somme importante pour le trajet en voiture vers les Pays-Bas. Le coût du loyer et de la nourriture a été déduit de mon salaire. Le supermarché le plus proche était à une heure de marche de la maison. Comme nous travaillions jusque tard dans la nuit avec une pause de 30 minutes seulement, nous devions acheter de la nourriture auprès de Choco. Il nous faisait payer cinq fois le prix du supermarché, en plus du « loyer » qui s’élevait à 300 euros par mois.

Donc, au lieu de gagner de l'argent, j'accumulais plus de dettes. Certaines semaines, je mangeais à peine et travaillais pendant des heures. Lorsque j'ai finalement remboursé ma dette, le loyer a soudainement augmenté. C'est ainsi qu'il a repoussé le paiement, encore et encore.

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Je savais que quelque chose devait changer. J'avais peur d'aller à la police, parce qu'en Bulgarie, il y a beaucoup de corruption. J'avais peur de me retrouver à la rue dans un pays où je ne connaissais personne. Ce n'est que trois mois plus tard, lorsque la police nous a libérés, que j'ai appris que les choses sont différentes aux Pays-Bas.                                   

Au lieu d'aller à la police, j'ai décidé d'aller à Almere en secret, et de trouver une autre agence qui me donnera un vrai travail. Mais quand je suis arrivé là-bas, ils m'ont dit que j'avais besoin d'un numéro BSN [numéro d’identification du citoyen]. Quand j'ai cherché sur Google ce que cela signifiait, je me suis retrouvé sur le site officiel de la ville de Rotterdam. J'en sais plus maintenant, mais à l'époque, je croyais que c'était le seul endroit où je pouvais obtenir un numéro BSN. J'ai pris rendez-vous pour aller à Rotterdam, mais le jour où je devais y aller, Choco m'a mis au travail toute la journée. 

J'ai rappelé la mairie de Rotterdam et je leur ai expliqué que je ne pourrais pas prendre un autre rendez-vous à une heure précise, car je ne savais jamais quand je travaillerais. Ils m'ont dit qu'ils ne pouvaient rien faire pour moi. Par pur désespoir, je suis allé à l'Armée du Salut à Almere. Mais même là, ils m'ont dit qu'ils ne pouvaient rien faire pour moi. Bien que j'aie dit à plusieurs personnes que je travaillais sans être payé, personne ne voulait m'aider. J'ai perdu tout espoir. 

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Pendant ce temps, la situation dans les serres s'est aggravée. Lorsque Choco a annoncé que quinze personnes supplémentaires allaient emménager dans la maison – ce qui signifie que nous allions y vivre à plus de trente – nous lui avons tenu tête. Alors, il a décidé que la famille qui dormait habituellement dans le salon devait quitter la maison le jour même. Ils n'avaient rien : pas d'argent, pas d'amis et pas de logement. Tout ce qu'ils avaient, c'était un sac de vêtements. Il neigeait dehors quand il les a chassés. Il a menacé de me mettre à la rue aussi, sans me payer un centime pour tout le travail que j'avais fait. À ce stade-là, je me fichais d’être payé, je voulais juste sortir de là. 

Pendant que nous nous disputions, la famille que Choco avait chassée a sonné à la porte des voisins. Les voisins ont immédiatement compris ce qui se passait et ont appelé la police. Choco a été arrêté et nous avons tous été emmenés au poste de police le soir même pour faire des déclarations. C'est là qu'ils m'ont dit que j'avais été victime de la traite des êtres humains. Malgré tout ce que j'ai vécu, j'étais choqué. Je ne suis pas un réfugié, je suis bien éduqué et je viens d'un foyer stable et normal. Comment une telle chose a-t-elle pu m'arriver ? 

J'ai opté pour une procédure néerlandaise qui laisse aux victimes de la traite des êtres humains trois mois pour réfléchir à leur volonté de déposer ou non un rapport de police. J'ai décidé de le faire, mais Choco a tout nié en bloc. Il a finalement été condamné à payer une amende et a été emprisonné pendant 90 jours. J'ai entendu dire qu'il avait repris ses activités, mais cette fois-ci dans la province néerlandaise de la Zélande. 

Aujourd'hui, quatre ans plus tard, j'ai pu digérer mes souvenirs de cette période traumatisante. Je vis toujours aux Pays-Bas ; j'ai un appartement, un travail que j’aime et, un jour, j'espère créer ma propre entreprise. Pourtant, ce que j'ai vécu a changé quelque chose en moi. Je ne fais plus confiance aux gens aussi facilement qu'avant. Mais je suis également fier de moi pour avoir échappé à une situation sombre et apparemment sans espoir. Je ne me vois plus comme une victime, mais plutôt comme un survivant.

*Alexander est un pseudonyme. Son vrai nom est connu de la rédaction. L'homme qui a attiré Alexandre aux Pays-Bas se fait appeler Choco. Son vrai nom est également connu de la rédaction.

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