La « salle de shoot » de Paris, un mois après son ouverture

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reportage

La « salle de shoot » de Paris, un mois après son ouverture

La très décriée salle de consommation de drogues accueille les junkies les plus marginaux, quelque part dans le 10e.

Un kit d'injection dans la SCMR de Paris (REUTERS/Jacky Naegelen). Photo via VICE News

« Sken ? Sken ? » C'est ce que propose un homme dissimulé sous une capuche à un autre mec plus âgé, brun, maigre, au teint pâle. Ce dernier, adossé à un mur, acquiesce précipitamment. La scène se déroule à Paris, près de la gare du Nord, au bout de la rue où stationnent les taxis. Le « sken », c'est le Skenan, un dérivé morphinique revendu aux alentours de cinq euros le cachet. De nombreux usagers se l'injectent, broyé et mélangé à de l'eau, à la place de l'héroïne – plus chère et souvent coupée. L'acheteur hèle l'un de ses potes au bout de la rue pour l'avertir qu'il a « trouvé ». C'est une scène ordinaire par ici, au coeur du véritable carrefour du deal à Paris. C'est d'ailleurs dans le quartier qu'a ouvert le mois dernier la première salle de consommation à moindre risque (SCMR) de France, plus connue sous le nom – souvent donné par ses détracteurs – de « salle de shoot ».

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Celle-ci, malgré l'hystérie politique qui entoure le débat depuis plusieurs années, a ouvert sans heurts, derrière un portail discret de la rue Ambroise Paré, dans des locaux annexes de l'hôpital Lariboisière. Gérée par l'association Gaïa, elle a été mise en place pour diminuer les consommations « à risques », celles qui ont lieu près des entrées de parkings souterrains, dans les toilettes publiques et les cages d'escalier – s'accompagnant très souvent de l'abandon du matériel usagé par terre. « Le choix de la ville et du lieu n'a rien du hasard », déclare Élisabeth Abril, directrice de Gaïa, dans la revue de prévention de l'association Aurore, Alter EGO. « Le quartier de la gare du Nord est un lieu de consommation de drogues par voie intraveineuse. (…) Cela engendre des problèmes dans la vie des quartiers. » L'un des buts de la SCMR est de mettre fin à ces comportements.

Rue de Maubeuge, près de l'entrée du métro, Sayom, 34 ans, fait le tour des passants aux distributeurs de tickets pour gratter un peu de monnaie. Quand on lui parle de la salle, ce gars au piercing au nez et au regard doux se montre très enthousiaste. « Ça fait plus de 10 ans que je prends de la drogue, précise-t-il. Le sken, j'en suis dépendant. Je fume aussi du crack, ce que je ne conseille à personne, c'est une belle pourriture. La salle, j'y suis déjà allé plusieurs fois, je trouve ça très bien. Il faut prendre un ticket, comme à la sous-préfecture ! Si tu veux fumer (du crack, N.D.L.R.), tu vas dans le fumoir, ensuite si tu veux t'injecter, il faut reprendre un ticket. » Sayom habite dans un squat situé dans le 6e arrondissement mais passe une grande partie de ses journées dans les environs de la gare du Nord. Il dit apprécier également « la salle de repos, avec Internet ».

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Au-delà de ce confort relatif, la SCMR est avant tout un lieu de prévention géré par des éducateurs, du personnel médical et des assistants sociaux. Lors de sa première visite, après un entretien d'une vingtaine de minutes, l'usager est « enregistré dans la base de données de façon anonyme », précise Céline Debeaulieu, chef de service de la salle, toujours dans Alter EGO. Chaque usager dispose de vingt minutes pour préparer et consommer à l'un des 12 postes d'injection. Ensuite, il peut accéder à un « espace de repos » où sont présents « des intervenants pour l'accompagner ».

La plupart des usagers que j'ai rencontrés dans les parages s'accordent à dire que la salle est une bonne chose. « Franchement, je comprends pas ceux qui font encore ça dans les parkings et tout, c'est pas respectueux pour les gens du quartier », lâche un jeune garçon, casquette vissée sur la tête et chien en laisse. Assis sur une barrière à l'angle de la rue Ambroise Paré, il évoque tout de même l'attention médiatique liée à l'ouverture de la salle, qui l'agace franchement. Il évoque également la méfiance qu'a pu susciter la salle chez certains. « Y en a qui ont peur de se faire ficher », affirme-t-il.

Quand j'ai vu les affiches contre la salle de shoot, je ne savais même pas ce que c'était… Je pensais que c'était une salle de tir. – K., 48 ans

« Entre l'affluence des journalistes le jour de l'ouverture et l'impression que c'est un nid à flics, certains usagers ont pu s'inquiéter », souligne Sayon Dambélé, sociologue chargé d'études pour l'association SAFE. « Il y a pu avoir des fantasmes… Il faut que dire qu'ils sont déjà très stigmatisés dans la société, ils n'ont pas envie qu'on braque les regards sur eux. » Pour autant, les usagers habitués du quartier savent que les camions de CRS qui sont souvent positionnés rue de Maubeuge se soucient peu de leur cas. Ils sont là dans le cadre du plan Vigipirate. Quant à la police, la pression ne semble pas s'être intensifiée.

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« Les premiers jours, on a noté une présence policière importante, certainement pour rassurer les riverains », note Marie Jauffret-Roustide, sociologue à l'Inserm et responsable scientifique d'un programme de recherche sur la réduction des risques liés à l'addiction. « Depuis, comme il n'y a pas eu d'incidents devant la salle, la présence policière est plus discrète. » Dans un périmètre de 300 mètres autour de la salle, les usagers qui possèdent une petite quantité de drogue ne peuvent pas être arrêtés. Cette information rassurante s'est rapidement répandue parmi les consommateurs, qui parlent beaucoup entre eux.

Rue Ambroise Paré, à l'entrée de la salle. Photo de l'auteure

La présence associative n'est pas nouvelle dans le quartier. Gaïa passe de manière régulière avec son bus, un CAARUD mobile – les initiales correspondent à un Centre d'Accueil et d'Accompagnement à la Réduction des risques pour Usagers de Drogues. Des éducateurs y délivrent conseils et matériels d'injection ou d'inhalation stériles. À deux pas, rue de Maubeuge, se trouve l'un des distributeurs de seringues les plus utilisés de la capitale, en raison de sa proximité avec les lieux d'achat. Celui-ci est alimenté par l'association SAFE. C'est là que défile tout au long de la journée un public hétérogène qui s'approvisionne en kits d'injection ou d'inhalation. Il n'y a pas de profil type. Dans la même après-midi, on peut croiser un vieillard titubant, deux mecs d'Europe de l'Est qui ne parlent pas un mot de français, un couple de trentenaires à l'apparence ordinaire ou encore une jeune fille au look rangé qui glisse son kit dans un joli sac à main.

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Certains ne se sentent pas concernés par l'ouverture de la salle. C'est le cas de K., un Franco-Américain âgé de 48 ans – on lui en donnerait dix de moins – qui a tenu à rester anonyme. « Quand j'ai vu les affiches contre la salle de shoot, je ne savais même pas ce que c'était… Je pensais que c'était une salle de tir, s'amuse-t-il. Je trouve ça bien pour les gens qui sont à la rue, ceux qui sont vraiment au fond. Moi, je ne me considère pas comme ça. Je suis un functionnal addict : je prends du sken le soir parce que j'ai mal au dos. » Coiffeur, locataire d'un appart, il a même participé à une émission connue dans les années 1990. Il consomme des opiacés depuis plus de 15 ans mais tient à se différencier des plus précaires. « Même si je connais les gens qui squattent ici, je ne traîne jamais bien longtemps », explique-t-il en saluant un couple de sans-abri sur le trottoir d'en face.

Faut pas croire que les gens qui s'injectent sont seulement des punks à chien qui dorment dans la rue. Ça, c'est une frange marginale de consommateurs. – Marc, 33 ans

C., casque sur les oreilles, porte des Dr Martens impeccables. Ce trentenaire passe chercher un kit d'injection avant de filer vers le métro. Lui non plus ne se sent pas concerné par l'ouverture de la salle. « Je n'irai pas, tout simplement parce que je n'en ai pas besoin, assure-t-il. J'ai un appart, je suis bien chez moi. J'ai un boulot, je suis ouvrier. » Il précise que la SCMR est une bonne chose à ses yeux, en me montrant du doigt un espace situé le long de la gare, juste en dessous des salles d'attente destinées aux voyageurs. « Là-bas, c'était le Beyrouth de la seringue », avance-t-il. Consommateur depuis 15 ans, C. prend du Skenan parce que « sinon, [il est] malade ». Il reconnaît fumer parfois du crack, une substance dont la qualité se dégrade à cause de « sales produits qui tournent », selon ses termes.

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Léon Gomberoff, directeur du CAARUD de l'association Aurore situé boulevard de La Chapelle, m'en dit plus sur la présence importante d'« inhaleurs » dans le quartier. « Au local, sur 150 passages par jour, nous distribuons 300 seringues et 100 kits d'inhalation », me dit-il. L'accueil de ces polyconsommateurs est prévu à la SCMR, qui comprend quatre postes d'inhalation. Le problème, c'est que les personnes qui ne font que fumer ne peuvent accéder à la salle d'inhalation, ouverte seulement aux usagers qui s'injectent et inhalent. Cela s'explique par un « manque de moyens et de places » et parce que l'injection est « la pratique la plus à risques », précise Céline Debeaulieu dans Alter EGO. La phase d'expérimentation poursuit un but : prouver que la salle fonctionne afin de multiplier les lieux d'accueil pour des usagers aux pratiques diverses.

Un distributeur de seringues situé rue de Maubeuge. Photo de l'auteure

Marc, 33 ans, dit passer « de temps en temps » dans le quartier pour choper du Skenan. Il me précise avoir arrêté l'héroïne il y a un an et demi. Ce mec à l'allure ordinaire, en jeans et baskets, baigne dans le milieu des teufs – c'est là qu'il s'est mis à l'héro il y a quatre ans à la suite d'une dépression. Il consomme à présent du sken « pour redescendre après des week-ends sous ecsta ». Il tient surtout à démonter les clichés. « Faut pas croire que les gens qui s'injectent sont seulement des punks à chien qui dorment dans la rue. Ça, c'est une frange marginale de consommateurs. Dans le triangle Barbès - gare du Nord - La Chapelle, c'est Skenan, Subutex et crack. L'héro, c'est ailleurs, en banlieue. » Selon lui, le problème des drogues tient surtout à l'hypocrisie qui règne autour des produits. « Quand tu vois tous les médicaments à base de codéine vendus en pharmacie, parfois sans ordonnance, autant légaliser toutes les drogues. Si l'héro avait été légale, je ne serais peut-être pas tombé dedans. »

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Au fil de mes rencontres, il semble donc de plus en plus évident que la célèbre « salle de shoot » est destinée avant tout à des personnes reléguées au ban de la société, n'ayant aucun autre endroit pour s'injecter ou inhaler leur came. C'est ce que me confirme Marie Jauffret-Roustide. « La salle s'adresse essentiellement aux personnes qui en sont réduites à s'injecter dans la rue car elles n'ont aucun lieu pour s'isoler, précise-t-elle. Les usagers qui vivent dans des conditions sociales plutôt satisfaisantes ont, a priori, moins de raisons d'y avoir recours. » Selon les dernières études disponibles évoquant les consommateurs fréquentant les dispositifs spécialisés, « 80 % ne travaillent pas et quasiment un tiers vit dans un squat ou dans la rue, rappelle-t-elle. Après, des personnes mieux insérées peuvent trouver un intérêt dans cette salle – par exemple pour ne pas être vues de leur entourage ou pour bénéficier d'un accompagnement. »

Les études quantitatives se basent sur des données recueillies auprès des dispositifs spécialisés et portent donc sur « des personnes qui sont dans un rapport plutôt problématique à l'usage et qui ont besoin d'aide », me rappelle Mme Jauffret-Roustide. On en sait beaucoup moins sur les usagers qui ne sont pas dans cette situation, et qui gèrent socialement leur usage.

Je préfère aller dans les toilettes d'un bar plus loin où j'ai mes habitudes, comme ça, je suis tranquille. – Marc

Pas fermé à l'idée d'avoir recours à un tel dispositif – même s'il dit se sentir peu concerné – Marc m'a proposé d'aller tester la salle pour nous en dire plus. À l'entrée, quand on lui a précisé qu'il devait se plier à un entretien de 20 minutes, ça l'a bloqué. « Je préfère aller dans les toilettes d'un bar plus loin où j'ai mes habitudes, comme ça, je suis tranquille, puis je peux boire une bière », m'a-t-il expliqué sans pour autant se braquer. « J'irai peut-être une autre fois. »

Tout est question d'habitude. Une problématique pleinement intégrée par les acteurs du secteur associatif. « C'est ce qu'on appelle un changement subculturel, estime Léon Gomberoff. Prenons un exemple. Par le passé, les consommateurs de crack utilisaient des doseurs à pastis. Aujourd'hui, ils se servent de kits. Avant, les injecteurs utilisaient n'importe quelle seringue. Aujourd'hui ils ont recours à du matériel propre. Pour la salle, c'est pareil. Ça va se faire doucement. »

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