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Routes, tarifs, passeurs: un nouveau rapport décrit le trafic d’êtres humains en Afrique de l’Est

Ce document officiel met en lumière les nombreuses routes migratoires qui s’étirent de la Corne de l’Afrique jusqu’à la mer Méditerranée, tout en faisant le portrait de personnes suspectées d’être des barons du trafic d’êtres humains.
Image d'illustration / Le désert de Sirte, en Libye (2007). Photo via Flickr / Thierry Gregorius

VICE News regroupe ses articles sur la crise migratoire mondiale sur son blog «Migrants »

L'Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) — un groupement régional de huit pays de l'est de l'Afrique — a publié le 19 février dernier un nouveau rapport de 40 pages qui décrit la manière dont fonctionnent les nombreuses filières d'immigration clandestine entre la Corne de l'Afrique et l'Europe.

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Pendant près de 4 mois, l'été dernier, l'IGAD a enquêté avec l'aide du think-tank Sahan Research, spécialisé dans l'étude de cette zone de l'Afrique, et a interrogé des dizaines de migrants dans la « Jungle » de Calais, mais aussi à Rome, en Angleterre et en Afrique.

« Ce rapport a été demandé par l'Éthiopie et le Soudan, deux principaux pays de transit et d'origine des migrants qui partent en Europe via la Libye », a indiqué à VICE News Matt Bryden, président exécutif de Sahan Research. « Le Soudan a proposé ce rapport comme un moyen d'améliorer la coopération existante, comme une contribution au processus [interrégional] de Khartoum, » un accord de stabilisation du phénomène migratoire dans la zone.

Des migrants toujours plus nombreux

D'après ce rapport, les passeurs implantés en Libye et dans la Corne de l'Afrique « recrutent » leurs clients dans les écoles, sur Internet et grâce au bouche-à-oreille. Ce flux de migrants qui transite par la route dite « centrale méditerranéenne » a par ailleurs connu une forte hausse en 2015, pour atteindre environ 154 000 migrants — soit une augmentation de près de 400 pour cent par rapport à l'année précédente.

Au coeur de cette explosion migratoire se trouve l'Érythrée, un pays — membre de l'IGAD — où les gardes-frontières ont autorisation de tirer à vue sur les fuyards. En 2015, l'Érythrée a semble-t-il été le pays le plus fui de la région (près de 39 000 exilés), et compterait par ailleurs de nombreux trafiquants.

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« Les barons qui dominent ce commerce illicite sont majoritairement Érythréens de par leur nationalité, mais collaborent avec des ethnies de Somalie, d'Éthiopie et du Soudan, afin d'être capables d'opérer facilement à travers les frontières », a déclaré dans un communiqué le Commandant Tuemay Aregawi, en charge de la lutte contre le crime organisé pour l'IGAD.

Contactés par VICE News ce vendredi matin, le Ministère érythréen de l'Information et l'ambassade d'Érythrée à Paris n'ont pas été en mesure de commenter ce rapport dans les délais de publication de cet article.

Mettre un visage sur les passeurs

C'est un véritable marché à ciel ouvert qui est décrit par ce rapport, avec des routes migratoires qui « fluctuent » au rythme de l'offre et de la demande, des réseaux qui mêlent trafic d'armes, de drogue, et d'êtres humains, ainsi que des « maisons sécurisées » comme celles du port d'Ajdabiya (Libye), où sont enfermées des dizaines de personnes dans l'attente d'un départ qui n'a parfois jamais lieu.

Dans ces zones où tout semble se monnayer, la sécurité des exilés est un marché extrêmement lucratif. Certains passeurs font par exemple payer une « assurance » supplémentaire de 400 à 500 dollars aux migrants, dans le cas où ceux-ci se feraient kidnapper. L'assurance stipule que dans ce cas-là, les passeurs viendront négocier la libération des migrants. La rançon peut s'élever à 5 000 dollars.

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Reprenant des enquêtes diligentées par l'Italie et l'Éthiopie, ce rapport cite des noms déjà connus comme celui de Medhanie Yedhego Mered, un homme originaire d'Érythrée qui est accusé par la justice italienne d'avoir organisé de très nombreux transferts de migrants à travers la Méditerranée — notamment celui qui avait coûté la vie à 366 personnes au large de l'île de Lampedusa en octobre 2013.

D'autres personnes suspectées d'être des passeurs sont identifiées par des photographies dans le rapport. on y voit deux clichés d'un certain « Futsum », présenté comme un passeur actif dans le sud de la Libye, posant tour à tour avec un lance-roquettes et ce qui ressemble à plusieurs milliers de dollars en liquide.

Photographies de deux présumés passeurs, désignés sous les noms de « Weddi Issak » à gauche et « Futsum » à droite (Photo via Sahan Research)

« Ces photographies sont tirées de rapports de police et des comptes sur les réseaux sociaux des passeurs eux-mêmes», nous a expliqué Matt Bryden, ajoutant que son think-tank avait reçu un certain nombre de documents des autorités italiennes, éthiopiennes, et d'autres gouvernements coopératifs.

Pour les candidats à l'exil les plus fortunés, ce rapport indique qu'une catégorie spéciale de trafiquants — surnommés les passeurs « Première Classe » — organise des voyages entre le Soudan, Singapour et les Philippines, garantissant un visa et des billets d'avion vers l'Europe pour un prix oscillant entre 20 000 et 30 000 dollars.

« Wedi Issak », « Obama », « Chegora », « Galbedi » : même s'il s'agit pour la plupart de pseudonymes, la liste des noms cités par ce rapport est relativement longue. Les descriptions de ces présumés passeurs varient peu ou presque, tous ayant des contacts dans plusieurs pays de la zone,. Certains sont bien intégrés dans le milieu des affaires ou alors très proches des officiels locaux.

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C'est notamment le cas d'Efrem Misgna, un passeur érythréen arrêté à Milan (Italie) en février 2015. Le rapport de l'IGAD soutient que cet homme avait plusieurs fois escorté des délégations officielles du gouvernement érythréen lors de voyages en Europe.

Sur les routes, risques de viols et d'enlèvement par l'État Islamique

Les migrants originaires d'Afrique de l'Est empruntent majoritairement un itinéraire qui leur fait traverser le Soudan afin de gagner la Libye. Le trajet entre ces deux pays est risqué, car certains transporteurs n'hésitent pas à laisser les migrants mourir en plein désert. Ce rapport de l'IGAD fait état d'une « routine » violente sur ces chemins, où de nombreuses femmes sont notamment victimes de viols.

En Libye, des groupes affiliés au groupe terroriste État Islamique (EI) kidnapperaient régulièrement des migrants, soit pour les mettre en scène dans des exécutions filmées, soit pour tenter de les rallier à leur cause, indique ce rapport.

Les autres routes empruntées par les migrants traversent également le Kenya, la Tanzanie, et se terminent en Afrique du Sud. La route vers les pays du Golfe serait quant à elle de moins en moins choisie par les exilés, notamment en raison de la guerre au Yémen.

Parmi les cinq recommandations qui viennent conclure ce rapport, l'on retrouve un appel à davantage de coopération de la part de l'Union Européenne et de l'agence mondiale Interpol.

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« Au cours de nos recherches, des responsables des forces de l'ordre à la fois dans la Corne de l'Afrique et en Europe ont exprimé le besoin d'une meilleure coopération face à ce problème. Nous sommes optimistes et nous pensons que [cette demande] sera bien reçue », nous a expliqué Matt Bryden.

Ce rapport demande par ailleurs au Conseil de Sécurité de l'ONU de prendre des sanctions individuelles contre les passeurs, au motif que le trafic d'êtres humains finance une grande partie des factions rivales qui « menacent la paix, la stabilité et la sécurité en Libye ».


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