Les ultras marocains quittent les stades

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Les ultras marocains quittent les stades

Les ultras de l'Ittihad Tanger font normalement partie des plus chauds supporters du monde. Mais ces derniers temps, ils boycottent les matches de leur équipe pour protester contre une fédération qui veut les mettre au pas.

Le stade disparaît dans un nuage de fumée. Les supporters sont surexcités. A tel point que la première flamme rouge s'élève avec 30 secondes d'avance. Nous ne sommes qu'à la 64e minute. Trop tard, le signal est donné. A chaque coin du stade, des petits bûchers alliés, rougeoyants, s'embrasent. Plus personne n'observe le match. On ne voit plus rien. A-t-il été interrompu ? Chacun aspire sa taffe de fumigène sur l'air du chant le plus fameux : Tanjawi Rassi 3ali.

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C'est l'acmé du match, le craquage de la minute 65. Un événement typiquement tangérois créé par les Hercules, le groupe d'ultras de l'Ittihad de Tanger, qui évolue en première division marocaine, la Botola Maroc Telecom. Une mise à feu rare depuis le boycott mis en place par les supporters.

Car cette année, les ultras marocains ont décidé d'assister à seulement deux rencontres de Botola : une à domicile, l'autre à l'extérieur. Si l'enjeu est important – une phase finale de coupe – ils s'autorisent une sortie exceptionnelle. Ce soir, c'est le cas. L'IRT de Tanger reçoit le Mas de Fès pour le match retour de la demi-finale de la Coupe du Trône.

Le spectacle pyrotechnique est superbe, mais il est interdit. Les fumigènes et les pétards ne sont pas autorisés et condamnent le club à une amende. Les ultras, eux aussi, ne sont plus tolérés. Ils sont pourtant venus en nombre, mais sans banderole, sans signe distinctif.

Ils paient collectivement les affrontements qui ont fait trois morts et une cinquantaine de blessés http://www.tsa-algerie.com/20160320/maroc-3-morts-affrontements-entre-ultras-raja/), lors d'un match entres ultras rivaux du Raja de Casablanca. C'était le 19 mars 2016. Mais le combat des autorités marocaines contre les ultras est antérieur et se fond dans la lutte contre le hooliganisme.

Un mois plus tôt, le 2 février, les ministres de la Justice, de l'Intérieur, des Sports, ainsi que tous les corps constitués se sont réunis à Rabat, au siège du ministère de l'Intérieur. L'objectif : trouver des solutions pour éradiquer le hooliganisme. Les ultras sont dans le collimateur.

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« Ils veulent nous éliminer de la société », s'insurge un représentant des supporters. Ils sont cinq ultras de Tanger autour de la table, mais parlent comme un seul homme et veulent rester anonymes. Ils sont jeunes, la vingtaine, commerçants, ou étudiants, habillés casual, sans signes distinctifs. Ultras dans le virage qui leur est dédié, pas dans la rue. C'est la ligne de défense des supporters qui refusent qu'on leur impute les débordements extérieurs à l'enceinte sportive.

Les ultras de l'Ittihad Tanger lors de la demi-finale de la Coupe du Trône. Photo de l'auteur.

Le 2 novembre dernier, à l'issue du match perdu par l'IRT au profit du MAS en demi-finale de Coupe du Trône, une vingtaine de voitures ont été incendiées. Des affrontements entre forces de l'ordre et supporters ont fait 50 blessés, et ont conduit à 23 arrestations. « Il y a des choses qui se sont passées à 2 km du stade, on dit : c'est Hercules, c'est les ultras. Mais les gens qui ont fait ces actions, ils ne sont même pas entrés dans le stade », plaident les cinq supporters.

Et à l'intérieur du stade ? Ce soir-là, les supporters du MAS ont « provoqué » en envahissant la pelouse pour célébrer la victoire. Des sièges ont été arrachés pour servir de projectile. « Il y a peu de personnes, au Maroc, ou dans le monde entier, qui peuvent accepter la défaite », se justifient les cadres des Hercules.

Le fauteur de trouble numéro 1, désigné persona non grata, à la fois par les autorités et les ultras, c'est "le mineur non accompagné". L'électron libre, le fou-fou.

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Illustration. Il y a deux façons d'entrer dans le stade Ibn Batouta de Tanger. En mode réglo : ticket à la main (qui coûte 60 dirhams, soit 6 euros), contrôle de sécurité, passage de tourniquet. Ou en mode jeune galérien : se masser autour d'un policier, faire distraction, le déborder, écarter les barrières en métal, courir à toute vitesse vers les grilles du stade et se faufiler au travers comme un lézard.

Ces gamins, qui viennent de s'offrir les premiers frissons d'un jour de match, vous les retrouvez dans l'enceinte du stade, en train de tirer sur une clope, les cheveux ébouriffés et l'allure fière.

Au milieu des ultras, plusieurs supporters mineurs de l'Ittihad Tanger. Photo de l'auteur.

Les ultras affirment ne plus autoriser de mineurs dans leur virage. Même s'ils admettent en apercevoir encore quelques-uns. Mais ils veulent surtout qu'on arrête de se focaliser sur leur tribune, qu'on interdise la vente de tickets aux mineurs et que les abords du stade soient mieux contrôlés et réservés aux détenteurs d'un billet.

« Il y a des défaillances avant l'arrivée au virage », accusent les ultras, « c'est un désastre ce qu'il se passe dans les portes ». De longues files d'attente qui se marient mal avec l'excitation des spectateurs, des insultes de la part des forces de sécurité, des bousculades, du marché noir, des tourniquets cassés, des fraudeurs collés-serrés.

La Fédération royale marocaine de football connaît ces maux et prévoit la modernisation du système de vente de la billetterie, l'installation de portiques, l'amélioration des conditions d'accueil du public, la numérotation des sièges, etc.

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Et pourtant, le stade Ibn Batouta, fait partie de la nouvelle génération des enceintes sportives marocaines. Il a été inauguré en avril 2011 et est censé être au standard des compétitions internationales.

Le stade Ibn Batouta où se déroulent les matches de l'Ittihad Tanger. Photo de l'auteur.

Ce ne sont pas seulement des stades modernes qu'il faut construire argumentent les ultras, c'est une société plus juste.

« Il faut savoir qu'ici au Maroc, la violence des ultras, c'est le résultat de plusieurs violences. La violence dans les rues, la violence dans les familles. Vous savez ici au Maroc, peu de gens sont instruits, sont bien cultivés. Donc lorsque vous venez du ghetto, des quartiers les plus pauvres, et que vous vous rendez au stade, avec les gens un peu instruits, assez cultivés, on peut avoir des fights, des violences. Au lieu de dissoudre les ultras, de parler de la violence des ultras, il faut résoudre plusieurs choses. Il faut résoudre les problèmes de l'école, les problèmes des familles. Si on construit bien ces choses, il n'y aura pas de violence dans les stades. »

Dans une enquête du Desk.ma, le chercheur marocain Abderrahim Rharib, spécialisé dans le hooliganisme, pose une question complémentaire et moins ambitieuse. « Comment canaliser l'énergie débordante de ces mineurs en dehors des stades ? Qu'en est-il de la faillite du sport scolaire et de la disparition des espaces réservés au sport, qui ont été phagocytés par l'urbanisation sauvage ? »

« Je peux parler d'autre chose ? », interrompt un Hercules.

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« Quoi vous dire… Ici l'Etat au Maroc, il a peur de répéter l'expérience qui s'est passée en Tunisie et en Egypte. Parce que les révolutions qui s'y sont passées, ça a commencé par les ultras. Mais ici au Maroc, on n'a pas la même mentalité qu'eux. »

La mise au pas des ultras ne serait pas qu'une question de sécurité, mais bien une stratégie de contrôle politique.

« On n'est pas du tout révolutionnaires, se dédouanent les supporters. On essaie de faire la révolution, dans le football. On essaie d'éliminer la saleté du football. »

Ce qui dégoûte les supporters dans le football marocain, ce sont la corruption, les conflits d'intérêt et l'arrivisme.

Un exemple concernant le conflit d'intérêt qu'on pourrait appeler gentiment un mélange des genres. Le président de la Fédération royale marocaine de football est également le président du club de la Renaissance sportive de Berkane, qui évolue en Botola Pro. Un statut de juge et partie intenable quand il s'agit d'infliger des sanctions et des amendes à d'autres clubs. Le reste du comité directeur de la FRMF est un condensé de tout ce que les Ultras détestent et veulent réformer. Un mélange de sport, de politique et de business. Le Président de la Ligue Nationale de Football Professionnel, Saïd Naciri, est à la fois président du Wydad Casablanca, député et homme d'affaires.

Aux institutions sportives nécrosées, les ultras opposent la solidité de leur organisation. Ce n'est pas une association, mais un groupe de supporters de 1000 membres, sans statut légal, qui respecte ses capos, sa ville et son équipe. « On est très bien structuré, mieux que les associations, mieux que les institutions, mieux que plusieurs choses ici au Maroc », essaient-ils de promouvoir.

Structurés et solidaires. « A Tanger, si le virage est vide, le stade aussi il est vide. On trouve une solidarité du public avec le groupe. » Il est vrai que personne n'aurait l'idée de venir voir un match de Botola sans le spectacle des ultras. « En France et en Europe, même si on a pas les ultras, on a un bon football. Ici au Maroc ça ne se passe pas comme ça. Nous, cette année, on est 4ème meilleurs ultras au monde [L'Ittihad de Tanger, élu 4ème meilleur club pour ses supporters, par le groupe Facebook Ultras World, 27 décembre 2016, NDLR]. Il y a plusieurs personnes qui viennent au stade, pas pour voir le football, c'est pour voir le public, pour voir les ultras, le craquage, les tifos, etc. Un public qui mange des pipas, c'est ça que veulent les autorités. La fédération, le ministère, je ne sais pas s'ils croient qu'on a un beau football, parce que franchement, on n'a pas un beau football. »

Structurés mais inaudibles. Les ultras dénoncent le passage sous silence de leur combat, accusent les présidents de club de mutisme et les médias d'aveuglement. Lors du premier match de la saison à domicile, rapportent les cinq interlocuteurs, le 27 août, le commentateur avait justifié les gradins vides par l'argument des vacances qui se prolongent et des supporters en tribune méditerranée. Rebelote, le 10 septembre, deux jours avant la grande fête de l'Aïd el-Kébir. Les joueurs de l'IRT sont en déplacement à Khouribga. Et ils sont bien seuls. Mais là encore, rien d'anormal. Les supporters seraient massivement allés acheter des moutons.