Société

Les drag queens des favelas de Rio ont la peau dure

Trois personnes nous parlent de leur état d’esprit et de la façon dont elles arrivent à cultiver leur identité drag dans un environnement historiquement hostile à la communauté LGBTQIA+.
La favela de Rocinha

Faire du drag et vivre dans une favela au Brésil c’est bien plus qu'une simple affaire de bravoure, c'est un acte de résistance. Dans les communautés pauvres de Rio de Janeiro, dominées par la violence entre factions rivales et de fréquentes confrontations plus que musclées avec la police, la notion d'« environnement hostile » va bien au-delà de la simple absence de sécurité. Heureusement, l'acceptation envers la communauté LGBTQIA+ s'est améliorée avec le temps dans certaines favelas, même si la situation est encore loin d'être paisible. Selon les informations recueillies auprès de Grupo Gay da Bahia, une ONG qui défend le droit des personnes LGBTQIA+, on a recensé pas moins de 135 morts violentes de personnes LGBTQIA+ au Brésil au cours du premier semestre 2022. La région du Nord-Est du pays a été pointée du doigt comme la plus dangereuse pour cette communauté.

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Dans ce contexte, en proie à la discrimination constante de leur entourage, ainsi qu'à la violence de classe, les drag queens des favelas doivent faire preuve de pas mal de courage pour porter des vêtements tape-à-l’oeil, des perruques colorées et du maquillage extravagant à l'extérieur, en plein jour, à la vue de tout le monde. Comme si l'intolérance ne suffisait pas, ces personnes doivent aussi faire face à la violence qui peut frapper à tout moment dans ces communautés pauvres - il n'est pas rare que les jeunes hommes noirs, quelle que soit leur orientation sexuelle, portent une bible dans leur sac à dos afin que la police les aborde plus gentiment lorsqu'elle se rend compte qu'ils sont religieux. Pour survivre dans la dignité, toutes les combines sont bonnes à prendre. Et c’est donc encore plus vrai quand on est drag queen (et gay).

Wesley Jonas (24 ans), vit à Rocinha, considérée comme la plus grande favela du Brésil, avec environ 70 000 habitant·es - une mini-ville dans Rio de Janeiro. L’alter ego drag de Wesley est Dhessica Jones, une « drag queen polyvalente », selon ses propres termes, qui peut être à la fois glamour et drôle, selon les occasions. Au cours de ses six années de carrière, Dhessica Jones a dû non seulement faire face aux réflexions des habitant·es de la communauté, mais aussi de ses ami·es gays. « Les gens me regardent comme si j'étais un char de carnaval, dit-il. D’autres me disent que c'est cool, mais comme c’est une communauté où le sexisme et l'homophobie sont répandus, ils me voient différemment. Je sors en drag et s'ils m'insultent, je m'en fous. Il y aura toujours un imbécile qui se moquera de toi, où que t’ailles, que tu sois gay, drag ou lesbienne. » 

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Dans le passé, Wesley a subi plusieurs fois des insultes homophobes de la part de dealers de rue. Il se souvient aussi qu'une fois, alors qu'il quittait son domicile en portant une tenue de drag queen, il a entendu un groupe de trafiquants lui dire : « Tu vas crever ». Ils ont ajouté qu’ils préféraient avoir un fils mort plutôt qu'un fils comme lui, qu'ils n’accepteraient jamais un fils gay qui porte des vêtements de femme. Aussi, avant d'être drag queen, Wesley a déjà été frappé par d'autres jeunes, juste parce qu'il était gay. À la maison, ç’a été plus facile pour se faire accepter ; sa mère et sa sœur sont lesbiennes. Il y a juste sa grand-mère religieuse qui n’a pas très bien accepté l'orientation sexuelle de son petit-fils. Avec le sourire, elle dit qu'elle espère toujours qu'il se mariera un jour et lui donnera plusieurs arrière-petits-enfants.

Preta QueenB Rull vit dans le Complexo da Maré, une favela de Ramos, un quartier situé dans la Zone Nord de Rio. Marcos Carvalho (23 ans), qui l'incarne, décrit son personnage comme une drag femme inspirée des femmes noires des bidonvilles qui portent des vêtements osés pour afficher leur sensualité. Il garantit que, contrairement à beaucoup d'autres, il n'a pas besoin d'utiliser du rembourrage pour mouler son corps féminin. Drag queen depuis cinq ans, QueenB Rull, assure n’avoir subi que quelques fois des préjugés, mais avoue tout de même prendre ses précautions, comme le fait d’utiliser des applis de transport au lieu de marcher solo dans Maré. 

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« Se promener dans une ruelle à l'aube va immédiatement attirer des regards étranges, dit-il. Mais c'est calme en ce moment. Quand j'arrive à Maré, je dis juste que je suis d'ici et que je rentre chez moi. » Marcos se souvient qu'un dealer lui a un jour demandé où il allait, ce à quoi il a répondu en argot de favela qu'il était un cria du quartier, une expression très utilisée dans les communautés pauvres signifiant « né·e et élevé·e ici ». Marcos affirme n'avoir jamais été agressé et dit qu’il ne permettrait jamais que ça lui arrive. « Si j'entends une blague, je nie, mais je ne tolérerais aucune agression », pose-t-il.

« Le vrai courage, c'est d'être artiste dans ce pays, être capable de survivre grâce à son art et de briser toutes les idées préconçues qui font que les gens de l'extérieur se demandent si c’est dangereux de vivre ici. »

Très proche de Rocinha, se situe Vidigal. Cette favela est surtout connue pour sa vue, l'une des plus belles de Rio de Janeiro, ainsi que pour avoir figuré dans plusieurs films et clips. Eder Ferreira (38 ans) incarne Beechaeder (une combinaison de « bicha », terme péjoratif pour parler d’une personne homosexuelle, et de son nom), dont le style est plus chic, avec notamment, nous dit-il, plusieurs références au monde de la mode. Beechaeder, contrairement à Dhessica Jones et QueenB Rull, déclare ne jamais avoir été confronté à tous ces préjugés. Cela dit, la communauté dans laquelle il vit a déjà une longue tradition artistique. La majeure partie des acteur·ices du film La Cité de Dieu venaient de Vidigal, et Ferreira travaille, entre autres, comme costumier pour le groupe de théâtre qui a préparé les jeunes pour le film.

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Par rapport aux deux autres favelas mentionnées plus tôt, à Vidigal le drag semble être bien vu par la population, mais Eder prend tout de même quelques précautions lorsqu'il va se produire dans d'autres lieux. « Je me suis jamais retrouvé dans de mauvaises situations, mais je reste sur mes gardes quand je suis en dehors de Vidigal, explique-t-il. Je suis pas si détendu que ça. » Dans le milieu, beaucoup de gens s'accordent à dire que l'art du drag est encore très peu respecté en raison de l'ignorance des habitant·es des bidonvilles et que beaucoup ne considèrent pas ça comme un métier ni même un art. Mais Eder constate une valorisation de l’art du drag grâce à la popularité de l’émission RuPaul's Drag Race : « Aujourd'hui, notre travail est plus respecté, et plus de gens nous connaissent. On est sorti de ce ghetto LGBTQIA+. »

À écouter les paroles de Wesley, Marcos et Eder, on se dit que malgré les préjugés, les craintes et les chiffres mirobolants sur les morts violentes de personnes LGBTQIA+, les choses se passent plutôt bien pour certains. Ou, disons qu’avec ces clichés et statistiques qu’on pourrait avoir sur les favelas, il aurait été facile de croire qu’il est plus risqué d’être drag queen et gay quand on y vit. Au final, leurs récits ne différent pas tant de ceux qu’on entend de la bouche de drag queens qui vivent à Bruxelles ou Paris. 

En fait, les trois artistes s'accordent à dire qu'il est surtout beaucoup plus difficile d'être une femme transgenre dans la favela que d'être une drag queen. Marcos apporte des précisions : « Ici, c'est très difficile pour les personnes trans. Quand je me mets en scène, je suis en drag, mais ce personnage disparaît à partir du moment où le rideau se baisse, je suis un homme au quotidien. Mais les femmes trans ont un obstacle supplémentaire à franchir. »

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Eder va dans le même sens : « En tant que drag queen, j’endosse le rôle d'un interprète. Sans les vêtements, je pourrais être n'importe quel hétéro, alors que la femme trans est toujours dans cette position de réaffirmation en tant que femme. Être drag c’est jouer un personnage, être une femme trans c’est un choix de vie, 24 heures sur 24. » Quant à Wesley, il déplore : « Comment une femme trans peut-elle aller dans des endroits où les gens l'appellent “il” exprès, même s'ils savent que c'est “elle” ? Elles savent qu'elles sont victimes de préjugés, mais se disent que c’est acceptable. » 

Wesley, Marcos et Eder - ou Dhessica Jones, Preta QueenB Rull et Beechaeder - font partie de ces gens qui n'ont pas eu peur de révéler qui ils sont vraiment. Ils ont transformé leur art en travail, et se donnent pour mission d’apporter de la joie et de l’amusement à leur public et espèrent un jour obtenir égalité et respect pour les minorités de genre. Indépendamment de leurs expériences et de leur identité, tous les trois se disent fiers d'être gays, drag queens, et de vivre dans des communautés pauvres. « C'est une histoire de se battre pour ses droits, être déterminé et résilient », conclut Wesley. Selon Marcos, c’est aussi une question d’être fort et avoir de l'attitude, pour dégager une image de soi solide et résistante. Le tout, pour eux, reste de ne pas se cacher et faire le maximum pour masquer les appréhensions intérieures.

Mais pour Eder, ça va au-delà de la fierté, dans un pays qui n’accorde aucune valeur à la culture de manière générale. « Le vrai courage, c'est d'être artiste dans ce pays, être capable de survivre grâce à son art et de briser toutes les idées préconçues qui font que les gens de l'extérieur se demandent si c’est dangereux de vivre ici. Beaucoup pensent que c'est comme dans la Cité de Dieu. C'est pas très éloigné, mais c'est pas tout à fait ça non plus. La favela abrite des gens adorables ; la majorité ne sont pas des criminels, ce sont des travailleur·ses, des gens incroyables qui représentent Rio et le Brésil. »

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