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Une brève histoire de l’évasion fiscale en France

De la Rome Antique à Cahuzac, Depardieu et Houellebecq : pourquoi il a toujours été dans la nature humaine de protéger son argent.

Illustration : Ole Tillman.

Cet article a été réalisé en partenariat avec Sony Pictures et Money Monster. 80 milliards d'euros. C'est la somme que pourrait représenter la fraude fiscale en France en 2015, d'après le syndicat Solidaires-Finances publiques. En guise d'échelle, le déficit budgétaire de l'État s'élève à 70 milliards d'euros, de quoi remettre les choses en perspective pour les contribuables français. Aujourd'hui, on associe l'évasion fiscale avec les élites, à l'image des grands noms de politiciens, acteurs et sportifs qui viennent se mêler aux scandales à répétition qui secouent le monde médiatique depuis une décennie. Dans son manifeste, publié en anglais par le Süddeutsche Zeitung et traduit par Le Monde, John Doe, le lanceur d'alerte qui a permis la révélation de l'affaire des Panama Papers le mois dernier, dit avoir agi afin de mettre à jour l'existence d'un clivage entre les élites et la population.

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Cependant, il semblerait qu'il y ait toujours eu dans la nature humaine une prédisposition à protéger ses possessions matérielles dûment obtenues des gros doigts crochus de cet avare d'État. Parfois légale, souvent beaucoup moins, l'évasion fiscale reste un bon moyen de se protéger des pilleurs de porte-monnaie. C'est pourquoi les paradis fiscaux ont toujours existé, existent et existeront jusqu'à la fin des temps – à moins que l'on décide de se bouger un peu et de faire quelque chose pour changer la situation. De la Rome Antique à Gérard Depardieu en passant par le Moyen Âge, voici une brève histoire de l'évasion fiscale et de ce qu'elle a de plus beau à offrir à l'être humain : de la thune.

Dans l'Antiquité, les gréco-romains étaient champions de fraude fiscale
L'évasion fiscale a toujours été une pratique répandue dans les civilisations développées. C'est pourquoi il n'est pas surprenant qu'elle puise ses origines dans la Grèce Antique. À l'image de la politique de la taxe à 75 %, qui fut un échec cuisant pour François Hollande, les citoyens des cités grecques comme Athènes ou Sparte payaient l'eisphora, un impôt sur le revenu dont le but principal était le financement de la guerre. En l'absence de cadastre, les contribuables déclaraient eux-mêmes leur revenu. Cependant, de nombreux Grecs avaient tendance à déclarer moins que ce qu'ils possédaient en réalité. D'autres, par vanité, survalorisaient leurs propriétés, afin d'être mieux vus sur le plan social. Pas étonnant qu'ils aient failli nous foutre dans la merde un peu plus de deux millénaires plus tard.

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Comme les cinéphiles peuvent le constater en matant des péplums et les plus pieux en lisant des passages de la Bible, les percepteurs d'impôts de la Rome Antique – Gaule incluse – étaient sûrement les mecs les plus détestés de leur époque, au même titre que les politiques et journalistes aujourd'hui. Ainsi, la pratique courante chez les Romains consistait à cacher son argent avant l'arrivée du collecteur, ou à faire de fausses déclarations foncières. De la même manière, pour échapper aux portario, les taxes prélevées sur les produits déchargés dans les ports, les esclaves blancs – considérés comme de la marchandise – étaient déguisés en Romains, libres. Malgré les tentatives peu fructueuses de réformes du système fiscal, la fraude est restée un grand classique dans l'Empire romain, certains croient même qu'elle a précipité son déclin.

Les premiers paradis fiscaux du Moyen Âge
Après la chute de l'Empire romain, au début de l'époque carolingienne, l'impôt sur le revenu disparut au profit d'un service militaire obligatoire. L'absence de centralisation dans l'administration et d'une structure de contrôle a fait disparaître l'évasion fiscale quelque temps au Moyen Âge. Cependant, certaines zones « franches » de France – villes, ports et foires – ont bénéficié d'un principe « d'extra-territorialité commerciale et fiscale ». Ces lieux ne sont sujets à aucune taxe, on peut y faire son commerce tranquillement. Autrement dit, ce sont les premiers paradis fiscaux à voir le jour. Le premier lieu de ce genre recensé est la foire du Lendit, créé sous Dagobert Ier en 629 entre Paris et Saint-Denis. De même, le port de Marseille a bénéficié d'exemptions fiscales qui en firent un « paradis » jusqu'en 1817.

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Il a fallu attendre le XIIe siècle pour que l'impôt soit réintroduit dans la société civile. Le système féodal s'est progressivement transformé en système de seigneurie. Une taxation sous forme de droit de passage, de droit d'étape ou de droit de marché fut rétablie pour qu'un suzerain puisse financer ses armées et régner sur son territoire. Les principales fraudes à cette époque se limitaient au refus de payer ces taxes et pouvaient aboutir à la perte de ses droits civils – une sorte de déchéance de nationalité pour fraudeurs – ou à un pèlerinage dans un lieu sacré.

En outre, on ne manquait pas d'imagination pour bénéficier d'exemption d'imposition. Par exemple, certains fraudeurs se faisaient des tonsures, afin de se faire passer pour des membres du clergé – exonérés de toute charge à l'époque. Prends ça, le Pape.

Le grenier à sel, Anonyme, XVIIIe siècle. ©Musée national des douanes, France

L'Ancien Régime – ou la fraude sur le sel et l'alcool
Jamais les Français n'ont été aussi créatifs en termes de fraude que sous l'Ancien Régime. Les impôts dont nos soûlards d'ancêtres cherchaient à se protéger étaient les taxes d'importation et de vente, très souvent liés au commerce d'alcool, et la gabelle – l'impôt sur le sel. Nombreuses étaient les méthodes pour y échapper : transport de bière et de vin dans des fûts non conformes, falsification du prix de vente, élevage de chiens sur lesquels on attachait des paquets de sel… Même le clergé, alors symbole de l'autorité religieuse et morale, autorisait les contrebandiers à cacher du sel dans les églises.

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Au début du XVIIIe siècle, de sévères mesures ont été prises pour lutter contre cette contrebande endémique à laquelle se livraient même les militaires. Afin de fournir une idée de l'importance que représentait cette fraude, 15 % des galériens condamnés sous le règne de Louis XIV étaient des fraudeurs aux gabelles, punis pour avoir bafoué les obligations fiscales vis-à-vis de leur roi. Aussi le Roi-Soleil a-t-il décidé, vraisemblablement sur un coup de tête et peut-être pour montrer son rayonnement – prétendument à cause de la pauvreté du climat – d'exonérer les habitants de l'île de Sein de toutes charges.

Le secret bancaire au début du XXe siècle
Depuis le début du XXe siècle, la fiscalité n'a cessé de se complexifier derrière un jargon juridique difficilement compréhensible. Des paradis fiscaux dans des territoires frontaliers à la France (Belgique, Suisse, Luxembourg, Andorre et Monaco) ont commencé à émerger à la même période. Dans les années 1930, la police a mis la main sur un vaste réseau de fraude fiscale au sein de l'élite française (sénateurs, généraux, magistrats, évêques, directeurs de journaux et patrons de grosses entreprises). Tous avaient eu recours aux banques suisses pour cacher leur argent du fisc.

Effrayé par l'envergure prise par l'affaire dans les médias français ainsi que par la fuite de nombreux clients eux-mêmes effrayés par les retombées, le gouvernement suisse a instauré une nouvelle loi permettant le secret bancaire en 1934. À partir de cette date, toute banque suisse communiquant des informations sur l'identité de ses clients commettait par-là un acte criminel. Les banquiers suisses ont prétexté la protection des avoirs des juifs victimes du nazisme à cette époque pour adopter cette mesure, même si l'on sait aujourd'hui grâce aux travaux de Peter Hug qu'ils avaient agi par pure cupidité.

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Grâce à des astuces légales similaires, de nombreux paradis fiscaux – Bahamas, îles Caïmans, ou encore îles Marshall – ont pu voir le jour partout dans le monde. Récemment, l'OCDE a publié « une liste noire » des paradis fiscaux qui ne respectent pas la coopération fiscale internationale.

Agences de conseils et fuite des fortunes
Des chercheurs de l'université de Berkeley l'ont démontré : plus on est riche, plus on triche. Via sept différentes mises en situation, on a montré qu'il existait un lien entre hauteur sociale et bassesse morale. Cela pourrait expliquer pourquoi dès lors qu'un scandale d'une ampleur telle que celle des Panama Papers éclate, personne n'est vraiment surpris.

Les élites, et la classe politique en particulier, n'ont eu cesse de nous habituer à traîner leur nom dans des affaires de corruption, de fraude et d'évasion fiscale en tous genres : Claude Guéant, Jérôme Cahuzac, les Balkany ou encore Thomas Thévenoud ne sont que la partie visible d'un iceberg dont nous avons tous connaissance. Il n'est pas rare non plus que des célébrités prennent le large, partent en exil fiscal aux yeux de tous, pour protéger leur argent : Michel Houellebecq en Irlande, Gérard Depardieu en Belgique, puis en Russie et bien d'autres. Et c'est sans compter ces Français impliqués dans les Panama Papers.

Aujourd'hui, l'évasion fiscale recouvre une gamme de pratiques nuancées à la frontière de l'illégalité. Si l'optimisation fiscale est légale, la fraude, elle, est sanctionnée par la loi. C'est grâce à ces pratiques peu scrupuleuses que nos dirigeants corrompus et nos idoles ont pu s'enrichir en toute impunité. Comble de l'ironie : de plus en plus d'agences de conseils fiscaux, comme Mossack Fonseca – le cabinet mis en cause dans l'affaire des Panama Papers – ont vu le jour, afin d'aider le contribuable à contourner la fiscalité et procéder à des fraudes légales, exploitant les failles du système. Aujourd'hui, 19 % des Français se disent tentés par l'évasion fiscale.

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