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Sports

Mon obsession pour une mégastar virtuelle de Football Manager

Quand vous passez 750 heures de votre vie avec quelqu'un, il devient important pour vous. Même s'il s'agit d'un joueur généré par l'ordinateur dans une partie de Football Manager.

Je veux vous parler d'Ivica Strok.

Quoi, vous ne savez pas qui c'est ? Ivica Strok, le meilleur buteur de l'histoire du Celtic Glasgow, quatre fois vainqueur de la Ligue des champions. Il est arrivé deuxième au vote du Ballon d'Or 2032…

Oh, attendez, Ivica Strok n'est pas réel.

J'aime Football Manager. Mon nom est mentionné dans un livre sur le sujet. J'apparais aussi dans un documentaire sur le sujet. J'ai joué à toutes les versions du jeu depuis que mon frère m'a fait découvrir Championship Manager '93 sur Atari et ce, jusqu'à ce que Sports Interactive m'offre une version gratuite de Football Manager 2015. J'aime vraiment beaucoup Football Manager.

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Et j'en suis déjà arrivé à ce point-là. J'ai déjà été obsédé par des joueurs par le passé : quand j'ai signé John Fashanu de Newcastle simplement parce qu'il présentait l'émission TV Gladiators, ou Wesley Ngo Baheng, qui m'a inscrit des buts pour Gateshead depuis les divisions amateures jusqu'en Premier League, en passant par Freddy Adu, Kerlon, et Kennedy Bakircioglü. Mais au moins, ces gens existaient dans la réalité, avec leurs propres personnalités.

Mais aucun de ces joueurs n'était aussi fort qu'Ivica Strok.

Je l'ai fait signer alors qu'il jouait au NK Zageb, une équipe dont j'ignorais l'existence jusque-là, pour près de 6 millions d'euros en janvier 2020. Il avait de bons rapports de mes recruteurs, c'était potentiellement un bon joueur de Premier League écossaise, sans plus. Ça semble pas mal, mais quand vous vous souvenez que Georgios Samaras marquait des buts tous les trois matches dans ce championnat, c'est pas franchement un compliment. Je l'ai quand même fait signer. Parfois je préférerais ne l'avoir jamais fait.

Et pas parce que c'était un mauvais joueur, parce que, putain, c'était un très bon joueur. Plutôt à cause de tout ce qu'il s'est passé au cours des 22 saisons suivantes, jusqu'à ce qu'il prenne sa retraite à l'été 2042. Arrivé ce moment-là, il avait un compte Twitter, une personnalité, et j'en parlais avec ma mère retraitée comme si c'était une vraie personne.

Tout allait pour le mieux au cours de ses premières saisons au Celtic Park. Je n'étais pas depuis très longtemps au club : je venais d'y signer après plusieurs saisons à Heart of Midlothian. C'était juste une partie normale de Football Manager. J'ouvrais le jeu sur mon PC portable après une dure journée de boulot, passait quelques heures à appuyer frénétiquement sur la barre d'espace, et gagnait tous les trophées qui se présentaient sur mon passage en Ecosse, parce que c'est comme ça que fait le Celtic depuis des décennies. Et puis, deux ans après l'arrivée de Strok au club, on arrive en finale de Ligue des champions. C'est là que les choses commencent à changer pour le Celtic, pour Ivica Strok, et pour moi.

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Je n'arrivais pas à le faire. Ça ne faisait pas longtemps que j'étais au club, mais ces petits points en 2D sur le terrain représentaient déjà tellement pour moi. Et si je perdais cette finale contre Chelsea ? Que va penser de moi mon gardien de 2,08m Raymond Dekker ? Et mon capitaine, l'ancien défenseur des Blues Nathaniel Chalobah, qu'est-ce qu'il va penser de moi ? Et Ivica ? Je n'y arrivais pas.

J'ai sauvegardé ma partie, fermé le PC, et laissé dessus un post-it à ma petite amie : " JE N'AI PAS PU LE FAIRE, JE JOUERAI LA FINALE UNE AUTRE FOIS." Cette "AUTRE FOIS" surviendra 22 heures plus tard, après m'avoir forcé à m'asseoir devant l'ordinateur et à jouer la finale. Strok marqua, Dekker arrêta un penalty d'Eden Hazard, et je gagnai ce match 2-0 grâce à un but en fin de match de mon international portugais José Ribeiro. Je détestais José Ribeiro. J'ai détesté l'instant où il a tiré pour doubler l'avantage du Celtic. Pourquoi ? Parce que c'était un deux-contre-un face à Thibaut Courtois et qu'il n'a pas passé le ballon à Ivica Strok.

José Ribeiro devait partir. Le coup de sifflet final retentit et il était sur la liste des transferts avant même d'avoir récupéré sa médaille de vainqueur.

Depuis ce jour-là, Ivica Strok fit la loi au Celtic Park. L'équipe était pensée pour lui, des préparateurs étaient recrutés pour travailler spécifiquement avec lui, et tout ce qui se passait dans le club tournait autour de lui. José Ribeiro était juste le premier à subir la loi de Strok ; Valentino Pirsic et Alan Garcia furent débarqués après avoir suggéré qu'ils méritaient d'être titulaires à la pointe du Celtic, et Noé Rojas fut vendu à cause de son nombre de passes décisives trop faible pour faire augmenter le nombre de buts d'Ivica. Mais ce n'étaient pas des décisions prises à cause des états d'âme de la star de l'équipe - après tout il n'était qu'un assemblage aléatoire de statistiques et de pixels. C'était moi qui les humiliait.

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A chaque but marqué, et il y en eût 836 au final, Ivica Strok devint de plus en plus arrogant, et j'étais de plus en plus pris par le jeu, tombant de plus en plus dans cette réalité alternative. Avec mes compétences limitées de Photoshop, je lui ai donné vie, lui Pinocchio, moi Gepetto, rajoutant sa tête à divers corps : à celui de Gareth Bale célébrant une victoire en Ligue des champions, à Fernando Torres soulevant la coupe d'Europe, à Scott Brown en capitaine du Celtic emmenant son équipe à la victoire finale. J'ai même mis la tête de Strok sur deux photos différentes de Serge Pizzorno du groupe Kasabian. Si ce n'était que la partie émergée de l'iceberg, alors mon esprit était le Titanic, fonçant droit dedans.

Noël 2014 est arrivé et j'avais passé environ 750 heures de ma vie à m'assurer qu'Ivica Strok continuait de marquer, continuait d'emmener le Celtic vers de nouveaux sommets, et à essayer que cela ne me bouffe pas complètement la vie. Ça, j'ai échoué. Quand j'étais plus jeune, à l'école, je passais pas mal d'heures de cours à dessiner des tactiques pour ma partie de Football Manager au dos de livres. Là, en tant que fonctionnaire qui approchait des 30 ans, je passais mes journées au bureau à parfaire l'autographe de Strok sur des documents officiels. Je m'asseyais devant mon ordinateur et je chantonnais "Rock Around the Strok" sur l'air de la chanson de Bill Haley. J'avais imprimé l'une des nombreuses images de lui que j'avais créées, qui avaient désormais leur propre dossier sur mon ordinateur, et l'avait placée en haut du sapin de Noël comme un ange ou une étoile, et un des cadeaux au pied de l'arbre était un maillot du Celtic floqué avec son nom et son numéro. C'était devenu plus qu'un jeu, c'était devenu ma vie.

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Et puis, mon frère s'est suicidé.

L'homme qui m'avait fait connaître ce jeu, cette obsession, avait mis fin à ses jours. Noël est devenu un non-événement, remplacé par le deuil, et plein de temps pour ne rien faire. Rien faire de plus que jouer compulsivement à Football Manager, que de créer de nouvelles images, que d'ouvrir son propre compte Twitter.

Ça m'a bien occupé l'esprit, et cela a encore plus développé sa personnalité. Il est devenu de plus en plus arrogant. Il se moquait de ses adversaires, il se moquait de ses followers, et il se moquait de ses coéquipiers. Il postait des photos de lui avec des amis, et des publicités Nike dans lesquelles il apparaissait. Mais ce n'était pas lui - c'était moi. Je vivais ma vie comme si j'étais Ivica Strok, un footballeur international croate. Je répondais aux questions qu'envoyaient les gens à son compte Twitter, ne sachant pas si le pire était que j'y répondais ou que des gens en envoyaient en premier lieu.

Je savais que tout cela allait devoir se terminer à un moment ou à un autre, et bientôt, Strok ne fut plus l'homme aux 60 buts par saison qu'il avait été jadis. Mais ses anniversaires passaient les uns après les autres (c'est le 20 octobre, si jamais vous voulez envoyer un petit mot) et il ne montrait aucune envie de partir à la retraite. Il jouait la trentaine bien tassée, désormais capitaine, mais ça commençait à m'user désormais. J'étais comme un fumeur dont les patchs de nicotine ne fonctionnent plus, accro à vouloir voir jusqu'où pouvait aller Strok. Mais l'addiction avait un prix. J'en discutais avec ma mère, qui me suggérait d'intensifier son entraînement pour lui causer une blessure qui signerait la fin de sa carrière. Je l'ai présenté à une nouvelle petite amie avec la même hésitation que si je devais lui révéler que j'avais un fils de quatre ans.

Mais finalement le jour arriva : il annonça sa retraite. J'ai tout de suite foncé sur Photoshop pour créer de nouveaux articles, des communiqués de presse et des bilans de ses exploits. La dernière étape était d'écrire sa biographie, pour que l'histoire d'Ivica Strok soit retranscrite avec ses mots à lui. Avec mes mots en réalité. J'ai fait le bilan de ses trophées, de ses buts et de ses apparitions, et fait connaître au monde entier l'arrogante personnalité de ce prodigieux talent.

C'est là que ça a fait tilt, comme quand le personnage d'Edward Norton se rend compte qu'il est Tyler Durden : Ivica Strok n'était pas arrogant; Ivica Strok n'était pas réel. La personnalité d'Ivica Strok était la mienne. Il était moi si j'étais riche. Il était moi si j'avais eu du talent. Il traitait ses coéquipiers comme j'aurais rêvé pouvoir traiter mes collègues. A ce moment-là, on n'entendit pas les premières notes de "Where is my mind ?", aucune bombe ne se déclencha et aucun immeuble ne s'effondra. Ma vie était toujours entrelacée avec celle d'Ivica Strok.

Article publié à l'origine sur VICE UK