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Les simulateurs de fusillade en milieu scolaire ne sont pas si bêtes

De nombreux jeux vidéo proposent de commettre un massacre en milieu scolaire. Les réactions qu'ils suscitent en disent long sur beaucoup de sujets.
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Image : erikku/kata235

2D vue du dessus, jolies couleurs, personnages aux proportions sympathiques : à première vue, Morimiya Middle School Shooting (MMSS), un jeu japonais lancé en décembre dernier et fraîchement traduit en anglais, est bien innocent. Il n'en est rien. Mis dans la peau d’une jeune écolière bien décidée à se venger de ses camarades, le joueur doit tuer et blesser le plus grand nombre d’individus possibles.

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MMSS mesure l’étendue du massacre en comptant les points. Les quatre grandes classes de victimes ne se valent pas : les enseignants et enseignantes rapportent respectivement 100 et 200 « SP », les étudiants et étudiantes 300 et 400 « SP ». Les raisons de cette hiérarchisation restent obscures. De toute façon, difficile de s’en soucier pendant l’action. Il faut courir après les PNJ qui tentent de s’échapper, se défendre contre ceux qui ripostent et cueillir ceux qui attendent par terre en tremblant. L’air de rien, ça demande du skill.

Morimiya Middle School Shooting est presque un jeu de gestion. Vous avez quatre minutes pour perpétrer un carnage optimal en équilibrant votre endurance, votre précision et votre cadence de tir. Sprinter et tirer diminue la précision, viser réduit la vitesse, recharger prend du temps et vous expose aux contre-attaques qui font baisser la précision. Un mauvais déplacement ou un rechargement tardif et c’est la fin : les PNJ qui veulent vivre se jettent sur vous et vous coincent, game over. Si vous n’arrivez pas à la descendre alors qu’elle monte au contact, la yandere du bahut peut aussi mettre un terme précoce à votre entreprise.

À force de parties, on s’améliore et on entasse les SP. Ces derniers permettent d’acheter des armes classées par puissance, recul et taille du chargeur, mais aussi des capacités : tuer plus facilement le personnel enseignant, tuer plus facilement à bout portant, tuer plus facilement d’un seul coup, etc. On peut aussi s’offrir le skin de la protagoniste du prédécesseur de MMSS, Tag in the Hallway!, un jeu à défilement horizontal qui propose de commettre un massacre en milieu scolaire avec un couteau.

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Le créateur de Morimiya Middle School Shooting et Tag in the Hallway! se fait appeler erikku ou kata235. Apparemment japonais, il s’est d’abord fait connaître par ses illustrations yuri façon ero-guro — des dessins mi-gore, mi-pornographiques qui mettent en scène des femmes homosexuelles.

Morimiya Middle School Shooting ne montre pas un téton. Cependant, erikku construit son personnage principal avec un sentimentalisme otaku un peu suspect : abandonnée par son père après le suicide de sa mère, la jeune femme a décidé d’imposer sa douleur à ses semblables pour se venger de leur indifférence. Impossible de lancer une nouvelle partie-tuerie sans lui faire traverser la maison familiale désormais remplie d’ordures et de souvenirs. Ce petit effort scénaristique distingue MMSS parmi les simulateurs de fusillade en milieu scolaire. En effet, le jeu d’erikku est loin d’être unique.

En mai dernier, Valve a annulé la sortie sur Steam d’un FPS mettant en scène l’attaque d’une école, Active Shooter, au motif qu’il s’agissait d’un « troll, conçu seulement pour faire scandale et déclencher le conflit par sa simple existence. » Mission réussie : en dépit de sa gueule de shovelware et du passif trollesque de son développeur, deux signes qui ne trompent pas, Active Shooter a fait un tel scandale qu’il a fini dans le New York Times.

Les « school shooting simulator » ne sont pas toujours des jeux. En juin 2017, l’armée et le département de la Sécurité intérieure américaine ont annoncé qu’ils avaient développé un simulateur de fusillade en milieu scolaire « d’entraînement » pour les forces de l’ordre. Intitulé EDGE pour « Enhanced Dynamic Geo-Social Environment », il permet d’incarner un policier, un professeur ou le tireur. Hormis quelques paumés sur des forums, l’idée n’a pas enchanté grand-monde.

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Dans certains cas, les simulateurs de fusillade en milieu scolaire sont proches d’authentiques tueurs. V-Tech Rampagne et The Slaying of Sandy Hook Elementary, deux jeux flash du troll australien Ryan Lambourn, proposent de revivre les massacres de Virginia Tech et Sandy Hook dans la peau de leurs perpétrateurs respectifs, Cho Seung-Hui et Adam Lanza. Avant d’attaquer une école primaire, ce dernier s’était d’ailleurs procuré School Shooting, un jeu confidentiel « qui n’a de choquant que son titre » d’après Kotaku. Interrogé par le magazine, son créateur a déclaré que Lanza l’avait peut-être découvert sur un forum dédié au fameux Super Columbine Massacre RPG! — un jeu qui aurait d'ailleurs fait partie de la bibliothèque de l’auteur de la fusillade du collège Dawson.

Motherboard n’a pas trouvé de jeu vidéo sur le thème des tueries en milieu scolaire plus ancien que Super Columbine Massacre RPG! . Sorti en 2005, « SCMRPG » est un jeu au tour par tour qui met le joueur dans la peau d’Eric Harris et Dylan Klebold. Contrairement à Ryan Lambourn, son créateur Danny Ledonne n’a pas agi dans le but de semer le chaos mais plutôt d’explorer les causes et le traitement médiatique de la tuerie. SCMRPG est aussi un exercice d’introspection ; comme Harris et Klebold, Ledonne a beaucoup souffert du harcèlement à l’école. « J’étais une cible facile », avouait-il en 2006. « Ça a commencé au jardin d’enfants. […] Quand on vous embête tous les jours, qu’on vous ostracise pas une fois, pas deux, mais pendant des années, votre perception de la réalité se déforme. »

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Quels que soient leur profondeur, leur aspect ou leurs intentions, les jeux vidéo sur le thème des fusillades en milieu scolaire font toujours scandale lorsqu’ils sont découverts. Pourtant, avec un peu de mauvaise foi, on pourrait dire que jeter Morimiya Middle School Shooting et Active Shooter dans la même poubelle revient à mettre les films Elephant et Heart of America dans le même panier. Le scandale provient moins du sujet que de la réputation du jeu vidéo, une forme encore largement perçue comme immature ou trop immersive pour certains thèmes. En 2007, dans un article évoquant la polémique déclenchée SCMRPG, le New York Times décrivait ainsi le combat des développeurs expérimentaux : « Que faudra-t-il pour que leur médium soit perçu comme une forme d’art légitime ? De plus, les jeux doivent-ils essayer d’évoquer des sujets douloureux ou de mauvais goût ? »

Guitar Hero, Nintendogs, Morimiya Middle School Shooting et V-Tech Rampage ont un point commun : ils demandent l’engagement actif du joueur. Pour certains observateurs, cette interactivité empêche de comparer le jeu vidéo à des formes d’art plus passives comme le cinéma et pose un problème moral. Par elle, les œuvres violentes pourraient « transmettre » leur violence aux joueurs — un effet corrupteur déjà prêté aux comics dans les années 50 et qui reste à prouver. Après chaque tuerie en milieu scolaire, les préférences vidéoludiques du perpétrateur sont tout de même disséquées, parfois à charge. Adam Lanza n’aimait rien tant que Dance Dance Revolution mais c’est son intérêt pour les titres violents qui a retenu l’attention.

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Les simulateurs de fusillade font scandale parce qu’ils ludifient des tragédies, mais aussi parce qu’ils horrifient (presque) tous les participants à la « guerre culturelle » concernant l’influence des jeux vidéo violents sur les meurtriers de masse. Pour ceux qui soutiennent que Doom a poussé Harris et Klebold au meurtre, ils sont un croisement immoral entre fiction et réalité, cause et conséquence — des genres de prophéties autoréalisatrices. Quant à ceux qui tentent de les défendre, ils sont souvent embarrassés par le côté provocateur de certains développeurs — Danny Ledonne est malheureusement assez unique en son genre. À propos d’un mod basse-qualité pour Half-Life 2 intitulé School Shooter : North American Tour 2012, le site de critique vidéoludique The Escapist se désolait ainsi en 2011 :

[Ce jeu] ne fera qu’alimenter l’argumentaire des activistes anti-jeux. Aux côtés de Postal 2 et Manhunt, il sera considéré comme un exemple de la dépravation morale du gaming. Plutôt qu’entraîner l’industrie vers des formes narratives innovantes et fantastiques, School Shooter : North American Tour 2012 fait un énorme pas en arrière, droit dans l’adolescence foireuse du gaming.

En clair, les school shooting games foutent la honte à la grande majorité des gens qu'ils intéressent. Mais s'il en va ainsi, c'est parce qu'ils cristallisent des antagonismes qui les dépassent. Après la sortie de The Slaying of Sandy Hook, Ryan Lambourn a déclaré :

Les libéraux ne m’aiment pas parce que j’ai manqué de respect aux morts, les conservateurs ne m’aiment pas à cause du message pro-contrôle des armes à feu, les conspirationnistes ne m’aiment pas parce que [le jeu] risque d’informer les gens sur ce qui s’est vraiment passé, et les trolls ne m’aiment pas parce qu’il n’était pas assez provocateur.

Comme les événements dont ils traitent, les simulateurs de fusillade en milieu scolaire attirent les commentateurs intéressés comme la respiration attire les moustiques. Les débats bruyants qu’ils déclenchent sur les médias, l’art, l’éducation, la violence et tant d’autres sujets plats et compliqués font vite oublier leur véritable intérêt : nous rappeler que les tueurs de masse en milieu scolaire — ces enfants tueurs d’enfants qu’il est plus facile de considérer comme des droïdes bugués par les jeux vidéo violents, la maladie mentale ou l’accès aux armes à feu — sont des humains, comme le plus innocent des gamers, et qu’ils peuvent être compris. En ce sens, Morimiya Middle School Shooting est plus fin que la plupart des éditoriaux qui fleurissent dans les grands quotidiens américains chaque fois que le nombre de morts dépasse les 10.

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