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Music

Un entretien 100 % joie de vivre avec Ventre De Biche

On est allés discuter de Twitter, d'angoisse, de synthés, de hip-hop et de fin du monde avec le one-man-band strasbourgeois.

Texte & photos - Marie Klock Magie de Noël à Strasbourg. Centre-ville dégueulant de guirlandes lumineuses, de petits gâteaux, de graillon et de santons, grappes de touristes hébétés, godet de vin chaud dans une main, perche à selfie dans l'autre, mon beau sapin, choucroute saucisse. Loin de ce cortège à la Walking Dead, dans le quartier de la gare, au détour d'une avenue terne exposée aux quatre vents, j'ai rendez-vous avec Ventre de Biche. Auteur de Viens Mourir, joyau punk aux effluves de cage d'escalier pisseuse paru chez Teenage Menopause il y a bientôt deux ans, Ventre de Biche vient de sortir une brève split tape avec son homologue stéphanois Tête de Cerf. Quelques mois plus tôt, c'est un parfait précis de mélancolie qui voyait discrètement le jour, Dalle 7 Alle 2, album quasi-exclusivement instrumental à l'exception d'une voix robotique programmée pour chanter un été et une jeunesse révolus. Soudain, tout n'était plus si glauque : exit les étrons de clodos, le trafic d'organes, l'agoraphobie et autres joyeusetés récurrentes jusqu'à présent dans la musique de Luca (c'est comme ça qu'il s'appelle). Dalle 7 Alle 2 est une touchante romance de lendemain de cuite, d'amnésie et de bord de mer — un bord de mer où, certes, la bouche d'évacuation des eaux usées n'est jamais vraiment très loin.

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Me voici donc dans l'antre de cet éminent membre de la Grande Triple Alliance Internationale de l'Est. Ce que je découvre en premier de lui, ce sont ses chiottes — sur la porte, un poster de Sexion d'Assaut, la double consonne remplacée par le sigle des SS, et au dessus de la cuvette, un tissu noir à motifs flammes sur lequel est épinglé un tract vantant une conférence de Bernard Campan au Collège des Bernardins. Le thème : « Parcours dans sa carrière ». Une fois au salon, Luca s'installe dans un fauteuil défoncé sur lequel trône un immense serpent en peluche, me sert un grand verre de cidre et se roule une clope. Entretien joie de vivre.

Noisey : Qu'est-ce qui te dégoûte ?
Ventre De Biche : Les gens qui crachent dans la rue. Le marché de Noël. Les flics. Twitter.

Twitter ? Les réseaux sociaux de manière générale ?
Oui enfin c'est facile à dire parce qu'on s'en sert tous plus ou moins. Mais Twitter surtout. Avec cette manie de réduire tous les débats politiques à des trucs de la taille d'un texto où ils ne se balancent que des punchlines comme des espèce de rappeurs de cour de récré, c'est l'enfer. Ça ne nous tire pas vers le haut, quoi.

Dans la grisaille ambiante faite — droitisation, chômage, jeu avec les peurs des gens — où est-ce que, toi, tu trouves du beau, du soulagement, des échappatoires ?
Je sais pas, c'est chaud, je suis assez pessimiste par rapport à tout ça… Sans tomber dans la parano, c'est un truc qui m'angoisse depuis quelques années, cette impression d'arriver à la fin d'une ère. Je me dis que notre génération va vivre ce truc-là, un peu comme la chute de l'Empire Romain. Tout ce qui est encouragé, ce sont les comportements les plus égoïstes, les instincts les plus primaires et les plus triviaux, et c'est que les plus grandes gueules et les plus cons qu'on entend le plus de tous les côtés.

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Mais en fin de compte, moi, je suis dans mon appart à Strasbourg, j'ai ma bande de potes, tout se passe bien, je suis assez peu touché par tout ça dans les interactions simples du quotidien. Ici, le coin de la gare, c'est un des derniers quartiers vraiment populaires de la ville, tu sens qu'il a une vie propre, tu croises tout le temps les mêmes tronches. À une échelle vraiment locale, c'est un peu moins la misère que ce qu'on essaye de nous faire croire. Tu vois, il y a une école coranique juste à côté, les gens se mélangent en fait et la plupart n'ont pas envie de s'emmerder avec cette espèce de psychose qui monte partout.

Tu parlais de sentiment de fin d'ère, de chute — est-ce que tu crois à la possibilité d'endiguer ça ?
Non, j'ai beaucoup de mal à y croire. Même si j'ai des potes assez engagés qui prétendent le contraire, moi je vois mal comment un système si solidement en place pourrait être balayé, ou ne serait-ce que modifié, comme ça ; et de toute façon, il est déjà en train de se casser la gueule de lui même.

Toi, tu as l'impression d'agir ?
Non pas vraiment. C'est pour ça que je ne juge pas trop. Au quotidien, non, je vais au supermarché, j'achète de la merde comme tout le monde, je passe trop de temps sur internet, mes pompes sont probablement fabriquées par des enfants… Il faudrait faire des efforts, mais on se fait tellement bouffer par le quotidien, comme tout est déjà tellement en place… C'est plus confortable de pouvoir aller au supermarché à n'importe quelle heure plutôt que d'attendre le jeudi pour aller au marché. C'est plus simple d'acheter une paire de pompes à cinq balles et de les jeter quand elles sont pourraves que de chercher un cordonnier, d'y aller, de les laisser là pendant trois jours pour qu'il les retape…

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Tu es plutôt un chroniqueur de la solitude, de l'ennui, de la banalité, de la laideur — comment tu te sens dans une ville comme Strasbourg, en pleine période de marché de Noël, où les rues sont surpeuplées de gens joviaux, souriants, où le centre ressemble à un agrégat de maisons de poupées ?
Je fais en sorte d'éviter ça. De toute façon, je n'ai aucune raison d'y passer, ça ne fait pas partie de mes trajets quotidiens : les trois quarts de mes potes vivent dans le même coin que moi, après on a ce local de répète et cette salle de concert en zone industrielle… En fin de compte, je ne le vois pas trop, le marché de Noël. C'est une sorte d'univers parallèle qui pue le vin chaud, où les mecs avancent à deux à l'heure avec des chapeaux cigognes… Et puis il y a des flics partout. Même le reste de l'année, d'ailleurs. Parfois, quand tu rentres tard le soir en semaine et que tu passes dans le centre-ville désert, tu vas croiser des caisses de flics en train de faire des rondes alors que concrètement, il y a deux personnes qui rentrent chez elles. Et c'est une des villes de France où il y a le plus grand nombre de caméras de surveillance par rapport au nombre d'habitants.

La croix de Lorraine à trois branches, emblème de la Triple Grande Alliance Internationale de l'Est.

Dans tes chansons, tu parles de choses que les gens, disons, ordinaires, n'ont pas forcément envie d'entendre, parce qu'ils cherchent dans la musique plutôt des moyens de s'échapper de ce que tu chantes, de cette banalité et cette laideur qu'ils voient tous les jours — toi qui fais une musique plutôt souterraine, quel rapport est-ce que tu entretiens à la masse, et à ce rapport à la musique qu'a la masse ?
Tu veux dire comme quand tu fais un covoiturage et que le mec a Fun Radio en sourdine pendant 4h et que ça fait juste un petit nz nz nz nz nz comme ça ?

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C'est précisément ce que j'ai vécu ce matin dans la voiture qui m'emmenait à Strasbourg, oui…
C'est sur qu'assez vite, je pense que je vais atteindre le nombre maximum de personnes que ça peut intéresser. Mais je sais pas… ce que je fais n'est pas complètement gothique non plus… il y a des trucs qui viennent détendre un peu l'atmosphère, des mini-citations de chansons de variété par exemple… Il faut quand même avoir un peu de recul. Ok, tu te réveilles, tu as la tête dans le cul, tu te sens mal, t'es pas bien pendant une journée, et puis voilà, ça finit par passer.

Est-ce que tu as des péchés mignons parmi les superstars de la pop ?
Je ne rechigne pas à écouter ces trucs-là ; j'essaye quand même de me tenir un peu au courant, et puis il y a aussi quelque chose qui me fascine là-dedans. De temps en temps, un producteur va faire un truc assez classe sur un énorme hit, regarde I'm a slave for you de Britney Spears, l'instru est vraiment pas mal ! Sinon, il y a aussi l'utilisation permanente de l'autotune, c'est intéressant… c'est un truc ultra-décrié, mais en fin de compte c'est comme les boîtes à rythme : quand elles sont arrivées on a dit que ça allait remplacer les batteurs. Mais non, l'intérêt de la boîte à rythme c'est de faire des sons différents de la batterie. Il y a aussi sûrement des gars qui ont râlé quand on a inventé le tournevis parce qu'ils préféraient tourner leurs vis à la main… Il y a plein de nouveaux outils, et ils sont à la portée de tous vu que tout se fait à l'ordi. Ils tombent entre les mains de jeunes branleurs, dans leur piaule, qui sont complètement décomplexés par rapport à ça et essayent absolument tout et n'importe quoi. Et là il y a moyen de découvrir des trucs vraiment ovni, où justement ces outils sont soit mal utilisés, soit détournés, soit trop bizarres, parce que la personne qui les utilise a des goûts plus bizarres que ceux de Timbaland ou de je ne sais quel surproducteur. Et ça donne des trucs assez marrants, des mecs qui sortent de nulle part se retrouvent à définir une direction pour une espèce de musique du futur.

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Tu as des exemples concrets de ce genre de détournements ?
Dans le hip hop il y en a plein — même si les thèmes ont tendance à rester les mêmes, il commence à y avoir une certaine liberté dans le son et la production. Par exemple il y a une bande de jeunes mecs qui s'appelle le 667, ils font des trucs dingues, avec des intrus hyper lentes, des voix pitchées dans les graves, des autotunes désaccordés donc complètement dissonants, des textures sonores tarées…

Mais en vrai, tu n'as pas envie de faire de la pop une bonne fois pour toutes, histoire de toucher un public plus large ?
Non, je pense que quand tu fabriques un truc, il ne faut pas réfléchir en fonction de sa réception, il faut réfléchir au truc en lui-même et être capable de s'effacer derrière. Ce qui compte, c'est juste ce qui est sorti, que ça colle le mieux avec l'intention, il faut être détaché de ces rapports-là. Après, mes derniers morceaux, ils sont plus… enfin ils pourraient être considérés comme… enfin c'est pas gueulé sur tous les morceaux, quoi. C'est pas le même timbre de voix, c'est pas uniquement des rythmes super rapides, il y a aussi des sons plus doux… Ça vient aussi du fait d'écouter Gainsbourg en boucle, des mecs comme Vannier, ou des musiques de film, Ennio Morricone ou Badalamenti, qui arrivent juste à faire des belles chansons, point. Peu importe, on s'en branle du genre, que ça soit pop ou accessible ou pas, le morceau est une fin en soi, il n'a pas besoin d'être bien par rapport à telle ou telle case.

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C'est vrai que déjà sur ton dernier album, Dalle 7 alle 2, quelque chose a changé. Alors que jusqu'ici tu faisais quelque chose de plutôt sombre, glauque, grinçant, il y a là une atmosphère beaucoup moins noire ; bon, tu n'en es pas encore à faire du Patrick Sébastien, ça reste mélancolique, mais d'une manière plus douce et chaleureuse. Qu'est-ce qui s'est passé ?
En fait, quand je réécoute le premier disque, c'est un des trucs qui me froissent un peu : je trouve que c'est quand même un peu trop systématique, trop peu contrasté. Là, c'était un exercice ; je m'étais réveillé super tôt un matin, j'ai enregistré tous les morceaux à la suite, comme plein de petites vignettes. J'ai vraiment essayé de faire en sorte que le même motif ne se répète jamais trop, qu'il y ait au moins un ou deux changements dans chaque truc, et s'il n'y a pas de changement, tant pis, j'arrête là, même si le morceau ne fait qu'1:30. Au final, c'est presque comme une mini B.O., avec des hauts et des bas.

Là, je suis en train de préparer un deuxième disque ; il y aura des boîtes à rythme que j'ai faites moi-même, d'autres synthés, j'ai même emprunté des orgues électriques un peu plus gros, des trucs intransportables, en sachant pertinemment que je ne les utiliserais pas en concert ; je ne compte pas devenir une espèce de Jean-Michel Jarre infernal avec 15 synthés différents où tu n'utilises qu'un bouton de celui-là pour faire un bruit de klaxon à un seul moment du concert.

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D'ailleurs, comment tu as appris la musique ?
J'en ai fait un peu quand j'étais petit, le truc classique, des cours de solfège et un peu de violon. Mais après j'ai laissé tomber très longtemps parce que la manière dont c'était enseigné ne me parlait pas du tout. Et puis c'est revenu à l'adolescence. Tu vois, les mesures, par exemple, je ne comprenais rien, c'était un concept super abstrait quand un prof me l'expliquait. Et en voyant pour la première fois un batteur jouer, j'ai compris d'un coup que la mesure, c'est juste des petites cases qui se subdivisent, et tout est apparu de manière beaucoup plus évidente. Alors quand tu n'as pas de prof, c'est sûr que tu tâtonnes vachement, c'est beaucoup plus lent, mais les choses me semblent plus faciles à comprendre par ce chemin.

Le problème, c'est aussi qu'on te formate à jouer des morceaux pré-existants. Tu n'apprends pas à fabriquer la musique, tu apprends à déchiffrer la partition que tu as en face de toi. Et tous les gens qui ne sont pas en mesure de s'adapter à ça sont évincés du système ; forcément, ça dégoûte.
Oui ; moi, dès le début, direct, j'ai voulu faire des morceaux. Même si tu ne sais pas jouer, tu peux quand même faire des morceaux ! Je suis plutôt dans cette optique là : je bidouille, je fais un petit peu de chaque truc, mais je ne suis pas un musicien, enfin je ne sais pas jouer d'un instrument en particulier.

Mais c'est l'ordre naturel des choses en fait. Que la technique soit un outil pour réaliser ce que tu as envie de réaliser. Or dans l'enseignement de conservatoire, la technique est considérée comme une fin en soi. Tu n'apprends pas à te demander dès le début : qu'est-ce que je veux exprimer ?
C'est sûr, c'est la différence entre ce qui te forme à être un interprète ou un compositeur. Après, quand je vois des gens que je considère comme de vrais musiciens, je suis quand même plutôt admiratif de l'aisance que tu peux avoir à reproduire un truc que tu as dans la tête, parce que tu as la technique qui le permet. J'aimerais bien aussi pouvoir aussi un peu moins galérer pendant deux plombes à réaliser ce que je veux parce que je suis limité par mes moyens.

Pour revenir un peu dans le registre jovial des fêtes de fin d'année, quel rapport tu entretiens avec la mort ?
Je sais pas, ça fait flipper… Je sais pas trop quoi dire de plus !

Bon alors : est-ce que tu as déjà été assailli par cette conscience que tu n'as qu'un temps circonscrit devant toi, et peut-être, du coup, ressenti une pression à produire des choses ?
Peut-être que c'est un truc qui me motive, oui. Mais je pense que c'est ça pour tous les gens qui produisent des trucs. Moi j'ai toujours eu cette envie de faire des objets finis ; quand j'étais môme, avec mon frère, on faisait des faux journaux, des fausses émissions de radio, mais à la fin il y avait toujours quelque chose ; même les tout premiers fanzines, même si c'est que huit pages de BD, tu as quelque chose en main… Dès que j'ai commencé à jouer dans des groupes, j'ai toujours eu envie de faire des démos ou des CD ou des cassettes, je sais pas si inconsciemment c'était ça, mais oui j'ai toujours besoin d'amener un objet à la fin. Même si c'est un truc tout con, tout simple, mais que ce soit quelque chose qui commence quelque part et aboutisse quelque part. Et je ne prends jamais un instrument pour jouer comme ça, sans avoir le magnéto à côté, prêt à enregistrer. J'ai trop peur que ça m'échappe, que ce soit parti après.

Pour voir Ventre de Biche jouer dans son jus, surveillez la programmation du Diamant d'Or, QG de la Grande Triple Alliance Internationale de l'Est à Strasbourg.