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Société

À Cureghem aussi, la gentrification frappe

« T’es né ici, t’as grandi ici… Et puis à un moment donné, on te fait comprendre que ce n’est plus ton quartier. »
Jihane Bufraquech
Brussels, BE

Pour aller en cours, je passais souvent par Cureghem, à Anderlecht, devant un bâtiment avec plein d’affiches. On pouvait y lire en grand la phrase taguée « Promoteur, à ta tour d’avoir peur ». En novembre 2021, une action de résistance contre la gentrification a eu lieu à cet endroit, au bord du Canal, près du bassin de Biestebroeck. Plusieurs personnes du quartier et des militant·es ont occupé ce bâtiment menacé d’être détruit par des promoteurs immobiliers. Mené par le Foyer de Résistance, ce mouvement avait pour but de dénoncer le projet A’Rive (anciennement nommé Key West) qui projette de remplacer le bâtiment par une immense tour d’appartements, dont le prix au mètre carré est de minimum 2 700 euros si l’on en croit le prix annoncé. 

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Triste nouvelle mais pas étonnant. La gentrification à Bruxelles ne date pas d’hier, y’a qu’à voir certains quartiers à Molenbeek ou Saint-Gilles. Cela dit, je me suis quand même demandé ce que pensaient les habitant·es du quartier, en quoi ce projet allait impacter leur vie ? Pour répondre à mes questions, j’ai discuté avec plusieurs habitant·es de Cureghem : Ali (éducateur à Molenbeek), Nordine (éducateur à Anderlecht), Ahmed ( coordinateur du centre de jeunes d’Anderlecht) et Ilham (secrétaire et animatrice du centre de jeunes d’Anderlecht).

Ali (33 ans), éducateur à Molenbeek

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VICE : Depuis combien de temps t’habites dans le quartier ?
Ali :
Depuis que je suis né, donc 33 ans. J’apprécie l'environnement, je m’y sens bien. Même s'il y a tous les travers d’un quartier, c’est chez moi. Il y a beaucoup de solidarité, d’entraide, tout le monde connaît tout le monde. C’est un petit village.

Tu constates une gentrification progressive ?
Oui, je la ressens à travers les travaux. J’habite à la chaussée de Mons et derrière chez moi, ils sont en train de construire plein de bâtiments. On voit vraiment que le quartier est en train de se transformer. C’est dommage parce qu’ils vont construire des logements alors qu’on manque clairement d’espaces de rencontre et de jeux pour les enfants. Par exemple, aux Goujons, ils ont supprimé toute une aire de jeu pour y mettre une nouvelle tour. C’est absurde. On l’a vu avec le Covid, les gens ont vraiment besoin d’espaces en dehors de chez eux. En plus, pour faire bonne figure face aux nouvelles constructions, la Région est en train de repeindre ou rénover la façade de plusieurs bâtiments de logements sociaux… 

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En quoi l’arrivée du projet A’Rive ou la gentrification en général va impacter ta vie dans ce quartier ?
Rien ne changera pour moi. On crée ces beaux appartements pour les gens qui en ont les moyens mais ces personnes n’apportent pas une plus-value au quartier. Ça va rester un endroit scindé entre les anciens - les gens précaires - et toute cette nouvelle population qui demande des droits sans comprendre le contexte des autres. 

« Y’a peut-être des actions citoyennes qui peuvent faire bouger les choses mais j’y crois pas trop. »

Tu sens que les gens quittent le coin ? 
Bien sûr que les pauvres partent, on incite même les propriétaires à vendre leur maison pour pouvoir les racheter. Moi je dis toujours aux gens de ne pas vendre leur maison maintenant parce qu’elle vaudra le double dans 5 ans. Tout ça, c’est aussi une idée politique. On veut de plus en plus s’accaparer Bruxelles. Tu vois Antoine Dansaert ? Et bien y’a 15 ans, c’était que des étranger·es. Ils se sont dit qu’il fallait récupérer ce quartier parce que c’est une artère importante qui mène au centre-ville. Donc ils sont venus tout racheter pour mettre des Walvis et des trucs du style. À un moment donné, les Flamand·es recevaient même des primes de leur région pour acheter un logement à Bruxelles. Pourquoi ? Parce qu’on veut se ré-accaparer les espaces.

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Tu vois des pistes pour remédier à ce problème de gentrification ? 
On ne va pas y remédier. Il faut rester pragmatique, cette tour ils vont la construire. Peut-être pas tout de suite mais in fine, elle sera là. C’est le pouvoir politique qui a les cartes en main. Tant qu’il n’y pas de volonté de refus politique, la tour sera construite. Après, bien sûr, y’a peut-être des actions citoyennes qui peuvent faire bouger les choses mais j’y crois pas trop. Tant qu'on ne sort pas vraiment les dents ou qu'on ne touche pas au portefeuille, on ne pourra rien faire. 

Nordine (43 ans), éducateur à Anderlecht 

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VICE : Ça fait longtemps que t’habites à Cureghem ?
Nordine :
Je suis né ici. À Bruxelles, c’est vachement un luxe d’habiter le long du canal ou d’un espace comme le canal, donc je comprends qu’il y ait des bourgeois·es qui veulent venir y habiter. Mais ce que j’aime ici, c’est plus que ça. C’est mes voisin·es, ma famille, mon école, les lieux où j’ai joué… c'est toute ma vie en fait. J’idéalise pas mon quartier, j’idéalise juste le lieu où je suis né et où j’ai grandi. Si j’étais à Uccle, en bord de forêt de Soignes, je t’aurais certainement répondu la même chose. 

Tu remarques la gentrification ?
Oui, on le voit clairement le long du canal et ça ne plaît pas forcément à tout le monde. Cela dit, ça fait des années qu’on demande à ce que notre quartier change. Par exemple, quand on compare le bâtiment des Goujons aux anciens bâtiments y’a pas photo. Les gens veulent des logements de luxe, mais que ce soit eux qui y vivent. Autre exemple, y’a un nouveau projet qui a vu le jour à côté du canal : le Brussels Beer Project. En gros c’est une brasserie qui vend des bières éthiques. Bah non, on voulait pas d’une brasserie ici. On voulait ce même espace mais avec un centre sportif, une école de devoirs ou un centre de jeunes. Je parle à leur place mais je pense que personne ici à Cureghem n’est ravi de pouvoir boire une bière éthique à 3,5 euros. Tout ça c’est pour appeler des bourgeois·es à venir habiter le quartier, c’est pas pour nous. 

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« Je suis pour qu’il y ait ces tours mais il faut trouver une solution pour les plus pauvres. »

En quoi tout ça peut être problématique ?
D’une part, la gentrification va clairement empêcher certain·es habitant·es de rester ici. Mais c’est vrai que d’un autre côté, ça sera aussi une opportunité pour d’autres personnes racisées du quartier de vivre enfin dans des conditions un peu plus dignes. C’est délicat mais de manière générale, je pense que la plupart des gens veulent des logements corrects et que Cureghem évolue. Ça fait 40 voire 50 ans qu’on vit ici et qu’on se plaint qu’il n’y ait pas de plaines de jeux, de piscine ou juste d’un endroit où on peut faire du sport. On veut que ce quartier devienne plus agréable, digne, avec des espaces verts et des logements décents en prenant en considération les besoins des habitant·es. En fait, tout simplement, un remplacement du lieu d’habitation, pas du public. 

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T’as participé aux actions de résistance ? 
Oui, j’en suis totalement partie prenante. Je participe et soutient les gens qui squattent des bâtiments pour les occuper et en faire des activités culturelles ou politiques. Cela dit, je suis pas d’accord avec tout ce que ces militant·es revendiquent. Quand on scande « Non aux logements de luxe », ça ne me va pas. Moi je veux bien un logement de luxe. Je pense que les habitant·es du quartier ne rêvent que de ça d’ailleurs. Je suis pour un logement de luxe mais avec un loyer raisonnable. Et c’est là que tu te rends compte aussi que ces personnes qui prônent le « Non aux logements de luxe » sont majoritairement blanches et ne réalisent pas qu’elles participent d’une certaine manière à la gentrification elles aussi en ayant de tels discours. Si une personne blanche doit quitter le quartier, elle ne vivra certainement pas la discrimination au logement que celles que les Noir·es, Arabes et Roms devront affronter une fois qu’ils et elles seront à la recherche d’un nouvel habitat. Je suis conscient des rapports de classe mais, personnellement, ils ne me permettent pas de sortir de mes problèmes. 

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Que faire alors, selon toi ? 
Donc je suis pour qu’il y ait ces tours, mais il faut trouver une solution pour les plus pauvres. Je pense que la commune devrait être partiellement propriétaire de ces nouveaux bâtiments et qu’elle devrait y placer des logements sociaux. Et puis, par exemple, on revendique un plafonnage des loyers. On demande des nouvelles habitations de luxe avec un loyer de maximum 20% ou 25% du salaire des personnes qui le louent, ou alors des loyers de maximum 700 euros, ou encore des loyers qui te permettent d’en devenir le ou la propriétaire maximum après 30 ans. J’en sais rien, là je te donne 3 idées sans rien connaître du monde du marché immobilier mais ce que je veux dire c’est qu'il est possible de maintenir les gens du quartier dans des logements décents tout en leur faisant payer un loyer qu’ils sont capables de payer.

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Ahmed (âge non communiqué), coordinateur du centre de jeunes d’Anderlecht et Ilham (26 ans), secrétaire et animatrice du centre de jeunes d’Anderlecht

VICE : Depuis combien de temps vous habitez ici ? 
Ahmed :
Je vis à Cureghem depuis l’âge de 6 ans, depuis mon arrivée en Belgique. Ce que j’aime ici c’est la multiculturalité et le fait que ce soit une zone à proximité de tout : la ville, la Gare du Midi, les Abattoirs, etc. Et puis c’est surtout les échanges, les gens... 

Ilham : J’ai grandi dans ce quartier et il y a 4 ans j’ai déménagé. Cela dit, je travaille toujours ici. Ce que j’apprécie à Cureghem ce sont les habitant·es, on se connait quasi tou·tes. Les gens disent que c’est un quartier dangereux mais pas du tout, c’est là où je me sens le plus en sécurité, plus que dans mon nouveau quartier. Dans le sens où, s’il y a un souci ou s’il se passe quoi que ce soit dans la rue, tu sais qu’il y a des personnes qui vont intervenir. 

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Vous constatez une gentrification progressive ?
Ahmed :
  Bien sûr, il n’y a qu’à voir le contraste entre le centre de jeunes et les beaux appartements qui ont été construits à côté, c’est flagrant. Pour les gens qui connaissent le quartier depuis longtemps comme moi, les changements sont évidents et ça a été vraiment brutal. Quand on est arrivé·es ici dans les années 1960-1970, c’était vraiment un ghetto. Il y avait des habitats délabrés et pas de rénovation quand on mentionnait un problème. Beaucoup d’évènements se sont produits pour que ça change : des émeutes, des incendies, des accidents… on n'a jamais rien fait. Les gens en avaient marre de ce laisser-aller. Puis tout d’un coup, fin des années 1990, Charles Picqué, ancien Ministre-président de la région de Bruxelles-Capitale, décide de ramener des citoyens belgo-belges dans les quartiers populaires. Tout a donc commencé à devenir beaucoup plus beau qu’avant le long du Canal. Les industries ont perdu leur souffle et sont parties, laissant derrière elles de grands bâtiments vides. À la place, ils ont construit de belles maisons blanches. Les rues et le canal sont devenus propres et y a même un pont qui a été fermé parce qu’il risquait de s’écrouler - chose qu’on nous a jamais dite avant l’arrivée de cette nouvelle classe bourgeoise. Ensuite, au début des années 2000, on a commencé à faire venir les gens pour qu’ils visitent le quartier. On les incitait à acheter et habiter ici. Et puis voilà, cette nouvelle population est arrivée. Tout ça sans demander l’avis de personne. 

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En quoi l’arrivée du projet A’Rive ou la gentrification en général va impacter votre vie dans ce quartier ?
Ilham :
C’est fou qu’on ait ça d’un côté des appartements à 2 700 euros le mètre carré et que de l’autre, t’as des gens qui vivent dans des logements insalubres. Les habitant·es n’ont déjà pas assez de moyens, ça ne fera qu’empirer les choses. Des gens vont se retrouver à la rue. Et je pense que ça va aussi impacter négativement les jeunes. Psychologiquement, c’est sûr que ça va les toucher et ils vont se dire : « Regarde, ça ce sont des personnes qui ont réussi, nous on va jamais atteindre ce stade. Y’a une trop grosse différence entre eux et nous. » Ça va clairement les démoraliser. Tandis que s'ils voyaient des personnes qui leur ressemblent, et qui ont grandi comme eux, avoir de belles maisons, de beaux appartements, à ce moment-là ils se diraient peut-être qu’eux aussi peuvent y arriver. 

Ahmed : Ça ne va ramener que des problèmes. Certaines personnes ne pourront plus payer leur loyer, d’autres perdront leurs repères et des tensions vont se créer entre les habitant·es. On le voit déjà maintenant, les désaccords commencent. En fait, toi t’es né ici, t’as grandi ici et puis à un moment donné on te fait comprendre que c’est plus ton quartier. Ils sont en train de se le réapproprier. Et puis, en tant qu’association, on devra sûrement accueillir un nouveau public mais la plupart des personnes issues de cette nouvelle population riche ne se mélange pas. Il n’y a pas d’échange entre eux et nous. Par exemple, nos voisin·es rentrent avec leur voiture, ferment la grille derrière eux et restent dans leur petit monde. On ne voit quasi pas ces personnes dans la rue, elles sont vraiment là juste pour le logement. 

« Notre communauté, elle est comme ça, on lui a appris à avoir peur des autorités et à se mettre en retrait. Les gens ici se méfient de ces actions parce qu’ils pensent qu’ils peuvent être arrêtés ou expulsés de leur logement. »

Vous avez entendu parler des actions de résistance ? 
Ahmed :
J’ai signé une pétition mais malheureusement, par manque de temps, j’ai pas pu participer aux réunions ou autre. J’ai une amie qui fait partie du collectif qui m’en a informé mais faut dire que l’information à Anderlecht, c’est une catastrophe. Il faut aller soi-même chercher l’info mais les habitant·es n’ont pas le temps.

Ilham : Je dirais même que les habitant·es du quartier ont peur. Notre communauté, elle est comme ça, on lui a appris à avoir peur des autorités et à se mettre en retrait. Les gens ici se méfient de ces actions parce qu’ils pensent qu’ils peuvent être arrêtés ou expulsés de leur logement. Puis à côté de ça, t’en as aussi qui se disent que ça ne va clairement rien changer. On ne nous écoute pas de toute manière, pourquoi on devrait se bouger ? 

Je vois, c’est un constat fataliste… 
Ahmed :
Il faut essayer de faire davantage participer les habitant·es du quartier. C’est très compliqué. Tout comme la mentalité des gens, ce sont les politiques qui doivent impérativement changer. Et puis aussi, c’est un problème typiquement belge, à chaque changement de majorité t’as une nouvelle personne élue qui débarque avec sa propre politique et les objectifs changent. 

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