Chili avortement femme
ILLUSTRATION DE SAMY AUZET
Société

Chili : au pays où l'avortement est un crime

Pilules abortives vendues au marché noir, fausses opérations de l'appendicite et tuto de chute dans les escaliers. Des milliers de femmes redoublent de stratagèmes pour avorter en toute illégalité.
Justine  Reix
Paris, FR

« Quelques heures après avoir pris les médicaments pour avorter, j'ai commencé à perdre beaucoup plus de sang que ce qui était prévu. J'étais pliée en deux, j'ai cru que j'allais mourir. Je ne savais pas quoi faire parce que si j'allais à l'hôpital ils allaient se rendre compte que j'avais avorté », raconte Iris*, jeune Chilienne de 22 ans. Dans son pays, attendre un enfant n'est pas toujours un heureux événement.

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Actuellement au Chili, la loi ne permet le recours à l'IVG que dans trois situations seulement : en cas de risque pour la vie de la femme, de viol ou de non-viabilité du fœtus. Ce recours partiel a été promulgué en août 2017, par l'ancienne présidente socialiste Michelle Bachelet, juste avant la fin de son second mandat et le retour de la droite au pouvoir. Un droit limité et presque théorique, beaucoup de médecins invoquant l'objection de conscience pour refuser catégoriquement l'avortement. Quelle que soit la raison de la demande.

Après avoir fait un malaise dans le métro, Iris a fait un examen chez un gynécologue qui lui a confirmé sa grossesse. « Ce qui est horrible c'est que tu ne peux dire à personne que tu veux avorter. Tout le monde est très heureux pour toi. On te fait écouter le cœur du bébé et c'est quelque chose de très choquant pour quelqu'un qui veut avorter.» Iris a dû se débrouiller seule pour trouver un vendeur de pilules abortives via Whatsapp.

Sur le marché noir, deux types de médicaments sont proposés aux femmes qui veulent avorter. Du Misoprostol, la pilule abortive utilisée partout dans le monde à prendre par voie orale et différents ovules à utiliser par voie vaginale. Pour les pilules, il faut compter la somme folle d'environ 180 000 CLP$, l'équivalent de 200 euros, la moitié du Smic Chilien. Les ovules à utiliser par voie vaginale sont moins chers mais plus dangereux en cas de complications médicales. « Ça coûte 100 euros mais si on se retrouve à l'hôpital, les médecins verront que l'on a essayé d'avorter et appelleront la police », raconte Iris.

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« La police attend à la sortie de l'hôpital ces femmes devenues criminelles pour avoir avorté »

Ces avortements improvisés amènent à de nombreuses hospitalisations. Après avoir pris à intervalles réguliers les pilules abortives pendant 24 heures, Iris a commencé à perdre du sang. Beaucoup de sang, plus que pour un avortement normal. Au bout de plusieurs heures de souffrance, son compagnon l'a forcée à aller à l'hôpital. La jeune Chilienne était terrifiée à l'idée d'être arrêtée. Régulièrement, des femmes se retrouvent hospitalisées après avoir avorté dans des conditions similaires. Certaines sont repérées par les médecins qui alertent les autorités. La police attend à la sortie de l'hôpital ces femmes devenues criminelles pour avoir avorté.

Iris a fait une hémorragie ainsi qu'une infection. Une partie de l'embryon ne s'est pas décroché et est resté en elle. Des souvenirs toujours très douloureux pour la jeune femme. « On m'a interrogé sur les raisons de mes saignements, j'ai dû prétendre que je faisais une fausse couche que je ne savais pas pourquoi. Personne ne nous soutient, c'est super dur. » Une fois sortie de l'hôpital, elle a dû faire face à une dépression. Faute de soutien psychologique. « Je pleurais souvent, j'avais peur de ne plus jamais pouvoir avoir d'enfant. Tous les 7 du mois, la date à laquelle j'étais supposée accoucher, je calculais de combien de mois j'aurais été enceinte. »

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Dans la plupart des pays où l'avortement est pratiqué un accompagnement psychologique pendant et après l'acte est proposé pour gérer l'avortement. Bien entendu, lorsqu'il est illégal cette question ne se pose pas. Avec le temps et le soutien de quelques amis, la jeune femme a fini par traverser cette épreuve difficile. Malgré ces nombreuses hospitalisations, la situation se serait améliorée selon plusieurs associations féministes que nous avons interrogées qui affirment que les décès suite à un avortement sont en baisse. Il y a quelques années encore, l'avortement était la première cause de décès maternel chez les femmes.

« Mon contact se les procure au Planning familial et mes les renvoie. Je lui donne une bonne partie de mes bénéfices, c'est pour ça que je ne peux pas baisser le prix »

Alors que quelques associations féministes proposent leur aide aux Chiliennes, beaucoup de femmes continuent à avorter le plus discrètement possible. En achetant des médicaments, comme Iris, lorsqu'elles peuvent se le permettre. Au vu du prix de ces petites pilules, l'avortement est devenu un très fructueux business. Charline* est une Française installée au Chili depuis une dizaine d'années. Elle vend depuis trois ans des pilules abortives pour plus de 200 euros. Grâce à un contact, elle se les fait livrer depuis la France et les revend à celles qui ont les moyens de lui racheter. « Mon contact se les procure au Planning familial et mes les renvoie. Je lui donne une bonne partie de mes bénéfices, c'est pour ça que je ne peux pas baisser le prix. Et puis je m'adapte aux tarifs des autres vendeurs. Il y a une demande et je participe à l'offre » raconte-t-elle. On est loin de l'entraide féminine prônée par les associations chiliennes. Charline affirme avoir en moyenne trois clientes par semaine. De quoi lui faire environ 2 400 euros par mois, une somme rondelette au Chili.

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Des pilules chères payées pour toutes ces femmes qui la prennent mal dosées et se retrouvent à faire une hémorragie à la maison. La seule indication donnée par les vendeurs pour éviter un grave accident : être accompagné durant et après la prise de médicaments pendant 24 heures. Mais il est parfois compliqué de trouver une personne de confiance au Chili qui approuvera un avortement, encore très tabou dans le pays. Certaines font donc appel à des doulas. Comme Meghan Markle, de plus en plus de femmes choisissent d'être accompagnées d'une doula durant leur grossesse. Une doula accompagne durant tout le processus de la grossesse sa patiente. Bien que le métier de doula nécessite une formation sur l'accouchement, la grossesse, l'allaitement ou encore les fausses couches, il ne s'agit pas d'un accompagnement médical mais plutôt psychologique.

Alice* est doula au Chili. Beaucoup de ses consoeurs avouent facilement aider à l'avortement. Mais Alice s'inquiète pour sa profession, qui commence à être stigmatisée par l'avortement : « Nous aidons certaines femmes à avorter mais c'est bien plus compliqué que cela en a l'air. Les doulas qui s'impliquent dans l'avortement le font pour accompagner les femmes, pour qu'elles ne se sentent plus seules dans ce processus difficile. » Selon Alice, les doulas ne se procurent pas de pilules abortives mais accompagnent les femmes dans leur avortement, en les mettant en contact avec associations féministes. Une doula écoute, console et guide.

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Assister à des avortements a attisé la colère d'Alice. « Avorter n'a jamais été facile alors faire ça clandestinement c'est encore pire. Toutes les femmes n'ont pas forcément les contacts qu'il faut et si tu parles à la mauvaise personne tu peux être dénoncée à la police. » Une femme risque, en effet, jusqu'à 5 ans de prison si elle est reconnue coupable d'avortement. Pour la doula, ce contrôle sur le corps des femmes est une privation de la liberté qu'il faut urgemment changer. « C'est complètement stupide de penser que si l'avortement est illégal, il est inexistant. C'est dangereux et quel message cela donne-t-il aux femmes ? Je trouve ça profondément injuste. »

De plus en plus d'associations naissent au Chili pour venir en aide aux femmes. L'une des plus célèbres reste Con las amigas y en la casa. Violeta*, l'une de ses membres, aide les Chiliennes à avorter et permettre un accès aux pilules aux moins fortunées : « On essaye de donner ou faire un prix très bas pour les inciter à venir nous voir et ne pas en acheter sur le marché noir. Le plus dur est surtout les convaincre de nous contacter et nous faire confiance. » Sur les réseaux sociaux, les membres de l'association appellent à la bienveillance et répondent attentivement, tous les jours, aux nombreux messages privés qu'ils reçoivent. L'illégalité et le manque d'informations autour de l'avortement isolent encore de nombreuses Chiliennes.

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Il y a quelques années, l'ONG Miles a lancé une campagne vidéo pour défendre le droit à l’avortement en mettant en scène des « conseils » ironiques et dérangeants pour avorter au Chili. Ci-dessous le tuto sur la chute dans les escaliers :

Amber*, 24 ans, aurait beaucoup aimé qu'une de ces associations l'aident. Il y a quelques semaines, elle a appris qu'elle était tombée enceinte durant le confinement au Chili. Après un examen complémentaire chez un gynécologue, la sentence est tombée : « Vous êtes enceinte de cinq semaines, vous devez prendre de l'acide folique jusqu'à vos neuf mois de grossesse. » Son nom est consigné avec son nouveau statut de femme enceinte.

L'étudiante, accompagnée d'une amie, s'est donc rendue au marché noir à la recherche de pilules.
« On devait parler en code et dire que nous étions à la recherche de stupéfiants interdits. J'ai été frappée par la réalité que nous imposait la Covid-19. Avec la fermeture des frontières, les revendeurs avaient très peu de stock alors qu'il y avait une demande encore plus importante que d'habitude. » Après de nombreuses recherches, et 200 euros de moins, elle a pu se procurer le nombre de cachets suffisants mais pas à la dose nécessaire pour lui garantir la réussite de son avortement.

« J'ai cherché dans mon sang l'embryon mais je n'ai trouvé que le placenta »

Amber a tenté de contacter plusieurs associations pour être accompagnée durant la prise de la pilule. Sans succès. La pandémie empêchant les bénévoles de se rendre chez elle durant le confinement. Seule avec son amie, elle a donc espéré que les médicaments fonctionnent, en se vidant de son sang. « J'étais épuisée mais je voulais être sûre que ça marche. J'ai cherché dans mon sang l'embryon mais je n'ai trouvé que le placenta. » Après une nuit particulièrement mouvementée, Amber pensait avoir tiré un trait sur cette histoire. Mais comme pour beaucoup de Chiliennes, le manque de suivi médical l'a conduite à l'hôpital. Une semaine plus tard, Amber s'est évanouie dans la rue. Des restes de l'embryon étaient encore dans son corps. Heureusement pour elle, les médecins n'ont décelé aucun signe de prise de pilule abortive.

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« Pour les Chiliennes les plus fortunées, quelques cliniques privées ouvrent leurs portes à celles qui veulent bien mettre la main au portefeuille »

Parmi les blouses blanches se cachent aussi de fervents défenseurs du droit à l'avortement. Julian*, gynécologue à Santiago, soutient ses patientes qui ne souhaitent pas mener à terme leur grossesse. Ils redirigent la plupart vers des associations féministes pour qu'elles se procurent une pilule. Pour les Chiliennes les plus fortunées, quelques cliniques privées ouvrent leurs portes à celles qui veulent bien mettre la main au portefeuille. Mais Julian ne nous dira pas pour combien de pesos.

« On inscrit la femme pour une opération de l'appendicite et on l'avorte en toute discrétion. C'est très cher mais ces médecins sont tous dignes de confiance. Cela enlève du stress à la patiente qui pense toujours à la prison », affirme Julian. Il a dernièrement conseillé Laura* dans son avortement. Très méfiante, cette mère de famille d'une quarantaine d'années a préféré payer le prix fort pour être opérée. Il était hors de question pour elle d'avorter sans aide médicale « J'ai une amie qui a failli mourir, il y a 20 ans, après avoir essayé d'avorter avec un cintre. Mon mari a accepté de m'aider pour qu'on paye l'opération. » Prix qu'elle taira elle aussi, peut-être à la demande de Julian. Certaines se rendent aussi en Uruguay, où l'IVG est autorisé, pour avorter en toute sécurité.

Malgré le nombre impressionnant de femmes qui avortent illégalement au Chili, le président de droite, Sebastián Piñera, au pouvoir depuis le 11 mars 2018, semble peu enclin à légaliser l'accès à l'avortement pour toutes les Chiliennes. Depuis quelques années, les langues se délient doucement et le tabou se lève autour de l'IVG. Si en politique, l'évolution est lente, dans la rue les Chiliennes brandissent pancartes et foulards verts, emblème de la lutte pour l'IVG, pour réclamer l'avortement. Le 8 mars dernier, des milliers de femmes sont descendues dans les rues de Santiago pour les droits des femmes dans le pays. Droits qui ne seront respectés seulement lorsque les femmes pourront disposer de leur corps comme elles le souhaitent et le désirent.

* Par souci d'anonymat, tous les prénoms ont été modifiés.

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