La folle histoire de la traite des truites

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La folle histoire de la traite des truites

La production de caviar implique en général de savoir pêcher, tuer, puis évider les poissons pour récupérer la poche qui contient les œufs. Dans la ferme piscicole de Yarra Valley, en Australie, on utilise la méthode douce : les truites sont endormies...

Avant que d'obscures associations de défense de la sexualité des animaux ne décident de me tomber dessus avec perte et fracas, je tenais à préciser deux choses : non, les truites ne possèdent pas de mamelles et non je n'ai abusé d'aucune d'elles. En fait, si j'emploie le terme « traire » c'est plutôt pour évoquer l'extraction d'une substance organique quelconque du corps d'un être vivant en général — comme lorsque l'on récupère le venin d'un serpent, par exemple. Quand il s'agit d'un poisson, la seule chose qu'il est possible d'extirper, à part sa chair, c'est les œufs, que les connaisseurs appellent rogue.

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Quand on pense aux oeufs de poisson, la première chose qui vient en général à l'esprit, c'est les œufs d'esturgeon — le caviar — scandaleusement chers. Pourtant, on peut faire du caviar avec d'autres variétés de poissons, comme les saumons et les truites. Mais pour récolter leurs délicieux œufs non fécondés au goût salé, les poissons sont pêchés puis abattus.

Chez Yarra Valley Caviar, une ferme piscicole située à deux heures de voiture au Nord-Est de Melbourne, en Australie, on produit environ dix tonnes de caviar de saumon et de truite chaque année. Ce qui la différencie de ses concurrents, c'est la méthode de récolte employée. Généralement, pour produire du caviar il faut pêcher les poissons, puis les tuer et les vider afin de récupérer la poche qui contient les œufs — une centaine environ. Chez Yarra Valley, les poissons sont attrapés avant d'être anesthésiés avec de l'huile de girofle. Ils sont ensuite délicatement massés afin d'extraire doucement les œufs par voie naturelle. Les poissons sont finalement remis dans leur bassin, où ils retournent couler une vie paisible pouvant atteindre une dizaine d'années auprès de leurs collègues.

La récolte de caviar est saisonnière et se fait à l'automne. Quand j'ai débarqué à la ferme vers la fin de la récolte, la majorité des œufs avaient déjà été récupérés. Seuls les « fugitifs » — ceux qui ont su remonter dans les tuyaux d'arrivée d'eau pour finalement trouver refuge au sein d'un petit ruisseau — n'avaient pas encore été traits. Résultat : les ouvriers se retrouvaient à devoir sonder le ruisseau, à l'aide d'épuisettes, dans l'espoir d'attraper ces quelques poissons plus rusés que les autres, pour qu'ils soient eux aussi traits et remis dans les bassins avec le reste de leurs congénaires.

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Catching-salmon

Ci-dessus, un pisciculteur à la recherche des truites égarées. Toutes les photos sont de Laura Rodriguez.

Retrouver tous les poissons échappés leur a pris une bonne dizaine de minutes. Ce sont finalement quelques truites de taille raisonnable qui ont été repêchées. Une fois capturées, les truites sont jetées dans un bac contenant un mélange d'eau et d'huile de clous de girofle qui les mettent rapidement KO. Pendant une minute, elles continuent de nager normalement, puis s'arrêtent soudainement et finissent par flotter, couchées sur leur flanc, comme si elles étaient mortes. C'est vraiment étrange. Un des ouvriers de la ferme m'a montré comment traire une truite en l'attrapant par la queue. En gros, il faut presser le ventre en allant de la tête à la nageoire caudale. Quand la main arrive près de cette dernière, des centaines de sphères dorées jaillissent du cloaque de la truite (c'est bien comme ça que l'on appelle le vagin d'une truite, d'après Internet). Les œufs atterrissent enfin dans une passoire qui ressemble bizarrement à celle que j'utilise chez moi pour les pâtes. Et voilà, le tour est joué : la truite est traite.

Quand mon tour est arrivé, j'ai chopé fermement le poisson avec ma main gauche comme j'aurais empoigné un guidon de moto. J'ai attrapé son ventre avec ma main droite, juste en dessous de la tête. C'était visqueux, froid et en même temps, étrangement chaud. Je l'ai tâté comme si je touchais pour la première fois le sein d'une femme. Je pressais fermement le ventre de la truite, en allant de la tête à la queue, tout en restant au-dessus de ma passoire. Une chose est sûre, j'étais terriblement nul. Rien à voir avec le torrent d'œufs qu'avait fait jaillir mon instructeur.

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Fish milking header

Un peu nerveux, j'ai baissé les yeux vers ma passoire, en espérant y voir une quantité raisonnable d'oeufs, mais il n'y avait qu'une vingtaine d'œufs seulement.

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Je lui ai donné encore quelques petites caresses affectueuses avant que l'employé ne finisse le boulot à ma place. Quand l'anesthésie commence à ne plus faire effet, la truite est jetée dans un deuxième bac empli d'eau, où elle se réveille progressivement pour retourner dans le bassin central.

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Ensuite, les œufs récoltés sont emmenés dans un hangar afin d'être traités : ils sont pasteurisés, saumurés, puis mis dans des bocaux. Environ 70% de la production est destinée à des grossistes qui la revendent ensuite à quelques-uns des restaurants les plus réputés du pays. Le reste est directement vendu à petite échelle sur des marchés ou à des traiteurs privilégiés. Le prix pratiqué avoisine les 20 dollars australiens par pot de 50 grammes. Ce n'est pas excessif compte tenu de la qualité du produit fini : c'est indéniablement un mets délicat. Le meilleur moment de la dégustation, c'est lorsqu'on presse le caviar contre le palais avec sa langue, et que les œufs éclatent comme de petites bulles salées.

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Il est difficile de ne pas se demander ce que les poissons pensent de tout ça — Ils nagent insouciants et pleins d'œufs et, la minute d'après, sont transportés hors de l'eau, puis endormis, pour finalement se réveiller avec le ventre vide de leur progéniture. J'imagine que ça fait le même effet que de reprendre connaissance dans la baignoire d'un inconnu, l'air hagard, avec un rein en moins parce qu'il vient d'être vendu au marché noir.

En y réfléchissant, je pense que dire que l'on va « traire une truite » sonne assez bien. À part qu'au final, on obtient des œufs et non du lait extirpé d'une mamelle qui sent la bouse de vache. En fait, j'avoue, j'ai passé pas mal de temps à essayer de trouver un terme qui se rapprochait le plus visuellement de la réalité : parlait-on de doigté, de pelotage, d'avortement, de masturbation ? Rien n'était aussi rassurant que l'image à la fois brute et nostalgique véhiculée par le verbe « traire ». D'un point de vue marketing, c'est d'ailleurs assez efficace : personne ne va se bousculer pour foutre vingt dollars dans un petit pot d'œufs de poissons « branlés mécaniquement » par une main humaine. Alors qu'avec une étiquette qui mentionne « trait à la main », on ajoute ce grain d'authenticité qui fait toute la différence — comme avec les labels « origine contrôlée » ou « de père en fils ».

Finalement, je suis heureuse de savoir que je peux toper du caviar auprès d'une ferme qui traite bien ses poissons. Je pense sincèrement qu'à chaque fois que l'on achète des produits d'origine animale (qu'il s'agisse de viande, de lait ou d'œuf), il est préférable de choisir ceux qui ont le moins fait souffrir les bêtes.

Car ma foi, à part peut-être ce jour où une journaliste est venu les traire pendant leur sommeil, ces truites auront quand même vécu une belle vie et pas des plus vaches.