Au Maroc, les pigeons concourent pour ne pas finir en pastilla
Photos Sebastian Castelier

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Au Maroc, les pigeons concourent pour ne pas finir en pastilla

Au Maroc, environ 6 000 colombophiles se regroupent dans plus de 120 associations dédiées. On est allé rendre visite à un des cadors de la discipline à Rabat.

Au bâtiment J5 de la cité Yakoub El Manssour, à quelques centaines de mètres de la côte Atlantique, quelques pigeons batifolent au sommet d'un des nombreux immeubles du quartier. Des voitures éventrées et noires d'huile de moteur cernent les immeubles de la cité réputée pour ses multiples garages. Au dernier étage de la tour numéro 46, un homme y a fait bâtir cette année un pigeonnier tout neuf. Pas de béton, étouffant et peu isolant, mais de la belle taule et du bois pour l'isolation thermique et l'aération. Le genre d'installation que seuls les champions peuvent se payer. Rachid Metroufi en est un. Du haut de ses 46 ans, de son mètre 75 et de sa moustache intemporelle, le colombophile prétend ne plus compter ses médailles, ses trophées ou ses diplômes. L'homme est clairement au-dessus de la mêlée. Dans son salon, où il reçoit pour prendre le thé, les récompenses brillent et éblouissent la pièce. Chaque coupe, chaque médaille, chaque vase ou miroir immaculé d'un pigeon, a été soigneusement lustré avec soin.

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Rachid tombe dans les serres du pigeon à seulement dix ans. Depuis, l'homme s'est marié, a eu des enfants, et a ouvert un magasin de literie. Mais il s'est toujours juré de poursuivre sa passion. « Quand je me suis marié, j'ai passé un contrat avec mon épouse pour qu'elle n'intervienne jamais dans ma passion », rigole t-il. Un exploit - pas seulement d'un point de vue matrimonial - tant la colombophilie coûte cher. « En temps normal, il faut compter 500 dirhams (environ 50 euros, ndlr) par mois et en temps de compétition, on monte à 1000 (100 euros, ndlr) le mois. » Dans un pays où le salaire moyen est d'environ 220 euros par mois, selon une étude de la Banque mondiale réalisée en 2012, cela relève de la prouesse. Jeune, il converse presque secrètement avec une certaine Marie Jensen, colombophile française. « Une très bonne femme qui m'a beaucoup aidé, se rappelle-t-il. Elle m'expédiait des extraits de journaux et d'articles sur la colombophilie ». Pourtant, cette passion, Rachid a bien failli tirer un trait dessus : « Mes parents pensaient que les pigeons étaient des oiseaux de malheur et que leurs fientes apportaient maladies et malédiction. » Au Maroc, le pigeon n'a en effet bonne réputation qu'en sauce ou en pastilla. Un plat typique marocain dont se prive évidemment l'intéressé.

Rachid Metroufi pose devant le colombier situé sur le toit de son bâtiment d'habitation, le 25 Septembre 2016. Photo Sebastian Castelier.

De son pigeonnier, il sort un mâle, le prend entre ses deux mains et passe à l'inspection. « Tu voulais savoir comment reconnaître un pigeon ordinaire d'un athlète ? C'est assez simple car déjà il n'a pas de bidon mais de beaux pectoraux. Son plumage est soyeux, aérodynamique et régulier. Il est très léger et quand on lui ouvre le bec, il n'y a pas de muguet, d'aspergillose, car il doit avoir une bouche saine. »

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Au même moment, son jeune fils déboule dans les jupons de son père. « Ce pigeon est aussi beau que mon fils », rigole le papa. La mise en forme de ses athlètes lui demande un mélange de savoirs vétérinaires, de techniques nutritives et d'expérience en élevage. Rachid a ses secrets mais il accepte de décortiquer les étapes de l'avènement d'un pigeon champion. « Tu dois avoir avant toute chose un bon couple reproducteur. Ce couple suppose n'avoir eu aucune maladie pendant la procréation et la couvée. » Pas de trichomonose, de coccidiose, de paratyphose ou autre paramyxovirose, « un virus sauvage qui leur donne des torticolis, qui attaquent les nerfs », raconte Rachid. Plus jeune, le colombophile en a fait la douloureuse expérience en perdant de nombreux individus malades. « J'ai eu beaucoup de pertes. Au Maroc nous n'avons pas de vétérinaires spécialisés pour les pigeons voyageurs mais seulement dans les volailles. Donc on bouquine, on fait des recherches ».

Vue d'ensemble d'une des salles du pigeonnier de Rachid Metroufi. Photo Sebastian Castelier.

Pendant la couvée de la femelle, selon le stade de l'embryon, puis après, durant la croissance du pigeonneau, Rachid va doser et varier le régime alimentaire de la femelle et du nouveau-né. « Il y a des mélanges avec plus de protéines, plus d'hydrate de carbone et plus d'oléagineuse. Le dosage est subtil. Parfois, il faut plus de vesce, plus de lentilles, plus de pois… » Une fois bien nourri - et pas engraissé - le pigeonneau sera laissé libre, en dehors du pigeonnier, avec ses parents, « pour qu'ils lui apprennent à voler et à se poser ». « On entraîne ensuite les pigeonneaux à partir de 2 mois. On leur fait faire 5 kilomètres. » Rachid les lâche alors dans un lieu qui leur est inconnu. Parfois, dès le lâché, il grimpe dans sa caisse et file sur l'autoroute pour faire la course avec eux. Le gagnant est la plupart du temps ailé. « On les éduque à revenir, mais aussi on forme leur musculature et on les habitue au stress du panier dans lequel on les met pour les transporter. » Les premiers jours d'entraînement sont souvent douloureux. Un bon nombre échoue et ne revient jamais.

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Le téléphone de Rachid vibre, un jeune colombophile vient de trouver un pigeonneau égaré et bagué. Ce n'est pas le sien mais la communauté de Rabat s'activera pour retrouver son propriétaire. Le Maroc compte près de 150 clubs pour environ 6 000 adhérents, selon Rachid. Loin d'être au top, le pays progresse sur plan international. « On grimpe, après on est à des années d'égaler la Belgique, l'équivalent du Brésil au football dans la colombophilie. » L'homme sait de quoi il parle, il a vu les courses de pigeons voyageurs évoluer depuis 1980 et a constaté le début de la mania colombophile au Maroc.

Rachid Metroufi pose à côté de ses trophées exposés dans le salon de son appartement. Photo Sebastian Castelier.

Un pigeon mâle gonfle son buste et roucoule devant la cage de femelles intimidées. « Regarde-le ! Fort et conquérant », lâche Rachid. Ce mâle a participé à de nombreuses courses, toutes aussi dangereuses les unes que les autres. Course de vitesse, de 100 à 300 kilomètres, course de demi-fond, de 300 à 500 km, course de fond, de 500 à 900 ou course de grand fond, à plus de 900 km, toutes ont leurs lots de dangers pour l'animal. « Mais je dirais que la course de grand fond et de fond sont des courses particulièrement mangeuses de pigeons. Les tempêtes de sable, les grandes chaleurs, les chasseurs, les jeunes qui les attrapent pour les manger… la canicule, la sécheresse, j'ai eu beaucoup de pertes », se souvient le colombophile de 46 printemps.

Pour les courses de fond et de grand fond - les plus prestigieuses du circuit - les pigeons sont acheminés dans le Sahara Occidental via des camions compartimentés en loges de champion où Rachid leur prépare un mélange de compléments alimentaires, avec vitamines, acides aminés, oligo-éléments, fortifiants musculaires et des protéines animales. « Je leur mets du thé également. Du thé pour pigeon », hurle t-il. Une fois arrivé à Boujdour (ville du Sahara Occidental) les animaux sont lâchés. Les courses comprennent souvent des dizaines de milliers de pigeons. Une aubaine pour bien des chasseurs ou d'autres individus armés de bâtons ou de frondes. « Si t'as un vent de face, le pigeon va se fatiguer, mettre beaucoup plus de temps et la route sera plus dangereuse pour lui car il va voler bas. Il est donc à la merci des chasseurs qui vont sur Internet et scrutent nos programmes pour préparer des embuscades. Pareil pour des gamins avec leurs bâtons », peste t-il. Quand on sait que le taux de chômage est de 23% chez les 15 à 24 ans, selon une étude du Haut-Commissariat au plan marocain chargé des statistiques, la capture d'un pigeon voyageur, potentiellement revendu à 15 000 dirhams (1500 euros ndlr), représente une belle plus-value. « On a fait plusieurs initiatives avec notre président pour négocier avec la fédération de la chasse. Mais il y a beaucoup de chasseurs qui font ça et n'ont aucune licence », souffle Rachid. Plusieurs fois, l'homme a vu ses champions revenir avec quelques jours de retard et quelques grammes de plomb dans l'aile. « Je les opère moi-même et bande leurs plaies. » D'autres n'ont pas eu cette chance. « J'ai des regrets de champions qui ne sont jamais revenus, mais j'ai arrêté de pleurnicher, on est des hommes. »

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Les graines qui servent de base à l'alimentation de ses pigeons. Photo Sebastian Castelier.

La durée des courses prend donc quelques jours, selon la météo. Chaque participant possède au sein de son pigeonnier un compteur électronique qui s'active au retour de l'athlète. Le compteur relevé et transmis au jury, les éleveurs sont convoqués et on annonce les vainqueurs. « Il évaluent ça en prenant en compte la distance divisée par le temps mis par le pigeon pour retourner à son pigeonnier. » L'homme soupçonne des cas de dopage, mais comment le prouver ? « Difficile à savoir si certains candidats piquent leurs champions. On n'a pas de contrôle antidopage pour pigeons. » Les récompenses, souvent symboliques, ne poussent pas la corporation à se tourner vers la dope. « Tu crois qu'un sac de 50 kg de graines c'est un cadeau ? »

A 16 heures, une brise venue de la mer vient chatouiller les plumes des pigeons de Rachid. L'homme doit retourner à sa boutique vendre des sommiers. L'homme doit faire tourner son pigeonnier et nourrir ses 100 pigeons, et, accessoirement son ménage.

Rachid présente un de ses pigeons. Photo Sebastian Castelier.

Quentin Müller et Sebastian Castelier, à Rabat.

Quentin est sur Twitter.