Une nuit en enfer : quand une fête entre adolescents finit en fusillade
Illustrations de Luke Thomas

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Crime

Une nuit en enfer : quand une fête entre adolescents finit en fusillade

Ou comment les gangs ont pris le contrôle d'une grande partie de la ville de Bakersfield en Californie.

Telles des ombres menaçantes, les tireurs s'avançaient d'un pas assuré en direction de la maison des Wallace, leur 9mm bien en main. Les lumières jaunes des lampadaires laissaient apparaître au moins deux hommes, entièrement vêtus de noir. La rue était sombre et bordée de palmiers. Il s'agit d'une rue quelconque, située au cœur d'un quartier populaire de la ville de Bakersfield, en Californie. Quelques instants plus tard, elle était plongée dans le sang et le chaos lorsque les hommes ouvraient le feu sur une foule composée de près de 160 lycéens, venus assister à une soirée d'anniversaire.

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Quelques secondes plus tard, l'un des lycéens tirait en retour.

Jocelyn Wallace, l'hôte de cette soirée, n'avait jamais été invitée à un anniversaire avant ça. Les parents de la jeune adolescente avaient donc décidé de lui organiser quelque chose de spécial pour ses quinze ans. Son père, Jesse Wallace, est un homme à la santé fragile, qui vit grâce à une pension d'invalidité. Il m'a affirmé que lui et sa femme Alicea tenaient à préparer une petite fête pour Jocelyn en présence de ses amis les plus proches. La police du comté remet en question cette affirmation en assurant que les Wallace avaient procédé à une fouille corporelle de tous les invités afin de voir s'ils ne portaient pas d'armes sur eux – ce qui, selon la police, est la preuve qu'ils avaient anticipé des possibles débordements liés aux violences entre gangs.

En ce vendredi 15 juillet 2016, la chaleur avait écrasé la ville de Bakersfield – avec un pic à 40 degrés. Les invités présents au début de la soirée se souviennent d'une fête « tranquille et cool » jusqu'à onze heures, heure à laquelle des hordes de jeunes non conviés se sont pointées. D'après la police, les jeunes en question appartenaient à deux gangs alliés du quartier – les Westside Crips et les Country Boy Crips. Tous se sont mêlés à la foule.

La soirée était tout à fait ordinaire. Un peu de weed et de l'alcool – jusqu'à ce que deux filles se battent dans le jardin avant minuit. Selon la police, il s'agissait d'une bagarre à propos d'un mec, ce qui n'a pas manqué de ramener un bon nombre de spectateurs désireux de prendre part au conflit. Les choses ont dégénéré et Alicea Wallace est alors sortie pour demander aux gens de partir. Après minuit, la foule s'est installée juste devant de la maison – un espace ouvert et visible qui faisait d'eux des cibles particulièrement vulnérables.

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« Mon père a bâti cette maison J'ai vécu ici toute ma vie. Quand j'étais enfant, je ne fermais jamais la porte d'entrée à clé. Il y a tellement de violence aujourd'hui à Bakersfield. » – Fred

Selon les dires de la police, un gang rival des Eastside Crips aurait ouvert le feu sur la maison des Wallace avant une heure du matin. Plus de 40 douilles ont été retrouvées dans la rue. Les invités parlent d'une centaine de coups de feu s'abattant sur la foule comme un rideau de pluie. L'une des invités m'a confié être montée dans la voiture de son ami pour se mettre à l'abri alors que les balles produisaient des sifflements aigus, des bruits semblables à des coups de fouet lorsqu'elles venaient arracher des bouts de palmier et de chair humaine. Cette jeune femme s'est accroupie au maximum sur le plancher de la voiture, derrière le siège avant. Elle pouvait entendre les balles passer au-dessus de sa tête pour ensuite atterrir vers des surfaces invisibles.

« J'étais tellement effrayée. Je ne pouvais pas me lever du plancher. »

Jesse Wallace a aperçu les tireurs. Son premier réflexe a été de protéger sa fille, qui se trouvait aux alentours. Il s'est jeté sur elle pour la mettre à terre. Une balle est venue traverser le cartilage de son oreille gauche avant de déchirer un bout de l'arrière de son crâne – laissant ainsi pendre un morceau de chair, comme une épingle à nourrice le ferait avec un lambeau d'habit. Il s'est effondré sur le pavé aux pieds de Jocelyn, le crâne ensanglanté. Il a été l'une des 14 personnes blessées ce soir-là.

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La fusillade s'est conclue par la mort de Miguel Bravo, 21 ans, qui résidait à quelques dizaines de mètres de la maison des Wallace, dans une rue perpendiculaire. Selon un collègue, il avait passé la journée à nettoyer les sols d'un restaurant. C'était son job. En rentrant le soir, il avait installé son matelas tout près de sa porte d'entrée, sans doute pour profiter du peu d'air pouvant se glisser sous celle-ci.

Selon la police, l'une des balles aurait parcouru plus de 150 mètres avant de traverser sans peine la fine porte en bois de Miguel. La balle s'est logée dans son crâne et l'a tué. Son cadavre a été retrouvé trois jours après sa mort après que l'une de ces connaissances a contacté la police, n'ayant plus de nouvelles de lui.

Un voisin de Miguel m'a précisé que le matelas sur lequel le jeune homme était mort avait été abandonné près d'une benne à ordures. Celui-ci était tellement imbibé de sang qu'on aurait dit une vieille éponge cramoisie.


À l'intersection des deux rues, à quelques mètres de l'endroit où Miguel est mort, un panneau précisait que les habitants du quartier avaient mis en place des patrouilles de nuit pour sécuriser les lieux. Aujourd'hui, ce panneau a été recouvert par les initiales « WS », pour West Side Crips. Les voisins sont incapables de se rappeler si cet acte de vandalisme a eu lieu avant ou après la fusillade. Mais une chose est sûre : les gangs ont pris le contrôle du quartier et veulent le faire savoir aux habitants.

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Selon la police, les gangs passent leur temps à intimider les habitants, ce qui explique en partie pourquoi les tireurs sont encore en fuite. Richard Anderson, qui travaille dans le bureau du shérif du comté de Kern – là où se trouve Bakersfield – est l'enquêteur principal en charge de l'affaire. Pour lui, tous les invités présents ce soir-là – mais aussi les membres de la famille Wallace – connaissent l'identité des tireurs. Le problème, c'est qu'ils refusent de parler par peur des représailles. C'est un problème récurrent pour les policiers de Bakersfield : personne ne veut être un « mouchard ».

En plus de cela, la police du comté est souvent accusée d'avoir la gâchette facile. En décembre 2015, le Guardian publiait une série de cinq articles sur le comté de Kern, surnommant les forces de l'ordre locales « la police la plus létale d'Amérique ». Les journalistes précisaient que la police locale y affichait un taux de tués par habitant plus élevé que dans n'importe quel autre comté américain pour l'année 2015. Néanmoins, un reportage réalisé KGET News a relativisé ces affirmations en affirmant que ces chiffres n'étaient pas plus élevés que ceux issus d'autres polices de l'État de Californie. Quoi qu'il en soit, les habitants du coin mentionnent souvent la première enquête lorsqu'ils expliquent pourquoi certains résidents se montrent méfiants face la police. Sans surprise, les policiers affirment que ce dossier du Guardian a fortement entaché leur réputation.

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Les figures de proue des populations noires et hispaniques de la ville ainsi que la police du comté s'accordent à dire qu'il y a un manque flagrant de communication entre les forces de l'ordre et les habitants. Tous rappellent que la fusillade ayant eu lieu devant la maison des Wallace n'est que l'une des 50 fusillades de masse ayant frappé les États-Unis en juillet 2016. En d'autres termes, Bakersfield n'est qu'une ville parmi tant d'autres prises dans l'engrenage de la violence armée – en partie générée par l'activité des gangs.

Joe Mullins dirige l'unité spéciale de la police en charge des affaires de gangs à Bakersfield. Selon lui, les habitants de l'est de la ville vivent « dans une peur constante » à cause des Eastside Crips, des Westside Crips et des Boy Crips, qui contrôlent la zone. Des renseignements corroborés par le bureau du comté ont mis en avant le fait que 934 fusillades liées aux gangs ont eu lieu entre le 1er janvier 2000 et le mois d'août 2016 dans la ville.

Les gangs gèrent également l'industrie florissante de la marijuana médicinale dans l'est de la ville en imposant une taxe aux 94 dispensaires. La majorité des établissements sont situés dans les quartiers les plus pauvres, où ils ont souvent remplacé les anciennes épiceries vendant de l'alcool. Les commerces n'acceptant souvent que de l'argent liquide, les attaques à main armée sont monnaie courante. Une véritable atmosphère de Far West s'est installée au sein de la ville – et tout particulièrement dans l'industrie de la weed – comme en témoigne le supplice infligé à un homme et une femme kidnappés, battus, torturés et agressés sexuellement dans un dispensaire de Bakersfield en septembre 2015.

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À l'image de ce qui se produit à Chicago et dans d'autres villes souffrant de violence endémique, les racines de la culture des gangs sont complexes à identifier, même si la pauvreté est souvent citée comme le facteur décisif par les habitants. Près de 20 % des habitants de Bakersfield vivent sous le seuil de pauvreté, un pourcentage légèrement supérieur à la moyenne nationale de 16 %. Toutefois, dans l'est de la ville, certains quartiers atteignent sans doute les 50 % d'habitants vivant sous le seuil de pauvreté.

Pourtant, même si elle se trouve à l'est de la ville, Stephens Drive – la rue des Wallace – ne fait pas partie des artères les plus démunies. On y retrouve une certaine mixité ethnique et la population est largement composée de familles ouvrières blanches. Malgré cela, les panneaux de signalisation, les barrières et les palmiers du quartier sont entaillés par des impacts de balles.

Fred Lancaster a 50 ans. Il est Blanc et travaille comme contremaître. Il se souvient d'une époque où il n'avait pas à s'inquiéter de la violence des gangs dans la rue. La nuit de la fusillade, il regardait tranquillement la télévision avec son cousin dans son garage aménagé, à cinq maisons du domicile des Wallace. Les deux hommes zappaient lorsqu'un énorme bruit – similaire à un pétard un soir de 4 juillet – est venu troubler leur petit moment de tranquillité. Ce soir-là, de nombreux voisins ont d'abord cru à des explosions de pétards étant donné la proximité entre la fusillade et la fête nationale américaine.

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Fred garde désormais un pistolet chargé à côté de son lit, au cas où il aurait besoin de « tirer sur le fils de pute qui essaierait de s'introduire chez lui ».

Les cris perçants entendus à la suite de ces prétendus pétards ont rapidement convaincu Fred qu'il s'agissait d'une fusillade. Il a d'abord distingué six tirs, puis des cris, avant une nouvelle « flopée » de 30 à 40 tirs. Son premier réflexe a été de courir en direction de l'extérieur pour voir ce qu'il se passait mais son cousin l'en a empêché.

« Mon père a bâti cette maison, m'a précisé Fred. J'ai vécu ici toute ma vie. Quand j'étais enfant, je ne fermais jamais la porte d'entrée à clé. Il y a tellement de violence aujourd'hui à Bakersfield. »

Fred garde désormais un pistolet chargé à côté de son lit, au cas où il aurait besoin de « tirer sur le fils de pute qui essaierait de s'introduire chez lui ».

Il en va de même pour Julie Burton, une dame de 64 ans originaire des Philippines, qui vit entourée de 12 membres de sa famille dans une maison située à quelques mètres de celle des Wallace. Elle est de plus en plus effrayée par la récente escalade de la violence, liée aux gangs. Ses peurs ont décuplé depuis la nuit de la fusillade. Elle était dehors jusqu'à onze heures ce soir-là. Elle écoutait le bruit émanant de la maison des Wallace avant de se retirer chez elle. Elle était dans sa chambre lorsqu'elle a entendu des « bang-bang-bang ».

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Elle a attendu que la vague de tirs prenne fin avant de se risquer à s'aventurer dehors. Aujourd'hui, il ne lui reste que des flashs – des jeunes filles qui hurlent dans le chaos ambiant, des bris de verre, du sang frais et un garçon entièrement vêtu de noir se déplaçant comme un zombie sur le trottoir, les mains posées sur sa tête blessée. Elle se souvient avoir vu des garçons s'échapper au-dessus d'une barrière pour rejoindre une maison abandonnée où des squatters avaient l'habitude de se retrouver. La voiture du copain de sa petite-fille a été criblée de balles.


Manuel Carrizalez est un ancien membre d'un gang. Il a la voix calme et posée, et milite aujourd'hui pour la paix. Lors de notre rencontre, il s'arrête en voiture à une intersection entourée de magasins aux rideaux baissés pour me montrer les cicatrices sur son bras. Il distribue des flyers depuis son véhicule pour promouvoir son association, Stay Focused Ministries, qui vient en aide aux communautés ravagées par la violence.

Manuel a rejoint un gang alors qu'il n'était qu'un enfant. Il a déjà fait un séjour en prison pour cambriolage puis s'est tourné vers Dieu. Aujourd'hui, son objectif est de protéger les enfants de la violence des gangs. Il me montre les impacts de balles sur les maisons voisines comme pourrait le faire un guide avec les maisons des célébrités à Beverly Hills. Les choses ont nettement empiré depuis son enfance. La montée de la pauvreté dans le quartier est allée de pair avec l'augmentation de la violence, explique-t-il – en partie à cause de l'exode de l'industrie pétrolière et des emplois à destination des ouvriers.

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Manuel officie également en tant que pasteur dans l'est de Bakersfield. Il a organisé près de 50 funérailles pour la seule année 2016.

Il me conduit jusqu'à l'une des artères principales de la ville et me parle des rues attenantes en fonction des fusillades qui y ont eu lieu. Il s'arrête sur Feliz Drive. Là, un policier a tiré sur un homme de 37 ans parce qu'il n'avait pas respecté le Code de la route. Nous rejoignons ensuite des bénévoles de son association, qui encadrent des gamins lors de leurs sorties en plein air – une aide grandement appréciée par les familles. Les sept enfants présents lors de ma visite sont noirs et ont entre cinq et treize ans. Tous me disent avoir déjà vu une arme dans leur vie.

« C'était un Mexicain, ou un Blanc, et il portait un bandana sur la bouche. Il avait un pistolet dans la main. » Voilà les propos d'une petite fille de 11 ans à propos de la première fois où elle a vu un homme armé dans sa vie.

« Ma fille ne veut pas avoir à revivre cette nuit-là. Elle ne veut pas revoir son père se vider de son sang. » – Jesse Wallace

Une fusillade récente a particulièrement marqué les habitants de Bakersfield : celle aux abords d'un Chuck E. Cheese, en avril dernier. Des membres de gangs rivaux ont échangé des tirs sur le parking tandis que des enfants regardaient à travers les vitres du restaurant et hurlaient. Curtis Harmon, le manager du Chuck E. Cheese en question, me raconte avoir couru très vite en dehors du restaurant en direction des coups de feu.

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« Je voulais juste protéger les enfants à l'intérieur, dit-il. Je n'ai pas vraiment réfléchi sur le coup. »

Selon la police de Bakersfield, trois hommes ont été arrêtés. Aujourd'hui, les traces de cet affrontement sont encore visibles – les impacts de balles sur les murs extérieurs du restaurant ont été recouverts avec du plâtre.


Depuis la sortie de Jesse de l'hôpital, la famille Wallace refuse de parler à la presse. Ma conversation avec lui a été extrêmement brève, alors que nous avions prévu d'organiser une rencontre avec l'ensemble de sa famille.

« Ma fille ne veut pas avoir à revivre cette nuit-là, m'a-t-il expliqué. Elle ne veut pas revoir son père se vider de son sang. »

Certains voisins n'hésitent plus à blâmer la famille Wallace pour avoir organisé cette soirée et avoir accepté la présence de stupéfiants et d'alcool. De son côté, Jesse Wallace nie fermement avoir invité des membres d'un gang. Il refuse de répondre aux accusations selon lesquelles sa famille aurait autorisé la consommation de drogues et d'alcool.

Plusieurs personnes présentes à la soirée m'ont dit que l'évènement était devenu viral à la suite d'un banal post sur Facebook. De nombreux lycéens ont répondu présents sans avoir été invités. Parmi eux se trouvaient des membres de différents gangs.

Dans les rues de Bakersfield, un panneau jaune propose de louer un appartement pour un prix compris entre 475 et 550 dollars. Il s'agit de l'ancien appartement de Miguel Bravo.

C'est lors d'une marche pour la paix organisée par une association locale que j'ai pu rencontrer une jeune rescapée de la fusillade, âgée de 15 ans. Elle m'a montré une cicatrice visible sur sa jambe gauche. Elle se tenait sur le pas de la porte des Wallace lorsque l'une de ses artères a été touchée. Elle s'est effondrée sur le tapis situé dans l'entrée de la maison des Wallace. Une épaisse flaque de sang s'est répandue autour d'elle avant qu'elle ne perde connaissance.

Saddam Ali, un autre rescapé de la fusillade de Stephens Drive, a été assassiné le 16 juillet 2016 – le lendemain – lors d'une nouvelle fusillade entre gangs.

Surena Dixon, sa petite amie jusqu'à sa mort, faisait également partie de cette marche pour la paix, en compagnie de sa mère et de sa fille de dix mois. Surena portait un t-shirt à l'effigie de Saddam affublé d'une casquette de baseball. Elle le décrivait comme un électricien, un bon père de famille. Il était 10 heures du soir quand Saddam a été assassiné. Ils se trouvaient devant leur maison quand un homme a bondi sur eux dans l'obscurité.

Dans les rues de Bakersfield, un panneau jaune propose de louer un appartement pour un prix compris entre 475 et 550 dollars. Il s'agit de l'ancien appartement de Miguel Bravo. À l'intérieur, il n'y a plus aucun meuble. Un cintre vide traîne dans une armoire dépourvue de vêtements. Des moutons de poussière et des cadavres de cafards jonchent le sol.

En bas de la porte, un petit trou laisse passer un filet de lumière.

Michael Edison Hayden est sur Twitter.