Une brève histoire du trouble dissociatif de l'identité

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Une brève histoire du trouble dissociatif de l'identité

De Norman Bates à Tyler Durden, de Double-Face au terrible Kevin de "Split", le trouble dissociatif de l'identité a inspiré de nombreux personnages de fiction plus ou moins tarés. Petit fact-checking avec un spécialiste.

C'est cette semaine que sort Split dans les salles obscures, autrement dit le nouveau long-métrage de M. Night Shyamalan (Sixième SensIncassable, ensuite c'est devenu les montagnes russes niveau qualité). L'histoire repose entièrement sur la réinterprétation fantastique par le cinéaste du TDI, à savoir le trouble dissociatif de l'identité : le « méchant » du film est un homme qui abrite pas moins de 24 personnalités différentes, dont l'une pourrait peut-être modifier sa constitution physique pour en faire une sorte de monstre.

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De Psychose à Fight Club, sans oublier Mehdi Meklat et un nombre incalculable de personnages de comics, ce trouble occasionne des comportements jugés si spectaculaires qu'il est fréquemment représenté dans la fiction, souvent de manière assez caricaturale, entertainment oblige. On a voulu en savoir plus sur les limites de ces représentations et surtout sur le phénomène en lui-même, qui continue de faire débat au sein de la communauté scientifique.

J'ai donc contacté le Suisse Olivier Piedfort-Marin, psychologue, psychothérapeute et président de l'Association Francophone du Trauma et de la Dissociation, qui tiendra une journée de conférences le 18 mars prochain à Paris.

Commençons par le commencement : qu'est-ce que le trouble dissociatif de l'identié ?

Le trouble dissociatif de l'identité, c'est quand la personnalité s'est divisée en plusieurs parties, chaque partie ayant des fonctions spécifiques que souvent les autres n'ont pas, ou ont de manière réduite. Il est fréquent qu'on ait une personne avec une vie apparemment normale, où l'on ne remarque pas grand-chose si ce n'est que la personne est parfois particulièrement distante émotionnellement. Une approche théorique considère que ça, c'est une partie « apparemment normale » de la personnalité, mais qui n'est pas toute la personnalité, qu'il existe d'autres parties « émotionnelles » de la personnalité. On les appelle comme ça car elles contiennent des aspects plus émotionnels, qui font écho à des traumatismes en général répétés dans la toute petite enfance, ou de l'enfance à l'adolescence. Par exemple, des abus sexuels familiaux. Parfois, quelques épisodes traumatiques peuvent mener à ça, mais c'est souvent lié à des négligences parentales.

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L'hypothèse surnaturelle de Split, à savoir une transformation physique radicale, s'appuie sur des cas existants ?

Non, il faut laisser le film de côté sur ce coup-là. Mais vous pouvez avoir la partie apparemment normale qui est sourde, et une partie émotionnelle qui n'est pas sourde, ça c'est possible.

Quelles sont les théories ?

Ça va dépendre des cas, certaines choses nous dépassent dans nos connaissances scientifiques. Une des théories est celle de la dissociation structurelle de la personnalité, que l'on doit à deux collègues hollandais et une Américaine qui ont repris les travaux de Pierre Janet, un français du début du siècle. Il a vraiment posé les bases de notre compréhension actuelle de ces troubles. Prenons un exemple concret : une petite se fait abuser tous les soirs par son père. Le seul moyen d'arriver à vivre dans la journée est d'oublier ce qui s'est passé la nuit. Les agresseurs font en sorte qu'il y ait cette coupure : dans la journée ils se comportent normalement, voire gentiment. Ça crée déjà une coupure entre l'enfant de la nuit sous le choc traumatique et celui de la journée qui va à l'école. Il est donc impensable de passer une journée sans angoisse, à moins de l'éviter. Nous, quand on a des soucis au travail, le soir on rentre, et on essaie de ne plus y penser. Et ça marche, même si on sait que le lendemain on retrouve le problème. Ce n'est pas pathologique, mais c'est le même réflexe. Là on parle d'une enfant qui n'a pas un psychisme suffisamment développé pour faire face aux traumatismes. Sa réaction n'est donc pas la même qu'un adulte et a un impact sur son cerveau. C'est là où se créent déjà des réseaux mnésiques quasiment « séparés » les uns des autres, même si on a un seul cerveau. Les quelques études menées sur ces troubles ont montré que si on active la partie apparemment normale ou la partie émotionnelle, ce ne sont pas les mêmes zones du cerveau qui sont activées. On observe parfois des réactions différentes à des médicaments. Dans la partie apparemment normale, la personne peut être comme un zombie sous neuroleptiques puissants, mais quand elle laisse place à l'autre, elle peut avoir plein d'énergie, ce qui normalement est impossible. Ça, on n'arrive pas à l'expliquer.

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On connaît les limites du nombre de personnalités possibles dans la cadre d'un TDI ?

Ça varie selon les théories. C'est très subjectif, ce qu'on définit comme une partie de la personnalité. On peut considérer qu'on a tous des parties différentes, mais qu'en général elles sont intégrées. Ça va au-delà de la psychologie, c'est presque de la philo : qu'est-ce qu'une personnalité ? Il y a plein de désaccords dans notre métier. Des collègues peuvent dire que tel patient a 100 personnalités, je trouve personnellement que c'est n'importe quoi. Des auteurs renommés ont expliqué que c'est plus de la fascination du thérapeute que ça vient : il a tendance à scinder plus qu'il ne faut les personnalités qu'il observe. Mais une dizaine, douzaine ou vingtaine de personnalités dans des cas de traumatismes graves, ça peut être standard, et parfois il y en a beaucoup moins.

Les fictions qui présentent un personnage atteint de ce trouble portent-elles préjudice à la perception que public a des malades et de la réalité de la maladie ? La plupart ne distinguent pas la schizophrénie du TDI, par exemple.

C'est très exploité dans les fictions américaines, oui… Ici, en termes de cinéma, j'en avais trouvé un pas mal, Ne te retourne pas. La scène la plus véridique faisait rigoler tout le monde au cinéma car ça leur semblait too much, mais aux yeux du psychologue que je suis, c'était assez crédible. Maintenant, comme vous l'avez dit, c'est souvent confondu avec la schizophrénie, mais le problème n'est pas le grand public. Cette confusion existe chez beaucoup de collègues psy. Dans les études d'épidémiologie, on considère qu'il y a sans doute autant de troubles schizophréniques que dissociatifs. Sauf que dans chaque grande ville vous trouverez un service spécialisé dans les troubles schizophréniques, mais pas d'équivalent pour les troubles dissociatifs. Il y a des raisons historiques à ça, c'est souvent une confusion, certains symptômes sont similaires.

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Peut-on avoir des personnalités ignorant totalement leurs existences respectives ?

Dans les troubles les plus sévères, deux parties ou plus ont des actions du quotidien, comme deux parties apparemment normales. J'ai un collègue d'un autre pays qui avait une patiente dont la profession était psychologue. Un jour, elle est venue le voir habillée en prostituée : habits, maquillage, coiffure différents. La psychologue n'était pas au courant qu'elle se prostituait le soir, c'est seulement en voyant une image d'elle habillée différemment qu'elle l'a su. C'est rare mais ça existe. Un autre collègue avait une patiente qui disait habiter dans une maison où il y avait d'autres personnes et un enfant. Elle ne savait pas que c'était son enfant et qu'une autre partie d'elle élevait cet enfant. Il y avait une bonne raison à ça : cet enfant, elle l'avait eu avec son père. Une partie avait une amnésie totale des abus du père et niait l'existence du résultat de ces abus, tandis qu'une autre partie s'en occupait.

Dans la fiction, ces troubles sont vus comme forcément dangereux, mais j'ai l'impression que ce sont plutôt des mécanismes de protection, non ?

C'est le terme. Et puis vous avez aussi des parties qui se sont identifiées à l'agresseur, car si on est l'agresseur, on n'est plus la victime. Ces parties peuvent faire du mal à autrui mais aussi à la personne, en pensant que c'est une autre. Les cas les plus fréquents : une partie apparemment normale qui mène une vie banale, et des parties émotionnelles qui sont plus liées au traumatisme. Une partie peut être un enfant qui sait à peine parler, une autre qui ne fait que pleurer, une autre plus ado qui refuse de manger, une autre qui considère que la personne doit être battue ou tuée. Ces parties là peuvent prendre le contrôle du corps ; pendant ce moment là, la partie apparemment normale n'est plus là et quand elle revient, elle a une amnésie : elle se demande alors pourquoi certaines choses ont changé, ça peut aller de la présence d'habits d'enfant à des bouteilles de vodka que la personne ne boit jamais, en passant par des objets cassés… Les parties qui prennent ce qu'on appelle un rôle exécutif peuvent prendre le pouvoir et faire certaines choses avec force, mais pas beaucoup.

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Il n'est donc pas possible d'avoir une vraie double vie, comme Tyler Durden dans Fight Club.

Non. En général ces parties ont des actions peu élaborées, peu flexibles. Elles font une ou deux choses, pas plus.

Les parties peuvent rentrer en conflit direct ?

Oui. Du coup la personne qui vient en thérapie va expliquer qu'elle entend des voix se disputer, ou qu'elle entend des insultes à connotations sexuelles, en écho aux abus subis. Et on pourra effectivement faire la confusion avec la schizophrénie, puisque « entendre des voix » est un symptôme commun. Ces parties peuvent converser et se battre pour le contrôle du corps.

La partie émotionnelle peut-elle bloquer un membre du corps jusqu'à la lutte physique comme dans Fous d'Irène ?

Souvent, les parties luttent autour de la parole. Il y a d'un côté la volonté de dire ce qu'il s'est passé et l'injonction de se taire, qui découle de la menace de l'agresseur pour que la victime se taise. Mais toute personne a besoin de parler pour trouver du réconfort. En thérapie, les parties qui ont besoin de parler sont contentes de voir le thérapeute, mais la partie qui ne veut pas est furieuse et voudra empêcher ça. Les batailles se font soit par dialogue interne, soit par tentative de prise de contrôle. La partie qui ne veut pas qu'on parle peut bloquer la parole. Ce sont des vidéos que je montre dans mes formations : une patiente veut parler mais ça bloque au niveau de la gorge, il y a plein de secousses. Et si vous lui tendez un papier, elle peut écrire.

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Les parties « méchantes », nous on les appelle « contrôlantes », ou simplement les parties identifiées à l'agresseur. Derrière, elles ont aussi une souffrance. Elles veulent être fortes car c'est insoutenable d'être dans l'impuissance. Gardons à l'esprit que les agresseurs sont souvent de la famille. C'est très dur pour un enfant de penser que son père est mauvais par exemple. Malheureusement parfois c'est un peu caricatural dans ce côté bon ou méchant, victime et agresseur, car le système familial ou d'autres systèmes dans lesquels est développé le trouble, sont très manichéens. Du coup ça se retrouve dans les parties.

Avec l'influence des parents et du trauma, je me dis que Norman Bates est finalement moins caricatural que ce que je pensais…

Psychose ? Oui. Je le trouve assez crédible avec cette explication autour de la figure de la mère et du traumatisme de Norman. Il y a Sybil, un film assez vieux, 1976, sur un trouble dissociatif de l'identité réel. Je ne l'ai pas encore vu mais il paraît qu'il est très bien. Un autre qui malgré lui apporte une bonne description du phénomène même si ce n'est pas présenté comme ça, c'est  Black Swan. Pour moi l'héroïne jouée par Natalie Portman est atteinte concrètement de TDI. On pourrait penser que c'est de la schizophrénie, mais c'est du trouble dissociatif.

Ah oui, elle a des absences, et tout un jeu de miroirs qui suggère un double…

Il faut voir que c'est vraiment ce qu'on demande aux gens lorsqu'on cherche à déterminer le trouble. Est-ce qu'il y a des trous de mémoire, avec la preuve qu'ils ont fait certaines actions précisément pendant cette amnésie ? On leur demande s'ils trouvent des affaires ou de la nourriture qu'ils n'ont aucun souvenir d'avoir achetés ; si parfois ils ne se reconnaissent plus, s'ils ont l'impression d'être plus grand, plus petit, sans comprendre qui est dans leur miroir…

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C'est un problème de perception pure ou il peut exister une transformation physique légère ?

Non, les seuls changements qu'on a, c'est dans la voix. Donc c'est de la perception. Il n'y a jamais qu'une seule partie, puisque toutes partagent le même corps. Quand la partie apparemment normale n'a pas le contrôle, elle est quand même là. Il y a parfois des phases de passage d'une partie à une autre, qui peuvent être directes, en un quart de seconde, ou plus progressives. Dans ce cas, la personne va avoir les yeux de la partie « petite fille » et ne comprendra pas qui est cette adulte dans le miroir. Parfois aussi, la personne regarde le miroir et a un flashback d'une situation où elle est enfant, parce qu'une partie en elle lui renvoie ça.

Passons à un cas de fiction plus extrême : le Ventriloque dans Batman, dont la personnalité « gangster » s'exprime via une marionnette. Symboliser une partie comme ça, c'est possible ?

Hmm… Étrangement, votre exemple, qui vient certes d'une BD, me fait penser à un procédé assez commun, où les patients utilisent beaucoup des représentations enfantines : des nounours, des poupées. En général, ça se fait plutôt en psychothérapie. On propose de symboliser une des parties de cette manière. Pour que le patient adulte ait un contact avec la personnalité émotionnelle sans switcher pour autant. Ça prend du temps, parfois plusieurs années de thérapie. La base de ce trouble, c'est l'évitement : la partie « adulte » évite les émotionnelles car elles représentent des traumas très douloureux. A force d'éviter, ça maintient le trouble ou l'aggrave. Nous, on essaie d'entraîner l'adulte à rentrer en contact avec les parties intérieures. Cela peut rester interne : demander au patient d'interroger sa force intérieure, et avoir une voix qui lui vient en retour. Mais parfois c'est utile de symboliser ça avec une peluche pour freiner le basculement d'une partie à une autre.

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Dans le cas de Double-Face, le trauma vient de l'enfance mais le déclencheur est à la fois ponctuel et physique : une défiguration à l'âge adulte.

Certains événements peuvent être uniques et très traumatisants s'ils ont lieu dans l'enfance. Mais un traumatisme qui amène des séquelles est toujours en lien avec de la négligence. J'avais une patiente qui, enfant, avait été hospitalisée, sans contact avec ses parents (donc rupture d'attachement), en chambre d'isolement pendant une semaine. Vous avez donc une gamine qui n'a même pas l'âge d'aller en maternelle, isolée une semaine, privée du contact de sa mère, qu'elle ne peut voir qu'à travers une vitre. Les médecins ont fait leur travail et la mère n'est pas une mauvaise mère. Mais ça crée une situation où l'enfant ne peut pas être réconfortée. Cet enfant s'est donc scindée en deux : une partie restait là et l'autre s'imaginait pouvoir voler, traverser le verre pour être dans les bras de sa maman. C'était le seul moyen de survivre pour sa psyché.

La pièce que Double-Face utilise comme un médiateur pour prendre ses décisions, ça renvoie à quelque chose que vous connaissez ?

Non, ça c'est très bien pour un scénario, mais ces parties émotionnelles ont tendance à vouloir des choses très différentes, parfois certaines peuvent s'allier mais à la fin, des groupes d'alliés s'opposent entre eux. La psychothérapie essaie de rapprocher certaines pour permettre à terme de prendre des décisions personnelles.

Quelqu'un de particulièrement fragile ou idiot peut-il développer un semblant de trouble via l'utilisation d'un pseudo pour se défouler sur les réseaux sociaux ?

Les méthodes de communication actuelle par les réseaux sociaux sont tellement virtuelles qu'il n'y a pas besoin d'avoir un trouble dissociatif pour perdre les pédales et perdre la conscience de ses actes, en oubliant que derrière la virtualité il y a des vrais gens. Pas mal de gens pourraient vite se laisser prendre par cet oubli. Ceux qui sont plus sensibles, ceux qui souffrent de phobies sociales. Il faut faire attention à ne pas trop utiliser ce genre d'excuse, parce que certains pensent que les troubles n'existent pas, et que c'est juste des gens qui font semblant. Même au sein de la psychiatrie, des collègues pensent ça. Dans une étude en Suisse, on a pris des patients atteints de TDI, et des acteurs à qui on a demandé de faire semblant d'être atteints de TDI. On les a passés dans un PET Scan, ils devaient faire certaines tâches, parfois avec la personnalité normale, parfois avec les émotionnelles. On a pu observer que dans le cerveau, il ne se passait pas du tout la même chose pour les patients et pour les acteurs, alors que les actions exécutées étaient les mêmes.

Il n'est donc plus possible pour quelqu'un de feindre et tromper tout le monde comme dans  Peur Primale ?

Je dois minimiser : il n'y a eu que deux études, c'est dur de généraliser. Mais on peut déjà dire que ces troubles existent et que lorsqu'on les imite, au niveau du cerveau, ça n'a rien à voir. Il y a un mouvement aux USA, « False Memory », qui a contesté l'existence du trouble en disant qu'il est impossible d'occulter des souvenirs aussi traumatisants. Ils ont critiqué les psys et les patients, qu'ils accusaient de mentir. Ça a fait beaucoup de mal. Bien sûr qu'il y a des mauvais psys, comme il existe des gens qui font semblant. Le TDI c'est un peu le top du top : ça permet de se dédouaner. Mais certains questionnaires permettent de déceler les imitateurs. Pour l'instant en France il y a peu d'écrits sur le sujet comparé à l'Allemagne et la Hollande par exemple, donc les thérapeutes doivent être prudents lors de leur diagnostic… Parce qu'il existe vraiment des personnes qui souffrent de ce trouble, et qui ne se « souviennent » que très tardivement de leurs traumatismes ; il leur aurait été impossible de vivre avec ça en tête, c'est ça qu'il est important de comprendre.