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reportage

Dans la vie des femmes toxicomanes de Paris

Entre Gare du Nord et boulevard Magenta, Sarah, Matilda et les autres font leur vie derrière les hommes. Mais tapent le même skénan.

Beaucoup de filles ont déjà connu les joies de la cohabitation avec des mâles plus ou moins lourds dans les rues des grandes villes françaises. En revanche, elles sont moins nombreuses à y vivre à l'année et à arpenter le trottoir à la recherche d'un caillou de crack.

En France, les femmes sont en large minorité dans le monde de la came : l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) estime qu'elles sont trois fois moins nombreuses à consommer de la cocaïne ou du crack que les hommes, de même que quatre fois moins à s'injecter de l'héro. Comment ces junkies au féminin cohabitent-elles avec leurs potes de défonce, leurs dealers, leurs copains, dans les rues du nord-est parisien ? Sans surprise, pas très bien.

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Parmi les spots à drogues dures à Paris, la rue Ambroise Paré, tout près de la gare du Nord, est le fief des crackheads de la capitale. Sarah*, 53 ans, est une doyenne de cette rue de la piquouse coincée entre la gare et l'hôpital Lariboisière. Il est 16 heures quand elle s'installe à son arrêt RATP préféré. Sa place attitrée. Elle sort tout juste de l'hôpital, où elle est venue récupérer ses fioles de méthadone, le produit de substitution que prennent les repentis de l'héroïne pour décrocher. « Ça fait 20 ans que je me suis mise à la métha, m'annonce Sarah. Aujourd'hui, je ne suis plus qu'à 40 milligrammes par jour. Alors le reste de ma conso, je m'arrange pour le fourguer. »

Sagement assise, elle n'attend pas le bus pour rentrer. Sarah est là pour chasser le client, prête à dégainer les six flacons qu'elle a cachés dans son décolleté. Elle les vend 5 euros l'unité, « le prix du marché », comme elle dit. À chaque passant au look un peu fatigué qui passe devant elle, elle glisse : « Métha ? Métha ? » Mais elle a beau alpaguer les zonards qui arpentent le trottoir, les affaires ne prennent pas. « Aujourd'hui c'est la merde, me glisse-t-elle, mécontente. Tout le monde en a déjà, je sais pas pourquoi. Et puis les flics sont passés il y a 10 minutes, ils ont attrapé trois types qui avaient du crack sur eux. Ça calme. »

Ça fait 28 ans que Sarah est dans la came. Elle est aussi l'une des rares filles du coin à vendre régulièrement de la drogue. Depuis trois ans toutefois, elle cantonne son business au deal de méthadone afin de s'éviter un maximum d'ennuis judiciaires. La « métha » en effet ne procure aucune défonce. Elle ne fait qu'apaiser les douleurs des consommateurs en manque, ce qui en fait un produit beaucoup moins prisé que le crack ou que le skénan– que tout le monde ici appelle le « sken ». Depuis quelques années, les habitués de la rue Ambroise Paré ont peu à peu lâché l'héro pour ces gélules de morphine utilisées pour apaiser les douleurs dans certains cancers. Sauf qu'eux se l'injectent directement dans les veines.

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Pour Sarah, transporter l'un ou l'autre de ces produits, c'est l'embrouille assurée : « Avant, je vendais du sken. Je voyais trois médecins différents sans qu'ils soient au courant. Ça me faisait 36 boîtes de 14 cachets par mois. J'en revendais les deux-tiers et je consommais le reste. À 5 euros le cachet, ça me permettait de vivre sans faire la manche. » Cette période est finie pour Sarah, qui n'en dira pas plus sur « la couille » qui lui est arrivée en vendant son skénan. Elle qui vit en ce moment dans un centre d'hébergement d'urgence ne fait plus que passer rue Ambroise Paré. « Trop d'emmerdes si tu commences à traîner ici toute la journée – surtout quand t'es une fille et que tu veux dealer un peu. »

Naïma, avec sa valise. Elle vient de quitter son mec parce qu'il devenait « trop accro » au crack.

Sarah bloque sur la silhouette d'un homme qui gesticule à quelques mètres. « Lui, me dit-elle, je l'esquive. J'essaie même pas de parler quand il est là. » Le bonhomme en question, crâne rasé, sweat du Bayern Munich et barbe clairsemée, tourne d'un groupe à l'autre à la recherche d'un peu de « galette ». La galette, c'est le crack dans l'argot du milieu. Ses yeux alourdis par la fatigue et le mascara ne le lâchent pas d'une semelle : « Il demande toujours aux filles de le dépanner, et si la meuf donne rien, il cogne – et il se sert. »

Depuis sa découverte de la drogue, Sarah a compris qu'être une femme pouvait lui apporter pas mal d'ennuis du genre. Alors qu'elle bossait comme chef de rang dans un restaurant, ses dealers, « des Turcs qui blaguent pas », lui ont proposé de payer sa conso si elle faisait la mule pour eux. « J'ai trimbalé leur coke et leur héro, me raconte-elle. À l'époque, les flics ne me soupçonnaient pas, je passais bien ! Puis en 1993, je me suis fait choper. Trois ans et demi de placard. » À en croire les statistiques, Sarah est un cas rare, puisqu'en 2013, le ministère de la Justice ne recensait que 10 000 femmes sur les 130 000 personnes arrêtées pour usage ou trafic de drogue. 8 % des interpellations seulement.

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Alors quand l'argent ou la drogue vient à manquer, elle fait comme beaucoup d'autres. Elle vend son corps. Blottie dans sa doudoune débraillée, elle empoigne son sac Attac et déballe son matos. Lingettes, préservatifs, tout lui est fourni par l'hôpital. « La prostitution, c'est un truc de la rue. Moi je m'en fiche d'en parler, je le dis cash. Je ne vais jamais Porte de la Chapelle, c'est trop crade. Je vais Porte Maillot ou Porte d'Asnières : je fais 40 euros la fellation, 60 la fellation et l'amour, et 80 une heure ensemble. Je prends ça du bon côté – comme un échange de bons procédés entre deux adultes consentants. »

« On ne se bat pas pour l'égalité salariale – on se bat pour avoir notre drogue et notre thune sans se faire taper ou violer. »–Matilda, 28 ans, toxicomane

Matilda* et Liliane*, elles, refusent ce genre d'arrangement. Les deux filles sont posées quelques mètres plus loin, entre un parking, un local SNCF abandonné et l'un des flancs de la Gare du Nord. Liliane, 52 ans, déguste un poulet rôti acheté chez Monop' en prenant des nouvelles du quartier. Car elle a réussi à décrocher de la rue Ambroise Paré. « Comment ça va sista, ça fait longtemps ! T'étais passé où ? » Liliane vit désormais dans un centre thérapeutique résidentiel. En Île-de-France, on trouve 460 structures destinées aux toxicomanes, avec plus ou moins de moyens pour les prendre en charge, des règles plus ou moins contraignantes pour les accueillir, et des acronymes plus ou moins improbables pour les désigner : CAARUD, CSAPA ou ACT, entre autres.

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Sous ses boucles blondes décolorées, Liliane a le visage marqué et l'élocution difficile. Son esprit néanmoins, est encore clair. « Il n'a jamais été question de vendre mon cul, je suis pas une sousou [ une fille qui vend ses charmes contre de la drogue, N.D.L.R ] », balance-t-elle, suivie par sa copine Matilda. Survêtement Sergio Tacchini, Air Max et un gros bouquin de science-fiction entre les mains, Matilda n'a que 28 ans mais déjà une grosse expérience de la rue et de la came. Assez pour voir les choses sans pathos ni drame. « Ici c'est chez moi, me dit-elle. Et c'est pas pire qu'ailleurs. Dans le monde du travail, les femmes ont droit à des blagues de cul bien grasses. Nous, c'est pareil. » Sauf que l'enjeu est, de fait, plus violent. « On ne se bat pas pour l'égalité salariale – on se bat pour avoir notre drogue et notre thune sans se faire taper ou violer. »

Liliane, 52 ans, assoupie derrière un lampadaire.

« Une fois sous galette, les mecs tournent autour de toi comme des mouches autour d'une merde », renchérit Liliane, sans quitter des yeux une ado sapée sexy qui embrasse l'un des mecs posé avec sa canette. « Elle, elle est toute jeune, ça se voit qu'elle vient d'arriver. Elle ne comprend pas encore comment ça marche. Tout le monde mate son cul ! On lui a dit de faire gaffe, mais elle s'en fout. Les gens ici, il faut qu'ils se prennent un mur pour comprendre qu'ils vont droit dedans. »

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Les histoires d'amour sont rares rue Ambroise Paré. Ou plutôt, elles tournent court, comme le résume la quinqua, qui finit son poulet en se léchant les doigts. « J'ai vu plus d'histoires de cul que d'histoires de cœur. La galette s'incruste vite dans le couple, elle en fait partie. Quand l'un veut s'arrêter, l'autre ne veut pas, quand l'un veut partager avec des copains, l'autre ne veut pas… » Pour éviter ces problèmes, les deux amies quittent le squat de la rue Ambroise Paré, direction les couloirs du métro de la Gare du Nord, entre les lignes 4 et 5, pour aller choper. Les filles connaissent le dédale comme leur poche, se faufilent jusqu'à tomber nez à nez sur une rangée de jeunes mecs d'Afrique de l'Ouest : les modous. « C'est un mot wolof, c'est le surnom des dealers de crack ici », souffle Matilda.

L'un des ados sort une galette de sa bouche, où il cache le matos en cas de fouille. Matilda tend sa monnaie, planque illico le paquet entre sa lèvre et sa gencive et marmonne : « On est allées faire analyser ça dans une asso du quartier. Ils nous ont dit qu'il y avait 1 % de coke. Le reste c'est du bicarbonate de soude et de l'ammoniaque. » Ce qui ne les empêche pas de se diriger vers les toilettes publiques du boulevard Magenta, leur salle de shoot improvisée. Le cristal craque dans le doseur, les poumons s'emplissent. Mais l'une comme l'autre restent impassibles et se séparent une fois l'affaire faite. Liliane rentre au centre, tandis que Matilda poursuit sa tournée des toilettes du quartier.

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Un kit de shoot abandonné près de la rue Ambroise Paré.

Puis un quart d'heure plus tard, la voilà au sous-sol du McDo, prête à prendre l'un de ses trois shoots de sken quotidien : « Je préfère me planquer que de faire ça rue Ambroise Paré. D'abord parce que j'ai un gamin d'un an et que je n'aimerais pas qu'il voie ça en marchant dans Paris, mais aussi parce que personne ne me fait chier. » Elle ouvre la gélule, la coupe avec de l'eau stérile et dissout le tout avant de remplir la seringue.

Devant le McDo, on retrouve Alison, 29 ans. Elle a un visage à la Vanessa Paradis, si on omet ses dents cassées, fracassées même, par deux mecs qui l'ont tabassée pour voler sa chienne. Alison, ensemble en jean et bottes à paillettes, vient de se séparer de Mathias, son mec. Alors pour oublier, elle s'est arrangée un peu de crack. En préparant sa tape, elle râle : « Ça nous arrive tout le temps, mais ça fait chier. » Pour se faire respecter des hommes, elle a toujours suivi les mêmes principes, inculqués à 15 ans, quand elle s'est retrouvée à la rue. « Ne pas faire la pute, ne pas voler, et faire la manche dans le métro, parce que ça va plus vite. » C'est comme ça qu'Alison a gagné le respect des anciens, et l'attachement de Mathias, plus âgé qu'elle. Mais aujourd'hui, Alison est seule.

À ses côtés, Naïma, la cinquantaine bien bâtie, décapsule une Royal, une bière à un euro. Elle aussi vit seule désormais. « J'ai largué mon mec parce qu'il s'était mis à la galette, me dit-elle. Il ne pense plus qu'à ça. Comme je flippais de me retrouver seule, je suis allée voir des associations. Mais même si les gens sont très gentils, j'ai fait un blocage, je n'y suis pas retournée. Je suis têtue, je crois. » Naïma n'est pas la seule à ressentir ce blocage. C'est même l'un des problèmes recensés par l'OFDTau sujet des femmes accros. En proportion, elles sont sous-représentées dans les lieux de soin, d'écoute et d'accueil ouverts aux toxicos.

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Et quand bien même elles se rendent dans les associations, elles ne dévoilent pas facilement leur intimité, comme l'explique un travailleur social de l'asso Oxygène : « Elles vont nous demander si on n'a pas du matos, mais pour leur ami, pas pour elles, se désole-t-il. C'est toujours détourné. Elles ont tellement sur le dos cette représentation de la femme qui n'a pas le droit de consommer, qui n'est pas une femme et encore moins une mère si elle consomme […] qu'elles mentent. »

Pour Cécile Bettendorf de la fédération Addiction, « on peut rattacher cela aux représentations des genres que véhicule la société en général. Je caricature, mais une femme est censée être plus modérée, plus raisonnable que les hommes. Forcément, quand elles ont des comportements excessifs, qu'elles se droguent, le regard porté sur elles est plus dur encore que sur les hommes », résume-t-elle.

Ce soir, Naïma et Alison iront goûter le curry de leurs amies d'à côté, des femmes hindoues installées le long du boulevard Magenta. Pour Naïma, qui les connaît bien, c'est devenu une habitude. Pour Alison, c'est la première fois. Le repas lui permettra de ne pas trop penser à sa nouvelle rupture avec Mathias, dont elle ne sait pas trop combien de temps elle va durer.

En attendant le dîner, elle prépare son doseur. Elle allume son briquet, fait retentir le bruit caractéristique du cristal qui craque. Puis recrache la fumée de galette, et la boule de stress qui va avec, en se raccrochant à une certitude : « Ici, c'est un monde de mecs. Alors pour s'en sortir, il faut soit être dragon, soit être princesse. Moi j'essaie d'être un peu des deux. »

*À leur demande et pour préserver leur anonymat, le prénom de certaines de nos interlocutrices a été modifié.

Barthélémy est sur Twitter.