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droits autochtones

Colère et espoir à Val-d’Or

« Si l'assise de ces travaux-là, c'est Val-d'Or, c'est parce que Val-d'Or est un ground zero. »

Mis à jour le 9 juin 2017

Le 5 juin marquait le début des audiences de la Commission Viens, une enquête qui se penche sur les relations entre les autochtones et les services publics.

Les témoignages recueillis à ce jour brossent le triste portrait des séquelles causées par des décennies de discrimination. Plus tôt cette année, VICE a rencontré des leaders autochtones qui veulent aider leur communauté à guérir.

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Les murs du bureau d'Édith Cloutier sont couverts de diplômes et de prix, témoignages de décennies passées à défendre les droits des autochtones. Sur une tablette à côté d'elle, un épais dossier de documents porte l'étiquette « Crise de Val-d'Or 2015 ».

Le papier et l'encre ne rendent pas justice aux drames humains que la directrice du Centre d'amitié autochtone connaît trop bien.

En 2015, Val-d'Or est devenue le théâtre de l'un des plus gros scandales policiers du Québec : un groupe de femmes autochtones ont accusé des agents de la Sûreté du Québec d'agressions physiques et sexuelles.

Les allégations présentées dans le reportage de Radio-Canada étaient sordides : une femme a dit qu'un policier lui avait donné 100 $ en échange d'une relation sexuelle et 100 $ de plus pour qu'elle garde le silence; d'autres ont rapporté avoir été emmenées dans la forêt et forcées de faire des fellations à des policiers, ou forcées de rentrer chez elle à pied dans le froid hivernal.

Les révélations ont mené à des manifestations, et le nombre de plaintes semblables a gonflé à près de 40 dans la province. Les accusations, qui témoignaient de troublants comportements racistes, ont déclenché des débats plus larges sur les différentes formes de discriminations que subissent les Autochtones au Québec.

« Les femmes ont compris que ça n'allait pas », dit Édith Cloutier au sujet de la vague de colère qui a fait surface.

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Toutefois, après une enquête qui aura pris un an, le Directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec a annoncé que personne à Val-d'Or ne comparaîtrait en justice. Pour ce qui est des autres accusations, seuls deux anciens policiers de Schefferville — à 1000 kilomètres de là — seraient formellement accusés d'agression sexuelle.

Tous ceux qui s'en sont tirés ne sont pas nécessairement innocents, ont précisé les procureurs. Il n'y a simplement pas suffisamment de preuves.

Ce n'est qu'en décembre dernier, après de nombreuses manifestations et une imposante pétition, que le premier ministre Philippe Couillard a annoncé une enquête publique provinciale sur les relations entre les institutions gouvernementales et les Premières Nations. Cette enquête, que la province a nommée « Écoute, réconciliation et progrès », doit commencer à recueillir des témoignages cet été.

Si les communautés autochtones considèrent que la décision de déclencher une enquête publique est une légitimation de leurs revendications, leur espoir reste cependant prudent, mêlé d'appréhension et de frustration en raison de l'impression que de nombreux Québécois ne comprennent pas encore entièrement ce qui s'est passé.

VICE est retourné à Val-d'Or pour parler à celles qui luttent pour le changement.

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Le scandale de 2015, encore aujourd'hui omniprésent dans les bulletins de nouvelles régionales et dans les résultats de recherche en ligne sur Val-d'Or, est considéré comme une tache indésirable dans l'histoire de cette ville minière de 32 000 habitants.

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Même si nombre d'entre eux se sont rassemblés pour montrer leur solidarité envers les femmes autochtones, des foules ont aussi montré leur appui aux forces policières. Ces citoyens s'étaient indignés que la réputation de toute la profession soit entachée pour des allégations non fondées ou les actions d'une poignée de pommes pourries.

La Sûreté du Québec avait alors temporairement suspendu les policiers visés par les accusations, qui sont depuis revenus au travail. Depuis, certains d'entre eux ont brisé le silence pour clamer leur innocence en public. La police provinciale poursuit d'ailleurs Radio-Canada pour 2,3 millions de dollars en raison du reportage qu'elle juge diffamatoire. C'est une décision que la Fédération professionnelle des journalistes a critiquée, y voyant une volonté de faire taire les journalistes.

Mais d'une façon, les femmes autochtones ont aussi été poussées au silence, notamment par l'intense examen public entourant le dossier. Pour celles qui ont parlé, l'incapacité de la couronne à donner suite à leurs accusations a été reçue comme une claque au visage, dit Édith Cloutier. Dans un communiqué rendu public après l'annonce du directeur des poursuites criminelles, les plaignantes ont exprimé les sentiments provoqués par le résultat de leur dénonciation : douleur, humiliation, sentiment de trahison.

Édith Cloutier explique que beaucoup de ces femmes sont aux prises avec des problèmes de dépendance et en sont à différentes étapes de leur traitement. Encore abasourdies par le coup dur encaissé, elles sont protégées des médias par des travailleurs sociaux.

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Cette situation rend le dénouement de leur épreuve paradoxal : si les dénonciatrices à l'origine de l'enquête publique ont été poussées à garder le silence, comment le gouvernement réussira-t-il à convaincre plus d'Autochtones de parler des injustices qu'elles ont vécu?

L'écoute respectueuse et l'intérêt pour la culture sont indispensables à la guérison, insiste Édith Cloutier. Elle estime que les non-Autochtones doivent comprendre les circonstances complexes qui ont permis à ce scandale de survenir.

La directrice générale du Centre d'amitié autochtone, Édith Cloutier

Attablée dans un restaurant libanais d'Amos, petite ville à une heure de Val-d'Or, Françoise Ruperthouse parle du frère et de la sœur disparues quand ils étaient enfants. Son ton de voix est empreint d'autant de regret que de détermination.

« Ma mère ne parlait pas français quand elle était jeune et il y a deux de ses enfants qui sont disparus à partir de l'hôpital d'Amos, raconte-t-elle. On peut dire qu'ils ont été volés parce qu'ils n'ont jamais dit à mes parents qu'il fallait qu'ils les transfèrent [à un autre hôpital] », dit-elle, expliquant que l'épreuve a déchiré sa famille.

Membre de la Première Nation d'Abitibiwinni dans la communauté de Pikogan, Françoise Ruperthouse a survécu aux pensionnats autochtones et aux problèmes de dépendance avant de siéger au conseil de bande et de devenir porte-parole de Femmes autochtones du Québec.

Au cours du scandale de Val-d'Or, sa voix a été parmi les plus entendues pour pousser le gouvernement à lancer l'enquête publique à laquelle il ne semblait pas disposé. Sa colère, nourrie par celle que ressentaient les femmes autochtones de la province, a contribué à la pression qui a mené à la volte-face du gouvernement.

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« Pour moi, ça veut dire : "Retournez dans la rue et retournez vous faire agresser" », a-t-elle lancé aux journalistes en novembre après que les procureurs ont abandonné le dossier sans déposer une seule accusation. Sa voix tremblait de rage. « Aidez-moi quelqu'un, estie, parce que, crime, ça n'a pas de bon sens. »

Pour elle, l'enquête publique est un succès amer : sa cousine, Sindy, 44 ans, qui est disparue et n'a pas encore été retrouvée, est à l'origine des révélations de Radio-Canada. En 2015, des journalistes ont commencé à enquêter sur sa disparition et ont noté des lacunes dans le travail des policiers. Leurs entrevues avec des témoins potentiels ont pris un tournant inattendu, révélant des abus de policiers qui dureraient depuis des décennies.

Pour moi, ça veut dire : "Retournez dans la rue et retournez vous faire agresser"

Françoise Ruperthouse croit que beaucoup de femmes ont gardé le silence parce qu'on a appris aux Autochtones qu'il valait mieux ne pas parler de mauvais traitements. En fait, chacune des femmes impliquées dans la crise de Val-d'Or a des antécédents qui remontent à l'époque des pensionnats, où les jeunes autochtones étaient systématiquement dépouillés de leur identité culturelle et « christianisés ».

Au Canada, pendant près d'un siècle, environ 150 000 enfants sont passés par ces pensionnats définitivement fermés seulement dans les années 90. Il s'agissait souvent d'une éducation religieuse et de programmes de travail forcé visant à « sortir l'indien de l'enfant ». Les récits dressent un horrifiant portrait entaché de violence psychologique, physique et sexuelle.

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Des études montrent qu'en déchirant des familles et en infligeant de mauvais traitements, les pensionnats autochtones ont laissé en héritage des traumatismes intergénérationnels qui ont conduit à un haut taux d'alcoolisme, de toxicomanie, d'itinérance, de suicide.

« Moi, je suis allée un an, mais je suis une enfant terrible, je fais beaucoup de bruit, je parle tout le temps, je me défends beaucoup, je ne me laisse pas faire, raconte Françoise Ruperthouse. Ils n'étaient pas prêts à me garder, j'étais trop forte de caractère. »

Cette femme expressive dit que cette hardiesse l'a aidée à surmonter une vie d'adversité. « J'ai vu trop de souffrance, et à 34 ans j'ai changé. Ça ne me tentait pas de passer ma vie de même. Je suis tombée grand-mère, j'ai vu mes enfants qui consommaient, mon père est mort, mon bébé est entré à l'hôpital », poursuit-elle. Tous dans sa famille n'ont pas eu sa chance, et elle explique que plusieurs sont toujours aux prises avec des problèmes de dépendance.

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Le contexte des événements de Val-d'Or trouve en partie sa source à 30 minutes de route de la ville, dans la communauté algonquine de Lac-Simon. Les 1500 habitants du petit village ont vécu plusieurs tragédies dans la dernière décennie. Récemment, en 2016, un jeune homme de 22 ans, Anthony Raymond Papatie, a tué un policier, Thierry LeRoux, avant de retourner l'arme contre lui-même.

La communauté tente désespérément de se débarrasser de sa triste réputation. Mais la plupart des femmes derrière les allégations contre les policiers étaient originaires de Lac-Simon, un détail qui complique davantage la relation entre le village et la police.

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La chef de Lac-Simon, Adrienne Jérôme, a été élue durant la récente crise. Peu après sa victoire, de nouvelles allégations ont émergé : la SQ aurait fait descendre de voiture un jeune autochtone à des kilomètres du village, le forçant à marcher par temps froid jusque chez lui.

On appelle cette pratique, une forme virulente d'abus de pouvoir dont on accuse des policiers partout au pays, une « cure géographique » (ou starlight tour, en anglais).

Au cœur de la tempête médiatique, Adrienne Jérôme a déclaré que la tension dans sa communauté était si élevée qu'elle craignait que la colère se transforme en violence et qu'un autre policier soit tué.

Ma première rencontre avec la chef a lieu dans une hutte traditionnelle qu'une famille locale a construite dans sa cour arrière. Cette impressionnante structure circulaire en rondins et en toile, emplie d'un parfum de pin, est devenue le lieu de rencontre de beaucoup d'enfants — et d'adultes — de Lac-Simon qui souhaitent apprendre ou réapprendre des techniques traditionnelles comme la préparation du lièvre ou l'infusion du cèdre pour ses vertus médicinales. « Avant, on n'avait pas le droit de pratiquer ça. C'était démentiel », déplore Adrienne Jérôme.

Bien qu'il soit impératif de rebâtir la relation avec les policiers, elle estime que la reconstruction de la fierté culturelle est d'une importance capitale pour la guérison de ses concitoyens. Elle dit que sa communauté, surtout les jeunes, redécouvre les traditions algonquines interdites à l'époque des pensionnats autochtones. « Avec les aînés, on essaye de recueillir le plus de connaissances possible. C'est avec eux qu'on travaille. On fait un retour aux traditions, aux sources, aux esprits. »

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Elle se souvient par exemple de deux agents de la SQ qui se sont arrêtés à l'une de ces bâtisses traditionnelles, « pour voir comment ça marche ». Elle salue cette curiosité, qu'elle considère comme une étape indispensable vers la réconciliation.

Val-d'Or, ville minière de 32 000 habitants

Mais il y a toujours des obstacles : en février, la SQ a retiré ses effectifs de Lac-Simon et le conseil de bande négocie maintenant avec les deux paliers de gouvernement pour renforcer son service de police autochtone, qui souffre d'un manque de financement chronique.

Outre les enjeux relatifs aux forces policières, l'enquête publique sera aussi l'occasion d'examiner le système de justice, les services sociaux, les agences de protection de la jeunesse et le système de santé québécois pour voir comment sont desservies les Premières Nations.

L'enquête sera dirigée de Val-d'Or, une décision qui pour certains l'écarte du radar des médias. Édith Cloutier n'est pas de cet avis : « Si l'assise de ces travaux-là, c'est Val-d'Or, c'est parce que Val-d'Or est un ground zero, dit-elle. Si les femmes ont pu dénoncer, c'est qu'on est peut-être ce laboratoire. On a labouré une terre qui est fertile sur le plan communautaire, autochtone. »

Bien que son optimisme soit enveloppé d'une épaisse couche de prudence, elle croit que l'enquête pourrait jouer un grand rôle dans la résolution des problèmes de sa communauté et la poursuite de la guérison.

À condition d'être menée correctement. D'après elle, l'embauche d'Autochtones est l'élément le plus important, et elle espère qu'ils seront surtout bien représentés dans le personnel de terrain qui devra rencontrer la population. « On va justement devoir tenir compte de considérations culturelles, fondements différents pour favoriser la participation et les témoignages. »

Mais déjà, pour ceux qui l'ont demandée, la seule existence de cette enquête est une admission que des erreurs ont été commises. « Que le mandat soit élargi sur le plan de toute la compréhension de la nécessité d'une transformation systémique de certains services publics, il y a comme une reconnaissance d'un problème, observe Édith Cloutier. Ça, pour moi, ça voulait dire : "Il y a un problème et, comme gouvernement, on a la responsabilité de s'assurer qu'on trouve des solutions avec les Autochtones pour changer les choses." »