C'est quoi, au juste, le « bon goût » en musique ?

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Music

C'est quoi, au juste, le « bon goût » en musique ?

Et surtout, est-ce que ça a vraiment un sens ?
Daisy Jones
London, GB
Pierre Thyss
illustrations Pierre Thyss

Le matin de mon onzième anniversaire, ma mère m'a tendu un paquet-cadeau. Il était petit, carré, rigide, et avant même d'avoir ouvert l'emballage, je savais déjà qu'il s'agissait d'un CD. Mais lequel ? Avril Lavigne, pensais-je, pleine d'espoir. Ou le deuxième album des Sugababes, pour lequel j'avais vu une pub à la télé. Ou juste une compilation « Best of 2002 », peut-être. Mais ce n'était malheureusement rien de tout ça. Une fois le papier déchiré, je me suis retrouvé avec une image lugubre, représentant une chandelle sur fond noir et gris. « C'est Daydream Nation, de Sonic Youth ! » m'a annoncé ma mère en trépignant d'excitation, comme si ces mots avaient un sens quelconque. « J'ai failli t'acheter Goo, mais je me suis dit que tu préférerais peut-être celui-là d'abord. » Puis nous nous sommes assises sur le canapé, et nous avons commencé à écouter les progressions lentes et maussades de « The Sprawl », pendant que de mon côté -et ce n'était pas la première fois- je me demandais pourquoi mes parents aimaient se fader des trucs aussi déprimants.

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Il me faudrait encore dix ans pour que je ne commence véritablement à apprécier cet album. En troisième année de fac, mes soirées se résumaient généralement à coller une chaussette sur l'alarme incendie et fumer cigarette sur cigarette en écoutant « Silver Rocket » pendant que j'avançais sur la rédaction de mon mémoire. La musique de Sonic Youth commençait doucement à me plaire, elle m'évoquait une lourde chape de nuages, un regard embrumé, un refuge hors de la réalité, et était parsemée de références à la littérature érotique, à des films d'horreur de série Z et à des oeuvres de science-fiction cyberpunk dont je n'avais jamais entendu parler et que je découvrais au fur et à mesure. J'aimais aussi l'idée que ça soit ma mère qui m'ait transmis ce disque dans lequel j'ai fini par plonger après de longues années.

Pour moi, c'est précisément ça qui fait la qualité de cet album : à l'inverse d'un disque qu'on kiffe sur le moment et qui perd sa saveur au bout de quelques jours, il m'a fallu du temps pour comprendre les nuances de Daydream Nation et en tirer une quelconque satisfaction. Rien à voir avec une question de « bon goût » ou de « mauvais goût » -notion au mieux vide de sens ou indéfinissable, au pire, carrément problématique.

Comme on a pu le voir il n'y a pas si longtemps dans cet article du Guardian, les goûts des adolescentes sont souvent tournés en dérision par les grands Ayatollahs de la culture -ce qui montre qu'ils ne comprennent absolument rien à la musique. Et quand on sait qu'une large majorité de la presse et des médias dédiés à la musique a historiquement été dirigée par de vieux blancs de la classe moyenne, l'idée d'un « bon goût » universel a de quoi laisser sceptique. Qui peut me dire ce que je devrais et ne devrais pas aimer ? Bien sûr, c'est une notion à laquelle on reste sensible. Si un type que je viens de rencontrer m'offre deux billets pour aller voir Ed Sheeran, accompagnés d'une petite carte contenant un message type « Vivre, Aimer, Rire » ou une merde pseudo-subversive de Banksy, j'aurais du mal à fermer les yeux. Mais qu'est-ce que le « bon goût » en musique, au fond ? Et que cherche-t-il à démontrer ? « C'est une notion vraiment délicate, parce que personne ne peut juger objectivement du goût de chacun » déclare Hattie Collins, chef de rubrique pour i-D et auteure de This Is Grime . « Tout est devenu plus démocratique. La radio, la télé, les charts n'influencent plus les gens et les goûts se sont élargis grâce à internet, à YouTube, aux playlists. Avant, on était un ado indie, hip-hop, garage, ce que tu veux. Maintenant, les jeunes kiffent tout en même temps, parce qu'il n'existe plus de limites pré-établies. »

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Même si le contexte a changé, le « goût » a toujours un sens, au niveau individuel. « Je pense que les goûts musicaux des gens ont un impact sur la façon dont on les appréhende culturellement. Si quelqu'un aime un certain style de musique, on présuppose qu'il ou elle aimera un certain style d'art ou de cinéma – évidemment, un fan de Young Thug n'aimera pas nécessairement l'art de Kehinde Wiley, par exemple, mais on aura tendance à considérer que des goûts intéressants en musique impliquent un point de vue intéressant sur le cinéma. Donc, à mes yeux, cette idée de « bon » ou « mauvais » goût porte plus sur la volonté d'exploration et la volonté d'aller voir plus loin que la musique que les médias ou les Ayatollahs de la culture nous servent sur un plateau sans qu'on ait à faire le moindre effort. »

D'un point de vue scientifique, l'idée de « bon » goût n'est en revanche pas vraiment défendable. « Scientifiquement parlant, il n'y a aucun moyen objectif de déterminer, définir ou mesurer le 'bon' ou 'mauvais' goût. Ceux-ci sont très étroitement liés à l'époque, au lieu et à la personne qui en donnera la définition », explique Jonna Vuoskoski, enseignant-chercheur post-doctorante de la fondation Mellon en psychologie de la musique à l'Université d'Oxford. Mais comme Hattie, Jonna ne refuse pas l'idée du goût comme concept sociologique. « Nos préférences musicales sont le fruit d'une multitude de facteurs : le type de musique auquel on est exposé dans notre environnement, autant que nos propres dispositions personnelles. » explique-t-elle. « Le partage de goûts musicaux communs joue également un rôle important dans l'appartenance à des groupes et à des sous-cultures données. Les chercheurs ont établi de fortes et vastes corrélations entre certains traits de personnalité et certains types de musique. Par exemple, les gens qui obtiennent un score élevé à l'évaluation d'un trait appelé 'ouverture à l'expérience' tendent à avoir des goûts musicaux plus variés, et préfèrent les styles de musique plus complexes et plus introspectifs. »

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Mais il est également évident que l'idée de « goût » est bien plus nuancée qu'une simple série d'intérêts fonctionnant comme des marqueurs culturels. Parce qu'il arrive que ce qu'on considère comme « mauvais » devienne « bon », pour la simple et bonne raison qu'on le considère comme tel, et vice versa. Ione Gamble, qui a fondé le fanzine Polyester, dont le slogan est « Have Faith In Your Own Bad Taste » [Ayez foi en votre mauvais goût], considère que le « bon » goût a plus à voir avec le fait de n'en avoir rien à foutre de ce que pensent les autres. « Quand on est jeune, on fait intégrer à notre subconscient les choses qui sont 'bonnes' et celles qui sont 'mauvaises', surtout si on est porté sur la créativité », explique-t-elle. « J'ai étudié le journalisme de mode à la fac, et on nous parlait du minimalisme japonais, et tous ces trucs propres, net et sans défauts qu'on est censé aimer si on est intelligent, et je pense que ça se retrouve dans la musique, dans la mesure où on n'est pas 'censé' aimer la pop parce que ce n'est pas assez intellectuel, par exemple. »

Elle poursuit : « Ce slogan [de Polyester] est issu d'une citation de John Waters, qui dit, 'Ayez foi en votre mauvais goût, laissez vos parents tranquilles, énervez plutôt ceux qui vous ressemblent ; voilà la clé du leadership.' Je crois que j'ai trouvé cette citation très libératrice, parce que quand on s'intéresse à des trucs bizarres, ou qu'on s'oriente naturellement vers des trucs qui ne sont pas 'cools', on est souvent mis en porte-à-faux. J'ai choisi ce slogan dans l'espoir qu'il puisse donner aux gens le courage d'aimer ce qui leur plaît, et de ne pas en avoir honte

Faire son autocritique permet à la fois d’aiguiser et d’affirmer ses convictions en se montrant le plus rigoureux (et impitoyable) possible envers ses propres préjugés. Le goût en musique est avant tout une construction et le « bon » goût est donc constitutif de cette construction. Dans La Règle du goût, le philosophe anglais David Hume écrit : « La beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit qui la contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente. Une personne peut même percevoir de la difformité là ou une autre perçoit de la beauté. Et tout individu devrait être d’accord avec son propre sentiment, sans prétendre régler ceux des autres. »

D’une manière générale, le bon goût en musique signifie adhérer à un certain nombre de standards acceptés globalement. Mais ces standards changent selon les groupes de gens, et il est cool, en soi, de s'en écarter volontairement, même si cela implique que vos goûts soient horriblement bateau et que le seul truc que vous aimiez soit Sam Smith. Rien d'autre. Juste Sam Smith. Comme Ione l'a mis en évidence plus haut, et comme me l'a dit Hattie Collins au cours de notre conversation, « Au final, le bon goût, c'est simplement d'être honnête, d'assumer… Si ton choix n'est pas apprécié par les autres, mais que c'est ce que tu aimes, tu dois assumer et t'y tenir. Pour moi, c'est vraiment, vraiment ça, le bon goût. Si c'est ce qui te passionne et que tu y crois dur comme fer, alors c'est cool.

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