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LE NUMÉRO FICTION 2012

Le comique et le sumo

Au volant de sa Ford S-Max, Thaddeus Conk souriait.

Illustrations : Apollo Thomas
Traduit de l'anglais par Hélène Hiessler

1.

Au volant de sa Ford S-Max, Thaddeus Conk souriait. « J'y crois beaucoup, Titouan. Ce genre de rendez-vous, directement au siège, dans 90 % des cas, faites-moi confiance, ça veut dire que c’est dans la poche. Ça sent bon, tout ça, Titouan… ça sent bon. » Titouan ne répondit rien. Dans une quinzaine de jours, il écrirait un mémoire sur son passage chez Publicis-Koufra. Il serait alors temps de prendre la parole. Pour le moment, il se contentait de faire ce qu’il faisait depuis le début de son stage : observer Thaddeus et la fermer. Thaddeus alluma la radio. Le système audio de la Ford était l’un des plus perfectionnés du marché. La S-Max n’avait pas été élue Voiture de l’année 2007 sans raison. La liste de ses équipements de série était incroyablement longue. Le Premium Sound System en faisait partie – et force était de reconnaître qu’il présentait bien des avantages : chargeur 6 CD, interface usb, 10 haut-parleurs améliorés, amplificateur supplémentaire à canaux multiples, caisson de basse, commandes intuitives au volant. Le concessionnaire l’avait précisé à Thaddeus en lui remettant les clefs. 265 watts. C’est du très haut niveau. Avec ça, ce n’est plus une voiture que vous aurez, mais un auditorium. Il n’avait pas menti. Thaddeus pouvait le constater tous les jours : l’acoustique était en tous points parfaite. Il joua quelques instants avec un gros bouton gris placé sur le volant, les stations défilant au rythme des mouvements de son pouce droit. Et, tandis que Titouan pensait au drapeau ukrainien en regardant le jaune des champs de colza interrompre le bleu du ciel, Thaddeus arrêta finalement son choix sur Rire et Chansons. Un animateur annonça la diffusion imminente du Lâcher de salopes de Jean-Marie Bigard. « Encore un signe favorable. Les dieux sont avec nous, Titouan », prophétisa Thaddeus. Puis Bigard commença. Oh putain, je suis en colère ! Hier, je suis allé en boîte, ils avaient fait un lâcher de salopes, c’était de l’élevage. Vous connaissez mon côté sportif, mais j’ai même pas sorti le fusil de l’étui. « Ils ont eu raison de signer avec lui, reprit Thaddeus Conk. Ce type a une voix reconnaissable entre mille. C’est fort, en termes d’identification spontanée du produit. Et puis tout ça semble logique. En plein dans l’époque, en plein dans le pays. Quand on travaille, comme vous semblez vous y destiner, dans la communication, il faut savoir prendre le pouls d’un pays, Titouan. Et pas seulement le prendre, mais le comprendre. Et en ce moment, qu’est-ce qu’on a ? On a un pays qui, il y a un an, a voté massivement pour qui vous savez, une France qui plébiscite un film comme Bienvenue chez les Ch’tis… Les gens sont en demande de valeurs sûres, ils veulent du made in France, si vous voyez ce que je veux dire. » Titouan ne voyait pas très bien, non. À l’antenne, Bigard continuait de filer sa métaphore. Il parlait à présent de pêche à la bourgeoise. Titouan tentait de se souvenir des rêves qu’il avait faits la nuit précédente. « Oui, vraiment, tout cela se goupille à merveille. Une marque comme Tryba, dont le taux de notoriété spontanée est aujourd’hui très élevé, ne pouvait s’associer qu’avec une star de ce calibre. Ce n’est pas n’importe quoi, Tryba… un des cinq plus gros fabricants de fenêtres, de portes et de volets roulants d’Europe… le premier réseau français sur ce secteur, Titouan, rendez-vous compte. S’ils disent oui, s’ils prolongent avec nous, ce sera tout bénef pour l’agence. Tout le monde a besoin de fenêtres. Tout le monde aura toujours besoin de fenêtres. On peut rêver d’une collaboration à très long terme. Restez bien attentif, tout à l’heure. Des choses importantes vont se dire. Vous aurez de la matière pour votre rapport. D’ailleurs, je voulais vous le dire hier : ça me ferait plaisir de le lire, ce rapport. J’espère que vous m’en ferez parvenir un exemplaire. Je peux compter sur vous, hein ? Bon, nous approchons. Vous voyez, là-bas ? » Cette fois, il était difficile de ne pas voir. Le siège social de Tryba s’étendait sur plus de 50 000 mètres carrés, au milieu de la zone industrielle Le Moulin, sise à Gundershoffen. La Ford quitta la D250 pour s’engager sur la D1062. Durant les derniers hectomètres, Titouan repensa à l’étonnant concours de circonstances qui avait commencé six mois plus tôt et qui l’avait mené ici : les conseils de son oncle, le CV, la lettre de motivation, la réponse positive, l’entretien, la seconde réponse positive, la signature de la convention de stage, la rencontre avec Thaddeus, le projet Tryba, la signature surprise de Bigard, les réunions, les décisions, puis la Ford, Rire et chansons et les considérations sociologiques de l’augure Thaddeus Conk. Tout ça pour se retrouver là, par 48°54’13” Nord et 7°39’35” Est, en ce mois de mai 2008, face à un bâtiment à la fois quelconque et imposant, devant lequel flottait péniblement le pavillon tricolore. Tout ça sans avoir jamais réellement adhéré à la manière dont les choses s’étaient enchaînées. Sans avoir lutté contre, non plus. En descendant de la Ford, Titouan pensa en ces termes : le hasard n’est au fond que la somme de notre amateurisme.

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2.

Autour de la table, Suzanne Stehlin et Michel Onfray représentaient Tryba. Suzanne avait l'air beaucoup plus épanouie que Michel qui, grave et solennel dans un costume beige, semblait à peine organique. Cela le rapprochait de son célèbre homonyme et Titouan envisagea l’existence d’une sorte de déterminisme patrony- mique. C’est Onfray, en tout cas, qui parla le premier. « Je suis honoré de vous accueillir sur notre site de Gundershoffen. 600 de nos 1500 salariés travaillent ici. Des hommes et des femmes de talent, passionnés par leur métier et dévoués à la réussite de notre entreprise. Depuis 1980, date de création du groupe, beaucoup de choses ont changé. Il y a quatre ans, lorsque Tryba est devenu Atrya, nous avons décidé de passer à la vitesse supérieure, en faisant le pari des énergies nouvelles. Cette année, nous souhaitons nous développer davantage. 2008 est une année charnière dans l’histoire de notre société. Outre la création de notre fondation A World for Children, nous désirons faire évoluer l’image du groupe et l’ancrer définitivement dans l’esprit de nos concitoyens. Nous voulons que, pour le consommateur, le mot fenêtre soit désormais synonyme de Tryba. C’est pour cela, monsieur Conk, que nous avons fait appel à vous. » Suzanne Stehlin prit le relais : « La campagne pour laquelle nous vous avons demandé de travailler est la première que nous réalisons à une telle échelle. À la rentrée prochaine, nos spots inonderont les écrans. 70 % d’entre eux seront diffusés en prime-time sur TF1, France 2, France 3, mais également sur plusieurs chaînes de la TNT. Nous n’avons pas droit à l’erreur. À travers les projets que vous nous avez proposés, j’ai constaté que vous aviez mesuré l’importance que cette initiative avait pour nous. Je vous en remercie. » Thaddeus ne disait rien, mais jubilait intérieurement. C’était son premier gros coup chez Publicis-Koufra. Cette proposition était la sienne. Il en avait assumé la conception de A à Z. Oui, c’était bien son bébé qu’il venait défendre. Et la gestation n’avait pas été de tout repos.

Il avait même été obligé de tout reprendre à zéro, en raison de la signature tardive de Jean-Marie Bigard, alors même qu’il venait d’achever la première mouture de son projet. Et il l’avait fait sans se plaindre, sérieusement, passant des journées à se creuser la tête pour respecter le cahier des charges imposé par Tryba. Il avait fallu s’adapter, se montrer réactif autant que créatif. Cela n’avait pas été simple. Suzanne rappela d’ailleurs cet épisode : « Votre première idée était parfaite, vraiment, et nous sommes désolés de vous avoir demandé de recommencer. Au départ, vous le savez, la participation de Bigard n’était pas prévue. Et de fil en aiguille, il s’est imposé à nous. S’il avait refusé notre offre, nous aurions signé avec vous plus vite. Tout y était : nos valeurs, l’humour, notre savoir-faire et, bien sûr, notre mascotte, le Sumo. » Un sumotori était en effet le symbole médiatique de la marque. Cette idée incongrue était née, six ans plus tôt, dans l’esprit de Louis Karman, directeur artistique de l’agence Publicis-Koufra, quand Thaddeus n’y travaillait pas encore. À l’époque, Tryba souffrait d’un déficit de notoriété évident – loin derrière Lapeyre et au même niveau que ses principaux concurrents Huis clos et Lorenov. Johannes Tryba, le fondateur, s’en était inquiété auprès d’Olivier Simon, alors directeur de la communication de l’entreprise. Ce dernier avait appelé à l’aide son vieil ami Louis Karman et Louis, parti depuis en retraite, avait pensé au mythique combattant nippon comme nouveau point d’ancrage qui puisse exprimer la solidité et la résistance, mais également la sérénité et l’alliance de la force et de la technique, selon les mots d’Olivier Simon. L’opération avait été un succès immédiat – plus 15 points de notoriété, plus 60 % de visites durant les journées portes ouvertes, un chiffre d’affaire en hausse de 43 % en une seule année. Impossible, donc, de faire sans. Thaddeus avait reçu un sumo en héritage. Mais il fallait à présent composer avec Bigard et ça, ce serait la marque qu’il laisserait, lui et lui seul. « C’est à regret que nous avons dû renoncer à votre idée de chanson, reprit Suzanne Stehlin. Faire chanter Rendez-vous chez Tryba à notre sumo sur l’air de “Born in the USA”, c’était une idée forte. Mais il n’y avait là aucune place pour Jean-Marie. Et, avec les steaks hachés proposés par le groupe Bigard qui, dans sa dernière pub, a de son côté adapté “Sex Bomb” de Tom Jones, cela aurait pu créer une confusion dans l’esprit des consommateurs. Du coup, nous vous avons demandé de repenser intégralement la campagne. Monsieur Conk, je vous laisse maintenant apporter quelques précisions sur votre nouveau concept, dont nous connaissons, je le précise, les grandes lignes. Monsieur Conk, je vous prie. » Titouan avait remarqué que, depuis peu, tout le monde employait la locution Du coup. Il se demanda si ce genre de remarques avait sa place au sein d’un mémoire professionnel. « Le concept, commença Thaddeus, est à la fois simple et ambitieux. Simple car il répond à vos attentes et que ces attentes étaient claires. Nous avons voulu insister sur les points forts de vos fenêtres : les aspects thermiques, phoniques et anti-effraction. Ambitieux, disais-je aussi, car la campagne que nous vous proposons ne prendra pas la forme d’un spot traditionnel, mais se déclinera comme une véritable saga. Un épisode sera consacré à chaque point fort. La cohérence entre les épisodes sera assurée par la présence du sumo, d’une part, de Bigard, d’autre part, mais aussi par une dynamique narrative cohérente, soulignée par la reprise de deux formules facilement mémorisables, situées l’une au début et l’autre à la fin de la pub. Dans chaque spot, Bigard fera d’abord part de son scepticisme quant aux performances de vos fenêtres, avant de procéder à une courte expérience qui finira de le convaincre de cette évidence : Chez Tryba, on ne ment pas. » En entendant cette sentence, Michel Onfray et Suzanne Stehlin acquiescèrent de la tête. Thaddeus nota ce geste : le slogan pourrait resservir pour une campagne future. Puis il poursuivit : « Le spot numéro 1 vantera les mérites de votre système d’isolation phonique. Gros plan sur Bigard, de face, qui dit, circonspect : Isolation phonique, ouais, c’est ça, ouais. Il se retourne, s’approche d’une fenêtre ouverte derrière laquelle le sumo joue bruyamment du gong. Il ferme la fenêtre. Le son du gong disparait. Bigard se retourne, fait de nouveau face à la caméra, et déclare, étonné de ce qu’il vient de voir : Ah quand même ! Le logo Tryba apparaît, une voix off féminine dit Fenêtres, portes, volets, garantis 15 ans. La voix de Bigard conclut en disant : Mais bien sûr, c’est Tryba. Le spot numéro 2 insistera sur l’isolation thermique. Même principe. Gros plan sur Bigard, de face, qui doute : Isolation thermique, ouais, c’est ça, ouais… Zoom arrière. Il est devant une fenêtre. Le sumo se rapproche de lui. Il ouvre un côté de la fenêtre, derrière laquelle se trouve un ventilateur géant. Bigard appuie sur une télécommande qui met en marche le ventilateur. Le sumo gèle en devenant bleu. Bigard le touche, comprend que le sumo est gelé et déclare son fameux : Ah quand même ! Même fin que pour le premier spot. Le spot numéro trois est, je crois, mon préféré : il concerne la garantie anti-effraction. Il reprend, vous l’aurez compris, le même schéma que les deux précédents. Sauf qu’ici, après le doute initial exprimé par Bigard, on voit le sumo arriver en volant, de loin, comme Superman, et se prendre la fenêtre de plein fouet sans que cette dernière ne bouge. L’effet comique est, me semble-t-il, garanti. Un quatrième spot, enfin, est envisageable, qui ferait la synthèse des trois premiers, car il est selon moi important d’associer les trois points forts de vos fenêtres en un seul espace publicitaire. Je n’ai aucun doute qu’à partir de cette trame de départ, le talent comique de Jean- Marie Bigard saura donner le petit surplus de magie qui fera de cette campagne un moment important dans l’évolution de votre entreprise. »

3.

Comme l'avait prévu Thaddeus, son projet convainquit les représentants de chez Tryba. On se félicita du travail accompli et de la pertinence des idées proposées. On loua la créativité de Thaddeus et la fidélité du fabricant de fenêtres. On rendit hommage à Johannes Tryba. On célébra enfin le talent du grand absent du jour, Jean-Marie Bigard. Titouan regarda Thaddeus Conk, Suzanne Stehlin et Michel Onfray signer des papiers. Il eut alors l’impression étrange que sur les trois, il n’y en avait qu’un seul qui pensait comme les deux autres. Sur le parking, Suzanne fut surprise de constater que Thaddeus possédait, lui aussi, une Ford S-Max. Les grands esprits se rencontrent, lui lança-t-elle. Thaddeus sourit. Sur le chemin du retour, Thaddeus et Titouan empruntèrent un autre itinéraire qu’à l’aller. Arrivés à l’entrée de Strasbourg, ils furent pris dans un embouteillage. Thaddeus évoqua alors le projet de l’A355, connu sous le nom de Grand Contournement Ouest – ou GCO – et censé désengorger l’accès à la capitale alsacienne. Sa construction avait été déclarée d’utilité publique le 23 janvier précédent. Thaddeus évoqua l’impact néfaste qu’aurait une telle autoroute sur l’environnement et l’agriculture. Le Kochersberg était un des sols les plus fertiles d’Europe. C’était selon lui une hérésie que d’entailler ainsi un tel territoire. Il n’était pas le seul à le penser, à en juger par le nombre de panneaux disant Non au GCO qui bordaient alors les routes du département. Thaddeus ironisa sur les prétendus experts qui avaient pondu un tel projet. Aujourd’hui, la saga Tryba n’est plus diffusée à la télévision. On peut en revanche la consulter, comme une archive, sur Internet.