FYI.

This story is over 5 years old.

La France d'avant

« Nous sommes dans un monde où le profit importe plus que la noblesse » – avec un avocat de la France d'avant

Me Philippe Billaud est intervenu dans certaines des affaires les plus célèbres des 50 dernières années. Il revient pour nous sur l'évolution de son métier.
Me Philippe Billaud. Photo d'archives, fournie par Me Billaud 

Dans le cadre de notre colonne « La France d'avant », on a choisi d'interviewer longuement des anonymes au sujet des évolutions qu'a connues leur profession au cours des 50 dernières années, évolutions qui en disent parfois long sur les chamboulements récents de notre cher pays.


On se sent petite face à Maître Philippe Billaud. Pas parce que la longueur de son bureau, hérité de son maître et ami Albert Naud, célèbre abolitionniste, est démesurée. Pas parce qu'on touche à peine le sol une fois assis dans les larges fauteuils de cuir du cabinet. Pas davantage parce que l'homme nous dépasse une fois debout. Il le dit lui-même : « Je ne suis pas très grand. »

Publicité

Ce n'est pas la carrure qui impressionne, mais la carrière. Presque 50 ans passés comme avocat pénaliste à Rennes. Les dossiers se sont accumulés, les souvenirs aussi. Le cabinet de Me Billaud, 75 ans, ressemble à un petit musée. Il y a donc le fameux bureau sculpté, toute une collection de jurisclasseurs bien ordonnée dans la bibliothèque, où veille le buste de l'ancien président et bâtonnier Raymond Poincaré. Nichée près « du glaive et la balance offerte par un client », une guillotine miniature. Me Billaud saisit le coupe-cigare, la lame tranche le vide. « Ce sont les bagnards de Cayenne qui l'ont offert à mon grand-père. » Il y a aussi ce vide-poches, « pas très beau », sur le bureau. Cadeau, là encore. « J'y tiens, c'est une patiente décédée du Mediator qui me l'a donné. »

C'est l'une des affaires célèbres dans lesquelles l'avocat rennais est intervenu. Il y en a eu bien d'autres avant : les parfums Grès, durant laquelle il a plaidé « 47 fois avec Albert Naud », le sang contaminé, Urba, Fouchard, Le Couviour… Et après, Zyed et Bouna, Maryvonne Thamin… « J'en ai plaidé des choses ! »

Et parfois à l'étranger, « en Angleterre, à Genève, à Cotonou pour de l'arbitrage pénal international », ou devant des tribunaux qui n'existent plus aujourd'hui – comme le Tribunal permanent des forces armées, supprimé sous Mitterrand. Me Billaud revient pour nous sur l'évolution de son métier, complètement transformé depuis sa prestation de serment en 1969.

Publicité

Photo de l'auteure

VICE : Bonjour, Me Billaud. Vous allez rentrer dans votre cinquantième année de barre comme avocat pénaliste à Rennes. Qu'est-ce qui vous a donné envie de « les défendre tous », pour reprendre les mots d'Albert Naud ?
Philippe Billaud : L'histoire familiale a joué, sans doute. Un de mes ancêtres, Billaud Varenne, député montagnard à la Convention nationale et avocat membre du Comité de salut public, a voté pour la mort de Louis XVI le 20 janvier 1793. Mon grand-père était conseiller à la cour d'appel de Rennes. Mon oncle, détaché de la Cour de Cassation et procureur général pour les départements d'Outre-mer. Il avait requis la peine de mort contre Félix Houphouët-Boigny, devenu président de la Côte d'Ivoire en 1960.

Tout ce passé a fait que je me suis bercé avec des livres sur la justice, son fonctionnement, son histoire, et sur les droits de l'Homme. Vers l'âge de 15 ans, j'ai eu l'envie de défendre. C'est donc tout naturellement, en suivant parallèlement des études de lettres, que je me suis tourné vers le droit. Là, je me suis aperçu qu'il me serait impossible de me lever pour demander une peine de mort, une radiation civile ou des dommages-intérêts à une personne qui a commis un fait répréhensible.

Quand on invoque le terme « les défendre tous », il doit être pris dans l'acception la plus noble : celle d'Albert Naud. Il s'agit donc de défendre aussi bien les personnes poursuivies, mises en examen, ainsi que les victimes.

Publicité

Comment êtes-vous entré dans la « basoche », vieux nom donné à la corporation des gens de justice ?
Après une licence en droit, effectuée en quatre ans à l'époque, j'ai poursuivi ma formation à l'Institut d'études judiciaires de Rennes – soit six années d'études universitaires au minimum pour accéder à cette noble profession. Nous avions également un stage d'une durée de trois à cinq ans à effectuer. C'était une condition d'accès à la profession. Pour ma part, j'ai effectué trois ans de stage, rémunéré au bon vouloir de mes maîtres. De certains, je n'ai pas reçu un sou vaillant. Donc je donnais des cours.

On plaidait dans les domaines les plus variés, devant les juridictions les plus exceptionnelles. Ce qui faisait que nous étions corvéables, « taillables à merci » comme on le disait. Quand nous étions commis d'office, il était impossible de refuser ou de percevoir un quelconque honoraire en raison du principe de désintéressement. Cela a perduré jusqu'en 1983 en matière pénale. On remplissait réellement un devoir de secours, d'assistance et de loyauté. J'ai commencé chez un notaire à Servon-sur-Vilaine, près de Rennes. Puis chez un avoué de première instance. Enfin, j'ai travaillé chez le bâtonnier Léon Thébaud, aveugle de guerre et ancien membre de la Société des Nations (SDN), l'ancêtre de l'ONU.

Vous avez prêté serment le 2 juin 1969, selon un texte datant du Consulat : « Je jure de ne rien dire ou publier, comme défenseur ou conseil, de contraire aux lois, aux règlements, aux bonnes mœurs, à la sûreté de l'État et à la paix publique, et de ne jamais m'écarter du respect dû aux Tribunaux et aux autorités publiques. » Étrange formule…
Aujourd'hui, le serment de l'avocat est plus sobre : « Je jure comme avocat d'exercer mes fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité. » Les règles de l'époque étaient un peu plus draconiennes. Mais notre liberté de penser, d'agir, n'était pas occultée. On avait la chance d'avoir des magistrats qui s'élevaient, se transcendaient et demandaient à l'avocat le respect oratoire, ça oui. Mais ce respect était réciproque.

Publicité

N'oublions pas que les magistrats partageaient autrefois une éducation commune avec les avocats. Le Centre national d'études judiciaires, devenu l'École nationale de la magistrature (ENM) en 1970, n'a été créé qu'en 1958, à la suite d'une réforme voulue par le Général de Gaulle et Michel Debré. Magistrats et avocats passaient par les mêmes stages et les mêmes concours, ce qui pouvait expliquer cette sympathie respectueuse de part et d'autre. Alors que l'ENM a créé des castes.

C'est quelque chose que l'on entend souvent. Certains vont jusqu'à proposer sa suppression, comme Éric Dupond-Moretti.
Mais on n'a pas attendu Dupond-Moretti ! Ce n'est pas un combat nouveau. C'est malheureusement l'évolution de notre profession, qui a creusé un fossé entre ces deux corps. Il y avait chez les magistrats une certaine écoute, que je crois liée à cet enseignement commun. On ne se faisait pas de cadeaux pour autant. On avait à l'époque des contacts, certes rudes, mais réels, avec les magistrats.

Jusqu'en 1982, les juges avaient d'ailleurs le pouvoir d'écarter de la barre un avocat dont les propos leur avaient déplu. On appelait cela les « délits d'audience ». On suspendait alors le procès pour juger l'avocat. Me Jacques Isorni a été suspendu trois ans de cette façon-là en 1963. Il y a eu ensuite l'affaire Choucq, cet avocat nantais suspendu pour « outrage à magistrat » en pleine audience, à Quimper, en 1980. Cela avait provoqué des protestations dans tous les barreaux de France.

Publicité

Philippe Billaud. Photo de l'auteure

Quel était le rôle de l'avocat lorsque vous avez commencé ?
Le rôle de l'avocat était de porter la parole justement. Il avait le monopole de la plaidoirie, au civil comme au pénal. Jusque dans les années 1970, la postulation – le fait d'accomplir des actes de procédures au nom et pour le compte du client – était le privilège des avoués, qui étaient officiers ministériels. Les avoués de première instance ont disparu en 1971 et ceux des cours d'appel en 2012. Ils représentaient le client à tous les stades de la procédure : en première instance, en appel et devant les juridictions d'exception. Nous avions donc un filtre entre nous et nos clients. La fusion de certaines professions judiciaires et juridiques (en 1971 puis en 1990) a bouleversé nos méthodes.

Quelles ont été les conséquences de cette réforme ?
Regrouper en une profession unique les avocats, avoués, agréés, conseils juridiques, a gonflé les effectifs. Il y a eu des passerelles. Des conseillers juridiques ont ainsi pu, sans passer les concours et endurer les contraintes d'un avocat stagiaire, devenir avocat. En 1970, on comptait plus de 6 000 avocats en France, dont la moitié à Paris. À Rennes, nous étions à peine 90, avocats stagiaires compris. Aujourd'hui, notre barreau compte plus de 800 avocats, on dénombre 65 480 avocats dans le pays – et plus de la moitié sont des femmes.

Une autre conséquence de la loi du 1er juillet 1972, dite « loi Pleven » : l'avocat est devenu « l'homme nouveau ». Tout à coup, l'avocat a eu de nouvelles charges, sans en avoir ni l'habitude ni les compétences. Alors les procès en responsabilité contre les avocats ont augmenté. Ces derniers n'étaient pas formés à la procédure et aux exigences de l'écriture juridique. Me Albert Naud, quant à lui, avait renoncé à faire de la postulation. Il s'estimait insuffisamment préparé !

Publicité

Si l'on a besoin de la vox populi, il faut s'en saisir, mais avec prudence, pour ne pas dévoyer le sens de notre combat.

Ça a bouleversé votre façon de travailler ?
Oui, car les avocats avaient tendance à travailler en cabinet individuel. On ne se mettait pas en sociétés d'avocats. Depuis, les modes d'exercice de la profession ont beaucoup changé.

« L'homme nouveau » a aussi été confronté aux méthodes des anciens conseillers juridiques – les seuls à pouvoir aller dans les entreprises et facturer en faisant jouer la TVA, à l'époque. Avant, pour les avocats, il n'y avait pas d'honoraires, pas de TVA à régler, pas de comptabilité aussi contraignante, peu de charges sociales… Toute une méthodologie d'entreprise, opposée au principe de désintéressement, s'est instaurée, puisque les charges sont devenues de plus en plus importantes.

C'est la raison pour laquelle certains cabinets ne prennent plus de permanences et versent en contrepartie une somme au bureau d'aide judiciaire pour permettre à l'ordre des avocats d'être généreux avec les plus « démunis ». Cela a changé l'optique de générosité des cabinets. Nous sommes dans un monde où le profit importe plus que la noblesse. D'une façon générale, les règles de déontologie assurant la liberté et l'indépendance de l'avocat étaient appliquées avec plus de rigueur qu'aujourd'hui.

C'est-à-dire ?
Il y avait davantage de contraintes. Nous avions des cartes de visite marquées « avocat stagiaire à la cour » par exemple. Maintenant, on ne le mentionne plus. Il était aussi très difficile de s'installer.

Publicité

C'était des principes ordinaux extrêmement rigoureux. Le Conseil de l'ordre effectuait des contrôles sur notre indépendance et nos aptitudes morales. Lors de sa visite, le bâtonnier vérifiait s'il n'y avait pas, dans les bureaux, un canapé ou un divan. Cela peut paraître extraordinaire aujourd'hui, mais on partait du principe que la chair peut être faible…

C'est toute une philosophie qui sépare les avocats d'autrefois de ceux d'aujourd'hui. Mais l'exercice de la profession d'avocat reste réglementé et donc contrôlé. On ne peut pas s'instituer avocat sans respecter des règles incontournables : le secret professionnel, le secret de la correspondance, se déporter en cas de conflit d'intérêts… Ces grandes règles perdurent, mais sont plus ou moins appliquées.

Une autre a évolué : l'interdiction de faire sa publicité, et par là même, communiquer avec la presse. C'était inenvisageable dans les années 1950-1960, où il fallait l'autorisation du bâtonnier. C'est devenu possible dans les années 1990…
J'estime que dès lors que l'on ne trouble pas l'ordre public, que l'on ne viole pas notre serment ou un secret attaché à l'exercice de notre profession, on peut communiquer avec la presse. On doit permettre aux citoyens de connaître ces affaires.

Il est assez courant désormais de voir des avocats répondre aux questions des journalistes, au point de constater que la justice se joue parfois hors des prétoires. Ce qu'ont décrypté Valérie de Senneville et Isabelle Horlans dans Les grands fauves du barreau . Qu'en pensez-vous ?
On doit, me semble-t-il, réserver les raisons pour lesquelles on est convaincu aux magistrats. Si l'on a besoin de la vox populi, il faut s'en saisir, mais avec prudence, pour ne pas dévoyer le sens de notre combat.

Publicité

Que ce soit dans les journaux, à la télé ou sur les réseaux sociaux, les propos peuvent être mal interprétés. J'ai souvent eu d'excellents rapports avec la presse. J'ai aussi eu quelques déboires, notamment en 2015, dans l'affaire Maryvonne Thamin. On m'a prêté des propos que je n'ai pas eus, m'obligeant à intervenir.

Désormais, certains magistrats sont pressés, non pas de rendre la justice, mais de terminer un dossier.

L'abolition de la peine de mort en 1981 et le combat qui l'a précédée ont marqué l'histoire de notre pays. Avez-vous eu à défendre un accusé qui risquait sa tête ?
Cinq fois l'accusation a demandé la peine de mort, mais ça n'a jamais abouti.

Et quelle était l'ambiance lors d'un procès à la fin duquel la peine capitale pouvait être prononcée ?
Je vais vous remettre dans l'atmosphère d'une réquisition de peine de mort. C'était en 1974, l'époque où elle prospérait. Je défendais Norbert L., un ancien légionnaire, accusé de viol et tentative de meurtre sur une jeune fille mineure fugueuse. Il l'avait fait monter dans sa voiture, avant de la traîner jusqu'au plus profond de la forêt pour la déshabiller et l'attacher à un arbre. Et avec un couteau – je m'en souviendrai toujours, c'était un Opinel – il lui a coupé le peu de seins qu'elle avait à son âge, et lui a ouvert le ventre. Il s'est s'arrêté dans sa démarche effroyable, peut-être à cause d'un bruit. Heureusement, un chasseur est passé par là. Elle a été sauvée. Et Norbert L. arrêté.

Le procès s'est tenu à Rennes, devant la cour d'assises, dans laquelle on voyait encore les marques du crucifix. S'agissant d'une affaire concernant une mineure, le huis clos avait été prononcé. Cela donnait un caractère encore plus dramatique à la défense, car je plaidais sans filet. Déjà, la peine de mort soufflait. Je n'avais pas pris conscience de ce qui allait m'arriver. Personne n'attirait mon attention sur la sentence qui risquait d'être demandée. Les débats ne se passaient pas très bien, mon client était taiseux. L'empathie n'arrivait toujours pas. La partie civile a demandé une peine exemplaire, sans suggérer la peine de mort. Et l'accusation s'est levée pour requérir, elle, la peine capitale.

J'étais pétrifié, en sueur – je me demande encore si c'était de peur ou d'incompréhension face à une telle situation. Le président m'a dit : « Me Billaud, vous avez la parole. » Je me suis levé et je m'entends encore demander une suspension d'audience. L'autorisation m'est donnée, comme on donne l'aumône. On m'a autorisé à m'entretenir seul avec mon client. Là, j'ai perdu confiance en moi au point où j'étais prêt à lui ficher une paire de claques et à le traiter de salaud… Il était tétanisé de me voir ainsi en colère. Il s'est mis à pleurer, manifestant pour la première fois ses sentiments.

J'ai eu pitié et lui ai dit : « Norbert, je t'écoute. » J'ai alors été le confident de cet homme, marqué à vie quand, juste après 1944, sa mère a été arrêtée par la Gestapo, puis violée par les occupants, avec lui à côté. On voulait mettre le corps du fils dans le ventre de sa mère. Elle est morte. Voilà un peu le fardeau, jamais partagé, que j'ai reçu à quelques heures d'une possible sentence de mort. J'ai demandé un renvoi du procès pour obtenir un supplément d'information. Cela m'a été refusé.

Revenant à l'audience, tous les yeux étaient fixés sur moi. J'ai dévoilé les confidences de Norbert à la cour. Le délibéré a duré près de quatre heures. Résultat : pas de peine de mort, mais dix années de réclusion criminelle. Voilà donc comment j'ai affronté la peine de mort pour la première fois.

Aujourd'hui, alors que la peine de mort a été supprimée, qu'est-ce qui vous révolte ?
La façon dont certains procès sont menés. L'oralité des débats, indispensable, se perd. La durée des audiences s'est raccourcie. On abuse de la procédure de comparution immédiate. On s'aperçoit que les magistrats sont pris entre deux feux : aller vite et ne pas coûter trop cher, au détriment de la notion d'un procès juste et équitable. Désormais, certains magistrats sont pressés, non pas de rendre la justice, mais de terminer un dossier.

Merci, Me Billaud.